Les travaux s’attachant aux rapports entre le lisible et le visible dans les textes et les parutions éditoriales se sont récemment développés, tout particulièrement, dans la revue Textimage [1], attentive à l’intermédialité et à ses enjeux [2]. Les perspectives du travail présenté ici s’inscrivent dans le déplacement de la notion traditionnelle d’« illustration » qui maintenait l’image dans sa place d’ancilla artis [3] et proposent de mettre l’accent sur les éléments relevant de la genèse de productions singulières.
Il s’agit donc d’observer, dans un empan séculaire large, des productions qui peuvent être pensées comme des « textes imagés », selon la formule qu’Elsa Triolet avait choisie pour caractériser l’invention singulière d’un roman, Ecoutez-voir [4] donné d’emblée comme un objet où la hiérarchie traditionnelle était déplacée [5]. En effet, selon l’auteure, la production du texte engageait, dès sa genèse, les associations avec des images – cent trente et une – qui figurent ensuite dans le livre paru, qu’elles soient reproductions de tableaux, dessins ou photographies. Il s’agissait alors que « l’œil puisse englober mots et images dans une lecture simultanée, à la façon des bandes dessinées » [6]. Les pratiques liées à la catégorie générique de « roman graphique » [7], apparue ensuite, dans les années quatre-vingt, tendent à s’inscrire dans une perspective comparable. Il a, de plus, paru nécessaire de prendre acte des récents développements de la génétique éditoriale [8] et d’analyser les transformations de textes, liées à des variantes éditoriales spécifiques : lorsque les textes sont associés à des images. On sait que la parution des textes dans ces éditions, devenues de nouveaux supports, permet d’entretenir un rapport renouvelé à la lecture [9], à la réception et aux significations du texte initial, selon des perspectives dont les travaux de Roger Chartier ont donné la mesure [10] :
Lorsqu’il est reçu dans des dispositifs de représentation très différents les uns des autres, le même texte n’est pas le même. Chacune de ces formes obéit à des conventions spécifiques en découpant l’œuvre selon ses lois propres et l’associent diversement à d’autres arts, d’autres genres et d’autres textes.
L’analyse des caractéristiques et des variations de l’association du texte et de l’image doit ainsi être attentive à la matérialité du livre constituant leur support, aux conditions de sa production et de sa diffusion.
Dès le Moyen Age, le texte peut être, dans les manuscrits les plus riches du moins, accompagné d’images. Les travaux récents sur les rapports entre texte et image à cette époque se sont nourris du renouvellement de l’histoire de l’iconographie et notamment de l’analyse anthropologique de l’« image-objet » [11], engagée dans des actes sociaux et indissociable de son support. Cet intérêt pour l’image interprétée dans un réseau de relations rencontre l’attention renouvelée, dans les recherches sur les textes médiévaux, à la constitution du codex et à la « mise en livre » dans toutes ses dimensions [12]. Dans la fabrication du manuscrit, dont l’unité visuelle est la double page, l’image et le texte sont pensés ensemble [13], de même que tous les éléments d’ornementation et de structuration.
La proximité du geste du copiste qui trace les lettres et de celui de l’enlumineur qui compose les images – tous deux désignés par le verbe latin pingere [14] – est ainsi soulignée par le prologue du Bestiaire d’Amour écrit par Richard de Fournival dans la première moitié du XIIIe siècle. Le texte s’ouvre sur un développement didactique présentant les voies qui mènent vers la demeure de la Mémoire, conçue comme mode d’accès au savoir :
Ceste memoire si a .ij. portes, veoir et oïr, et a chascune de ches .ij. portes, si a .j. chemin par ou on i puet aller : che sont painture et parole. Painture sert a œil et parole a oreille [15].
Dans la suite du prologue, cette représentation allégorique s’inscrit peu à peu dans le projet poétique courtois propre au Bestiaire d’Amour ; pour l’amant, l’usage des deux voies menant à la mémoire et des moyens d’expression qui leur correspondent – la parole et l’image – doit permettre l’accès au cœur de la dame :
Et pour che vous envoie je ches .ij. choses en une, car je vous envoie en cest escrit et painture et parole, pour che que quant je ne serai presens, que chis escris et par painture et par parole me rende a vostre memoire come present. Et je vous mousterrai comment chis escris est et painture et parole. Car il est bien apert qu’il ait parole, pour che que toute escriture est faite pour parole moustrer, et pour che c’on le lise ; et quant on le list, si revient ele a nature de parole. Et d’autre part qu’il i ait painture, si est en apert pour che que lettre n’es mie s’on ne le paint. Et meismement chis escris est de tel sentense qu’il painture desirre, car il est de nature de bestes, d’oisiaus qui miex sont connissans paintes que dites
[16].
La double nature de l’œuvre, associant « parole » et « painture », se définit alors : si l’écrit est parole par l’acte de la lecture qui l’actualise, il est « painture » avant tout par le tracé des lettres sur la page. Cependant, l’inscription dans la tradition du bestiaire rend nécessaire l’emploi d’un autre type de peinture : l’enluminure qui donne à voir la nature animale avant que n’en soit proposée une interprétation allégorique. Richard de Fournival s’inscrit ainsi dans la tradition encyclopédique du bestiaire, où la représentation animale mise au service de l’enseignement implique un lien consubstantiel entre les mots et la représentation iconographique. Mais en assignant à l’association du texte et de l’image une efficacité au sein de la communication courtoise, puisque le livre est l’ultime tentative de conquérir la dame alors que l’envoi réitéré de chants n’a pas suffi, le texte élabore un objet littéraire inédit : un bestiaire d’inspiration courtoise. Dans la suite de l’œuvre, chaque représentation animale figure en effet une étape du parcours de l’amant. Se dessine ainsi une intention auctoriale liée au réemploi d’un genre didactique mixte – le bestiaire – pour l’élaboration d’une œuvre « imagée » nouvelle.
[1] Par exemple dans le n° 8, volume d’Hommage à Anne-Marie Christin : Poésie et Image à la croisée des supports (en ligne. Consulté le 20 mai 2021).
[2] On peut voir également : B. Vouilloux, Langages de l’art et relations transesthétiques, Paris, Editions de l’Eclat, 1997 ; Intermedialität. Theorie und Praxis eines interdisziplinären Forschungsgebietes, sous la direction de J. Helbig, Berlin, Erich Schmidt Verlag, 1998 ; L. Louvel, Texte/Image. Images à lire, textes à voir, Rennes, PUR, 2002 et Le Tiers pictural. Pour une critique intermédiale, Rennes, PUR, 2010 ; J.-P. Montier, A l’œil. Des interférences textes/images en littérature, Rennes, PUR, 2007 ; Fictions et médias : intermédialités dans les fictions artistiques, sous la direction de B. Guelton, Paris, Publications de la Sorbonne, 2011.
[3] Voir par exemple T. Tran, « Tensions of Image and Text in the Printed Book, 1498-1600 », Conférence à la Houghton Library de l’université de Harvard, Massachussetts, 2014 ; L. Bihl, B. Tillier, « Une image ne sert-elle qu’à “illustrer” ? Enjeux et écueils des usages éditoriaux des sources iconographiques », Sociétés & Représentations, n° 50, 2020/2, Paris, Editions de la Sorbonne, pp. 9-15.
[4] E. Triolet, Ecoutez-voir, Paris, Gallimard, « Blanche », 1968.
[5] Voir J.-P. Montier, « Elsa Triolet, de l’ère audio-visuelle à celle de la “post-vérité” », dans Lire Elsa Triolet aujourd’hui : à l’écoute du radar poésie, sous la direction de M. Delranc et A. Trouvé, Reims, Presses universitaires de Reims, 2017, pp. 155-194.
[6] E. Triolet, Ecoutez-voir, Op. cit., p. 7.
[7] Voir The Graphic Novel, sous la direction de J. Baetens, Louvain, Leuven University Press, 2001.
[8] Voir le numéro 44 de la revue Genesis en 2017 : Après le texte, textes réunis et présentés par Rudolf Mahrer (en ligne. Consulté le 20 mai 2021) ; ainsi que les mises en ligne présentes sur le site Variance.ch dirigé par Rudolf Mahrer et Joël Zufferey qui s’attache de façon spécifique à la génétique éditoriale (en ligne. Consulté le 20 mai 2021).
[9] Voir D. Kraus, « Appropriation et pratiques de la lecture », Labyrinthe, n° 3, 1999, pp. 13-25 (en ligne. Consulté le 20 mai 2021).
[10] R. Chartier, Culture écrite et société, Paris, Albin Michel, 1996, p. 10 pour la citation. Voir également R. Chartier, « Du livre au lire », dans Pratiques de la lecture, sous la direction de R. Chartier, Paris, Payot, 1993, pp. 81-117.
[11] L’expression est empruntée à J. Baschet, L’Iconographie médiévale, Paris, Gallimard, « Folio histoire », 2008, « Introduction ». Voir aussi J.-C. Schmitt, Le Corps des images. Essais sur la culture visuelle au Moyen Age, Paris, Gallimard, 2002.
[12] Pour un aperçu récent de ces avancées critiques, voir A. Salamon, « Présentation », Etudes françaises, 53-2, Mettre en livre. Pour une approche de la littérature médiévale, sous la direction de A. Salamon, 2017, pp. 5-25.
[13] Voir M. Simon et H. Min Lee, « Chapitre 19. Relations texte/image », dans Les Images dans l’Occident médiéval, sous la direction de J. Baschet et P.-O. Dittmar, Turnhout, Brepols, 2015 ; et Perspectives médiévales, 38, 2017, Texte et image au Moyen Age. Nouvelles perspectives critiques, sous la direction de S. Douchet et M. Pérez-Simon, « Présentation » (en ligne. Consulté le 20 mai 2021).
[14] M. Carruthers, The Book of Memory, Cambridge, Cambridge University Press, 1990, chap. 5 « Memory and the ethics of reading », pp. 224-226.
[15] R. de Fournival, Le Bestiaire d’Amour et la Response au Bestiaire, éd. G. Bianciotto, Paris, Champion, « Classiques Moyen Age », 2009, p. 154 pour la citation.
[16] Ibid., pp. 156-158.