Les Textes « imagés ». Histoire et Enjeux
- Dominique Massonnaud et Vanessa Obry
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Fig. 1. R. de Fournival, Bestiaire d’Amour,
dernier quart du XIIIe s.

Fig. 2. R. de Fournival, Bestiaire d’Amour,
début du XIVe s.

Fig. 3. Anonyme, « Deux anges tenant
une pomme », 1499

La formulation d’un tel projet, très rare pour un texte de fiction de cette époque, a conduit à formuler l’hypothèse selon laquelle l’œuvre originale aurait bel et bien pu être contenue dans un manuscrit où le texte s’accompagnait d’images et pour lequel l’auteur aurait été impliqué dans l’activité d’illustration [17]. Cependant, aucun manuscrit auctorial ne nous est parvenu : l’œuvre est conservée dans vingt-trois témoins – dont l’un est fragmentaire –, les plus anciens datant du dernier quart du XIIIe siècle. Tous ces manuscrits présentent des images ou des espaces réservés pour une illustration qui n’a pas été réalisée, ce qui atteste la relation consubstantielle du texte et de l’image ; mais les études de la diffusion manuscrite du Bestiaire ont aussi souligné la complexité de la transmission textuelle et iconographique, ainsi que des variations de l’association du texte et de l’image. Si les images sont, de manière générale, empruntées à la tradition de l’enluminure du genre du bestiaire, Helen Solterer a montré comment chaque programme d’illustration induit un type de lecture de l’œuvre : ainsi, les miniatures situées au début du texte se répartissent en trois groupes, représentant soit la communication orale entre les amants, soit la porte de la demeure de Mémoire, soit l’élaboration de la communication épistolaire [18], ce qui implique des interprétations divergentes de la nature de l’œuvre et du rapport entre ses composantes matérielles, notamment le texte et l’image. Il serait tentant de relier le choix de l’une ou l’autre de ces options à la composition d’ensemble des manuscrits où est conservé le Bestiaire d’Amour. Alors qu’un seul témoin présente le texte seul, les manuscrits-recueils l’associent à d’autres textes, dans une apparente volonté d’organiser la production littéraire du temps : Christopher Lucken relève deux types de regroupements, inscrivant le texte de Richard de Fournival tantôt dans une tradition encyclopédique, tantôt dans la tradition courtoise [19]. Le manuscrit Paris, BnF français 412, réalisé dans le Nord de la France dans le dernier quart du XIIIe siècle, semble représenter le premier groupe : le Bestiaire d’Amour, suivi de sa Response, s’insère dans un ensemble de textes majoritairement d’inspiration religieuse ou hagiographique. L’enluminure liminaire, représentant les portes de la maison de Mémoire, accompagne le discours allégorique lié à la représentation du savoir qui ouvre le texte (fig. 1). Témoin plus tardif, copié en Lorraine au début du XIVe siècle, le manuscrit Oxford, Bodleian, Douce 408 renferme des textes relativement variés et est constitué, pour une partie du codex, d’un chansonnier français. L’image initiale, représentant quant à elle l’échange scripturaire entre l’amant et la dame, paraît bien s’accorder à l’entourage courtois du texte dans le manuscrit (fig. 2). Les variations des images accompagnant le texte semblent refléter, pour ces deux exemples, la ligne de partage visible dans la transmission textuelle, qui rattache le texte de Richard de Fournival à la tradition encyclopédique ou à la tradition courtoise. Mais cette coïncidence ne s’applique pas à l’ensemble des manuscrits, et des analogies entre les enluminures de codices de compositions très différentes existent aussi [20].

L’exemple du Bestiaire d’Amour de Richard de Fournival montre donc combien la circulation conjointe du texte et de l’image est liée aux spécificités matérielles de la réalisation et de la diffusion des manuscrits. Qu’il y ait ou non, lors de l’élaboration même de l’œuvre, une intention auctoriale associant le texte à l’image, le dispositif initial ne nous est pas toujours parvenu et, pour bon nombre d’œuvres, la présence d’images dans le manuscrit médiéval est liée à des stades tardifs de la transmission textuelle [21]. La codification de l’image ou le réemploi de cycles iconographiques dissocie parfois la circulation du texte et celle des images qui l’accompagnent. L’écart qui s’instaure alors entre le texte et ses enluminures peut être pensé comme un choix réorientant la lecture, ou comme un témoignage de réception, qui informe sur l’interprétation d’un écrit à un moment de sa diffusion [22] ou sur les intentions du commanditaire [23]. Le bénéfice de la prise en compte de ces interactions entre texte et image n’est plus à démontrer et les exemples anciens d’élaboration, de réélaborations ou de variation conjointes de textes et d’images montrent que l’iconographie va de pair avec la « variance » textuelle et s’associe à des formes de réécriture [24]. Or, ces phénomènes de réinterprétation ou de dissociation partielle entre texte et image, dans l’histoire de la diffusion des œuvres, ne cessent pas avec l’apparition de l’imprimerie.

A la Renaissance, les images circulent d’un livre à l’autre et, comme l’a montré Trung Tran, l’intention de l’auteur dans l’élaboration du texte illustré rencontre la stratégie de l’éditeur [25]. Ainsi, l’exemple du remploi de bois gravés dans les textes narratifs illustrés au XVIe siècle atteste l’existence d’une iconographie qui n’est pas consubstantielle au texte et dont l’emploi est lié à des impératifs économiques ; mais les images font aussi apparaître des unités textuelles, de sorte qu’elles se font traces d’une intervention éditoriale et participent à la construction du sens de l’œuvre au sein du livre [26] (fig. 3). Etudier l’élaboration ou la diffusion conjointe des textes accompagnés d’images implique ainsi de tenir compte des caractéristiques techniques de la fabrication des livres propres à chaque époque [27] et des évolutions des rôles attribués aux différents intervenants de la production du livre. Le statut de l’auteur, dans les périodes les plus anciennes, invite à penser la création du texte et de l’image selon des modalités différentes des réalisations éditoriales plus récentes. Tandis que le critique moderne est réduit à des suppositions sur l’assemblage originel que pouvait constituer le Bestiaire d’Amour de Richard de Fournival évoqué ci-dessus, et que la participation de l’auteur à la conception et à la diffusion des manuscrits n’est pas la règle pendant les premiers siècles du Moyen Age, les XIVe et XVe siècles ont laissé plus de traces d’interventions d’auteurs, contrôlant la fabrication des livres où sont transmises leurs œuvres. Roger Chartier voit ainsi dans la place des portraits d’auteurs, dans l’existence de manuscrits autographes et dans les premiers exemples de coïncidence entre l’unité-livre et l’unité-auteur, des signes d’une émergence de la « fonction-auteur », bien avant l’instauration du régime de propriété des textes [28]. A partir du XIVe siècle, certains auteurs conçoivent comme un projet d’ensemble l’œuvre et sa diffusion matérielle, programmant aussi la présence d’images, par des instructions aux artistes qui les réalisent [29] : la cohérence de l’iconographie accompagnant les textes de Christine de Pizan font ainsi des miniatures « l’œuvre de l’auteur autant que de l’enlumineur » [30].

 

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[17] Voir H. Solterer, « Letter writing and picture reading: medieval textuality and the Bestiaire d’Amour », Word & Image, 5:1, 1989, pp. 131-147 et C. Lucken « Les manuscrits du Bestiaire d’Amours de Richard de Fournival », dans Le Recueil au Moyen Age. Le Moyen Age central, sous la direction d’Y. Foehr-Janssens et O. Collet, Turnhout, Brepols, 2010, pp. 113-138.
[18] H. Solterer, « Letter writing and picture reading », art. cit., pp. 143 sq.
[19] C. Lucken « Les manuscrits du Bestiaire d’Amours de Richard de Fournival », art. cit.
[20] Ibid., p. 124 notamment.
[21] K. Busby, Codex and Context. Reading Old French Verse Narrative in Manuscript, Amsterdam-New York, Rodopi, 2002, en particulier vol. 1, chap. 4 « Text, Miniature, and Rubric », pp. 225 sq.
[22] Pour une étude de l’image comme témoignage de réception, voir par exemple l’analyse, par Aurélie Barre, des variations textuelles et iconographiques dans les scènes de cour plénière du Roman de Renart et de ses réécritures médiévales : A. Barre, « Répétitions diaboliques dans Renart le nouvel – La plasticité des topoï », Textimage, Le Conférencier, « L’image répétée », octobre 2012 (en ligne. Consulté le 20 mai 2021). Voir aussi, Quand l’image relit le texte. Regards croisés sur les manuscrits médiévaux, sous la direction de S. Hériché-Pradeau et M. Pérez-Simon Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2013 ; Au-delà de l’illustration. Texte et image au Moyen Age, approches méthodologiques et pratiques, sous la direction de R. Wetzel et F. Flückiger, Zurich, Chronos, 2009.
[23] On peut se reporter, sur le rôle du commanditaire, à l’étude d’A. Stones, « Illustration et stratégie illustrative dans quelques manuscrits du Lancelot-Graal », dans Quand l’image relit le texte, Op. cit., pp. 101-118.
[24] Stefania Cerrito a par exemple montré comment le programme iconographique de l’un des manuscrits de L’Ovide moralisé en prose intègre l’interprétation politique propre à cette réécriture (« L’Ovide moralisé en prose entre texte et image : un livre illustré de la bibliothèque de Louis de Bruges », dans Quand l’image relit le texte, Op. cit., pp. 41-57).
[25] T. Tran, « Le texte illustré au XVIe siècle, stratégie éditoriale ou création littéraire ? », dans L’Acte éditorial. Publier à la Renaissance, sous la direction de A. Réach-Ngô et B. Ouvry-Vial, Paris, Classiques Garnier, 2010, pp. 59-87, ici p. 61.
[26] Ibid., pp. 66-69. Sur ce processus de signification à la Renaissance, voir aussi T. Tran, Du livre illustré au texte imagé : image, texte et production du sens au XVIe siècle, Thèse de doctorat (sous la direction de M. Huchon), Université de Paris-Sorbonne, 2004 ; « L’image dans l’espace visuel et textuel des narrations illustrées de la Renaissance : morphologie du livre, topographie du texte et parcours de lecture », dans Le Livre et ses espaces, sous la direction d’A. Milon et M. Perelman, Nanterre, Presses universitaires de Paris Nanterre, 2007, pp. 85-107 (en ligne. Consulté le 20 mai 2021).
[27] L’importance des variations des techniques de l’illustration pour la compréhension de l’histoire du livre était déjà soulignée dans les travaux fondateurs de L. Febvre et H.-J. Martin, L’Apparition du livre, Paris, Albin Michel, 1958, chap. VII, IV « L’illustration », pp. 190-222.
[28] R. Chartier, Culture écrite et société, Op. cit., chap. 2 « Figures d’auteur » ; l’étude répond ainsi aux travaux de Michel Foucault sur la naissance de la « fonction-auteur » : « Qu’est-ce qu’un auteur ? », Bulletin de la Société française de philosophie, 63e année, n° 3, 1969, pp. 73-104.
[29] Voir les passages consacrés à l’enluminure dans G. Ouy, C. Reno et I. Villela-Petit, Album Christine de Pizan, Turnhout, Brepols, 2012. Philippe Maupeu étudie un tel exemple de programmation des images accompagnant le texte chez Guillaume de Deguileville : « Statut de l’image rhétorique et de l’image peinte dans le Pèlerinage de Vie Humaine de Guillaume de Deguileville », Le Moyen Age, CXIV-3, 2008, pp. 509-530.
[30] S. Delale, Diamant obscur. Composition et mise en livre de la narration chez Christine de Pizan, thèse de doctorat, Université Paris-Sorbonne, 2017, t. 1, p. 194 ; voir aussi S. Delale, Diamant obscur. Interpréter les manuscrits de Christine de Pizan, Genève, Droz, 2021, chap. IV.