Les Textes « imagés ». Histoire et Enjeux
- Dominique Massonnaud et Vanessa Obry
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Fig. 10. P. Picasso, Le Peintre et son modèle, 1931

De fait, le XIXe et le XXe siècle ont vu naître des productions qui livrent très explicitement des créations conjointes : avec le roman Bruges-la-morte (1892) de Georges Rodenbach, que la critique analyse aujourd’hui comme une production photolittéraire [80], jusqu’aux nombreuses productions où l’image, en particulier l’image photographique [81], est valorisée : chez les surréalistes jusqu’à Claude Simon [82]. Les recréations que constituent les « livres d’artistes » [83] sont également à signaler : par exemple Le Chef d’œuvre inconnu devenu en 1931 celui de Picasso (fig. 10) à l’initiative de l’éditeur Ambroise Vollard [84] ou Les Fleurs du mal que l’on doit à Matisse [85]. On peut également mentionner des entreprises éditoriales qui revisitent des textes antérieurement parus, en leur association des images et en engageant également la collaboration d’artistes choisis pour l’occasion. Le travail d’Aragon est remarquable sur ce point :  Pierre-Marc de Biasi rappelait récemment ce que doit l’ITEM à Aragon dans le champ de la génétique des textes, faisant de lui « Le bon génie de la genèse » [86] et on peut ici ajouter l’importance de la place d’Aragon pour les questions de génétique éditoriale. Celui qui affirme à propos de la réédition d’Aurélien pour les Œuvres romanesques croisées en 1966 : « le roman même, c’est Man Ray qui l’a écrit » [87]  a, en effet, engagé en 1964 avec Elsa Triolet, la réécriture de romans antérieurs [88] et l’ajout de nouveaux textes dans une entreprise de 42 volumes, affichant une figure auctoriale double ou duelle, en leur associant des images qui viennent modifier le dispositif [89], multiplier les enjeux et déplacer les modalités de signification pour en renouveler la lecture.

On peut également ajouter, qu’outre de tels travaux éditoriaux, des collections singulières ont instauré des rapports autres entre le texte et l’image dans un souci de protocole éditorial qui affiche un contrat de jeux d’intermédialité et de construction complexe du sens : on peut penser, pour le XIXe siècle, à celui qui a développé la Bibliothèque Charpentier [90] créée en 1838 : Georges Charpentier, l’« éditeur des naturalistes ». En 1876, il a, à son tour, lancé la « Petite Bibliothèque Charpentier » : une collection de chefs d’œuvres littéraires reconnus, illustrés d’eaux fortes. De même, une anecdote est restée célèbre et souligne l’importance de l’image dans les travaux engagés avec un autre célèbre éditeur du temps : Hetzel. Pendant l’élaboration de Mathias Sandorf, Hetzel et le dessinateur Léon Benett conduisent Jules Verne à écrire : « J’ai reçu la nouvelle épreuve de ce volume ; mais je la garde car je devrai modifier quelques mots pour me conformer aux dessins de Benett » [91].

Au XXe siècle, des entreprises éditoriales sont également significatives de ces déplacements de la hiérarchie traditionnelle entre le texte et l’image : la collection « L’Univers des formes » chez Gallimard  – fondée par André Malraux – qui s’est déployée de 1960 à 1997 ou la remarquable collection, dirigée par Gaëtan Picon (1915-1976) chez Albert Skira – « Les Sentiers de la création » [92] – qui accueille en 1969 ses deux premiers volumes : inaugurée par La Mise en mots d’Elsa Triolet, que suit Je n’ai jamais appris à écrire ou les incipit d’Aragon [93], puis de plus d’une vingtaine d’autres « textes imagés » jusqu’en 1976. Les livres sont signés de Jean Starobinski, Roland Barthes, Michel Butor, Claude Simon, Octavio Paz, Yves Bonnefoy – entre autres – mais d’autres sont ceux de Jean Dubuffet, Picasso, Miró ou Francis Bacon. A la suite du travail d’Elsa Triolet dans Ecoutez-voir, paru en 1968, le protocole que lance Albert Skira pour la collection pose donc aux écrivains, comme aux peintres, la contrainte du sujet à traiter, en mots et en images : la création. Le processus de « mise en collection » [94] engage ainsi l’auctorialité de son directeur et oriente la réception. Les analyses récentes qui se sont développées sur des genres nouveaux, comme celui des livres de voyage [95], ou diverses collections éditoriales [96] montrent les enjeux de ces entreprises [97], en particulier le phénomène de pluri-auctorialité à l’œuvre pour ces « productions qui s’affichent comme collectives en raison du principe même de la collection », comme l’indiquent David Martens et Mathilde Labbé [98].

De fait, dans un contexte historique, critique et théorique que l’on a tenté de préciser, les contributions réunies ici montrent comment l’association du texte et de l’image dans un dispositif unique peut relever de différents modes de partage d’auctorialité. La genèse d’un livre manuscrit ou d’une production éditoriale peut mettre au jour le fonctionnement de la création à plusieurs et révéler, dans la collaboration, la part du contrôle de l’auteur du texte sur les images : c’est ce qu’étudient Philippe Maupeu, dans des exemples de prescriptions données par des auteurs de la fin du Moyen Age pour la réalisation de manuscrits enluminés [voir], ainsi que Maxime Leroy, à propos de l’illustration du Maître de Ballantrae de Stevenson [voir]. Jan Baetens, proposant un modèle théorique des relations entre texte et image dans la production contemporaine, présente sa propre expérience de collaboration avec le photographe Milan Chlumsky, qui donne également lieu à une création poétique à partir d’images [voir]. Se servir d’images pour créer est aussi le geste exploré par Magali Nachtergael, qui analyse, dans cette perspective, la genèse de La Chambre claire de Roland Barthes, perçue comme une expérimentation phototextuelle [voir].

Cette création « à partir » d’images, qui peut-être aussi une création « avec » des images, est étudiée grâce au concept de « genèse imagée », avancé par Anne Reverseau au sujet de la collection « Musées secrets », dirigée par Catherine Flohic [voir]. Les questions de redistributions et de tensions entre le rôle de l’auteur et celui de l’éditeur sont, elles, au centre de l’étude d’Hélène Martinelli, qui étudie le phénomène de l’auto-illustration comme une autonomisation paradoxale du créateur [voir].

Sont abordées enfin les questions de génétique éditoriale à proprement parler, dans des cas où une volonté « auctoriale » première ou des pratiques ultérieures aboutissent, par l’ajout d’images ou par des réassemblages, à la création d’objets éditoriaux nouveaux. Hélène Védrine étudie ainsi, avec l’exemple de Sable Mémorial (1894) et de César-Antechrist (1895) d’Alfred Jarry, une reconfiguration associant texte et image dans geste éditorial inédit, qui revisite le statut auctorial et implique un nouveau processus de signification [voir]. Andrea Possmayer montre les jeux autres qui surgissent dans les éditions successives du roman Paul et Virginie, lorsque l’image déplace les enjeux initiaux du texte [voir]. Enfin, Guylaine Locatelli s’attache aux jeux de variation éditoriale à propos du Paysan de Paris d’Aragon et à sa ressaisie, lorsque le texte de 1926 dédié à André Masson prend place, en 1974, au troisième tome d’un autre ensemble éditorial singulier : L’Œuvre poétique (1974-1981) [99] [voir].

A terme, selon le beau principe éditorial des numéros de Textimage, un Cahier d’artiste, que l’on doit à Jan Baetens et Olivier Deprez, donne à voir le produit d’une création à deux [voir], qu’ils en soient ici chaleureusement remerciés.

 

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[80] Voir en particulier : A. Oberhuber, « Deuil et mélancolie, métaphores photolittéraires dans Bruges-la-Morte », Revue internationale de Photolittérature, n° 1, 2017 (en ligne. Consulté le 20 mai 2021).
[81] Voir par exemple : C. Chéroux, Q. Bajac, M. Poivert, G. Le Gall, P.-A. Michaud, La Subversion des images : Surréalisme, photographie, film, Paris, Centre Pompidou, 2009.
[82] C. Simon, Album d’un amateur, Remagen-Rolandseck, Signatur, 1988, avec 61 photographies en noir et blanc et en couleur de l’auteur. 
[83] Voir Spaces of the book. Materials and agents of the text/imagecreation (XXth and XXIst Centuries), sous la direction d’I. Chol et J. Khalfa, Berne, Peter Lang, 2015.
[84] Le texte, établi par Marcel Bouteron, comprend treize eaux-fortes originales et soixante-sept dessins gravés sur bois.
[85] Trente-quatre visages au crayon gras avaient été effectués pour un volume de poèmes choisis des Fleurs du mal, ensuite édité en 1947 à la Bibliothèque française selon la volonté d’Aragon. Stéphane Guégan a récemment réédité ce volume et indiqué dans la préface ses circonstances de production. Matisse, Baudelaire, Les Fleurs du Mal, Hazan, 2016. Matisse a produit quatorze éditions illustrées depuis les Poésies de Mallarmé en 1932 jusqu’à un portfolio des Poésies antillaises de John-Antoine Nau en 1953.
[86] Selon le titre de son article pour la revue Genesis, Manuscrits, Genèse, Invention, Revue internationale de critique génétique, n° 50, sous la direction de L. Vigier, Paris, Sorbonne université presses, 2020, pp. 19-31. Dans cet article, P.-M. de Biasi rappelle ce que lui doit la création de l’ITEM, laboratoire propre du CNRS : Aragon est « celui par qui l’approche génétique à l’état naissant, a pu passer du statut de prototype expérimental à celui de dispositif opérationnel » (p. 19 pour la citation).
[87] L. Aragon, E. Triolet, Œuvres romanesques croisées, Paris, Robert Laffont, 42 vol., 1964-1974, t. XIX, p. 8.
[88] Souvent peu ou pas prise en considération. On peut rappeler que l’appareil paratextuel appartient aux Œuvres romanesques croisées (1964-1974) et non aux romans parus antérieurement, pour la série romanesque Le Monde réel (1934-1951) par exemple. De fait, ces derniers « Avant-dire » ou « postface » précisent les conditions de production de chaque roman d’Elsa et Louis. Les textes eux-mêmes sont retravaillés pour cette ressaisie éditoriale nouvelle. Sur quelques aspects de l’entreprise éditoriale, on peut voir D. Massonnaud, « Transactions photolittéraires dans les Œuvres romanesques croisées d’Aragon et Elsa Triolet », dans Œuvres photolittéraires et couples créateurs, sous la direction de J.-P. Montier et A. Oberhuber, Revue internationale de Photolittérature, n° 3, mars 2021 (en ligne. Consulté le 20 mai 2021).
[89] Voir J.-P. Montier, « Le Masque de l’Inconnue de la Seine : promenade entre Muse et Musée », Word and Image, Taylor & Francis (Routledge), 2014, pp.46-56.
[90] Créée en 1838 par Gervais Charpentier, son père, qui a pu être donné comme l’inventeur de l’objet éditorial qu’est la collection. Voir I. Olivero, L’Invention de la collection. De la diffusion de la littérature et des savoirs à la formation du citoyen au XIXe siècle, IMEC/Maison des Sciences de l’Homme, 1999.
[91] Nous soulignons. Propos cité par N. Petit, « Editeur exemplaire, modèle de père, héros de roman : figures d’Hetzel », Bibliothèque de l’école des chartes, t. 158-1, 2000, pp. 197-221, p. 208 pour la citation.
[92] Voir A. Scheer, « Images recadrées et pensées du détail dans “Les sentiers de la création” », De l’image à l’imaginaire, Quêtes littéraires, nº5, Lublin, 2015, pp. 161-170 ainsi que « Illustrer “les sentiers de la création” : des cheminements singuliers », Interfaces, Image, Texte, Langage, n° 42, Université de Bourgogne, 2019, pp. 7-24 (en ligne. Consulté le 20 mai 2021).
[93] Voir sur ce texte aragonien : H. Védrine, « L’illustration de Je n’ai jamais appris à écrire d’Aragon ou les incipit visuels», dans Lire Aragon, sous la direction de M. Hilsum, C. Trévisan et M. Vassevière, Paris, Champion, 2000, p. 389-402 ainsi que M. Hilsum, « Mise en image et mise en mots dans Je n’ai jamais appris à écrire ou les incipit d’Aragon », L’image dans le récit I/II, Textimage, n° 3 (en ligne. Consulté le 20 mai 2021).
[94] Voir I. Rialland, « La collection éditoriale », dans le volume collectif Critique et medium (XXe-XXIe siècles), dir. I. Rialland, Paris, CNRS Editions, 2016, pp. 201-212.
[95] Voir D. Maertens, A. Reverseau Pays de Papier. Les livres de voyage, avec une introduction de X. Canonne, catalogue du Musée de la photographie, Charleroi, 2019.
[96] Par exemple M. Labbé, « Portraits de l’écrivain en Saint-Jérôme. Figuration du travail littéraire dans la collection ‘Ecrivains de toujours’ », L’écrivain vu par la photographie. Formes, usages, enjeux, sous la directions de D. Maertens, J.-P. Montier et A. Reverseau, Actes du colloque de Cerisy, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2017, pp. 245-254.
[97] Voir B. Marpeau, « La collection, objet éditorial paradoxal », Collections éditoriales et travail du sens au XXe siècle, sous la directrion de B. Marpeau, Cahiers du CRHQ [Centre de recherche d’Histoire Quantitative - CNRS ], n° 2, Caen, 2010, pp. 3-18.
[98] D. Martens et M. Labbé, « Les collections de monographies illustrées : des sociabilités littéraires à la pluri-auctorialité », dans Une fabrique collective du patrimoine littéraire (XIXe-XXIe siècles). Les collections de monographies illustrées », sous la direction de D. Martens et M. Labbé, Mémoires du livre/Studies in Book Culture, Volume 7, n° 1, Groupe de recherches et d’études sur le livre au Québec, automne 2015 (en ligne. Consulté le 20 mai 2021).
[99] L. Aragon, L’Œuvre poétique, Paris, Livre Club Diderot, 15 vol., 1974-1981.