Cependant, malgré l’émergence progressive d’une figure auctoriale assumant la diffusion matérielle et l’illustration de ses textes, l’auteur n’est pas le seul intervenant dans la production du livre, en particulier lorsque ce dernier associe le texte et l’image. A l’ensemble constitué par l’auteur, le copiste, le peintre-enlumineur et le commanditaire pour les manuscrits médiévaux, s’ajoute, à l’époque de l’imprimé, le rôle dévolu au libraire, mais aussi au compositeur ou au correcteur. Ainsi, comme le souligne Anne Réach-Ngô, l’analyse de la « genèse éditoriale » d’une œuvre de la première modernité implique de prendre en compte l’acte de publication comme un ensemble d’opérations dont les acteurs sont multiples et qui donnent leur légitimité à l’étude une « intention d’éditeur » [31]. Le propos s’inscrit ainsi dans les perspectives ouvertes par Emmanuel Souchier qui a développé la notion d’« énonciation éditoriale » en affirmant :
Le concept d’énonciation éditoriale renvoie [donc] à l’élaboration plurielle de l’objet textuel. Il annonce une théorie de l’énonciation polyphonique du texte produite ou proférée par toute instance susceptible d’intervenir dans la conception, la réalisation ou la production du livre, et plus généralement de l’écrit. Au-delà, il intéresse tout support associant texte, image et son, notamment les écrans informatiques – étant entendu que tout texte est vu aussi bien que lu [32].
La perspective fait alors place aux acteurs pluriels qui interviennent dans l’élaboration du livre et, comme le rappelle le critique, déplace l’hégémonie traditionnelle du seul « texte » présente dans la notion genettienne de « paratexte » [33] qui faisait d’emblée des « entours » – préfaces, exergues, bandeaux, choix typographiques, ou images – des éléments « à côté » de ce qui serait alors le « texte » [34]. De fait, la recherche a pu montrer l’importance du contexte de production, par exemple à propos de la présence des gravures dans les éditions illustrées de la littérature galante, des romans [35] et romans satiriques, des contes [36] ou des fables morales aux XVIIe et XVIIIe siècles [37]. Le renouveau historique et critique des apports liés à ces perspectives est notable : on peut citer le travail de Christian Michel [38] sur le livre illustré au XVIIIe siècle ou celui de Yannick Seité qui a permis de resituer et ressaisir ainsi les enjeux du roman des Lumières dans un contexte qui tient compte des données liées à la matérialité du livre, à sa construction et à sa diffusion [39]. Des formes spécifiques de primauté de l’image sur le texte peuvent aussi être présentes avec l’élaboration d’objets imprimés singuliers, par exemple dans le cas des constitutions d’atlas historiques [40] ou l’élaboration des estampes volantes liées à l’actualité [41] (fig. 4), pour ne citer que deux sortes d’objets, étudiés par des historiens des supports et des conservateurs du patrimoine. La valorisation des artistes, placés au rang des hommes illustres, semble ainsi s’esquisser au cours de l’Ancien Régime comme l’indique un projet de recherche tout récent [42].
Au XIXe siècle, alors que se multiplient les institutions muséales destinées à patrimonialiser et à « faire voir », le développement des dessins de presse, de la caricature [43], comme des livres illustrés participe d’une valorisation de l’image face au texte [44], soulignée par Gautier dans son Histoire du romantisme : « En ce temps-là, la peinture et la poésie fraternisaient. Les artistes lisaient les poètes et les poètes visitaient les artistes » [45].
Pour ne donner ici qu’un exemple, Balzac – un « cas exemplaire pour la génétique post-éditoriale » comme l’écrivait Andrea Del Lungo [46] – a été un collaborateur assidu et constant des entreprises journalistiques et éditoriales associant texte et image [47]. On peut citer des caricatures en mots ou des articles pour La Silhouette [48], comme la participation au journal La Caricature de Philipon à partir de 1830 puis, plus tard, au Charivari. On note, de plus, les projets d’éditions illustrées de ses romans [49] ainsi que la participation à des ouvrages comme Les Français peints par eux-mêmes (1840-1842), avec « La Monographie du rentier » illustrée par Grandville ; les Scènes de la vie privée et publique des animaux (1841-1842), qui comportent les « Peines de cœur d’une chatte anglaise » [50] avec les dessins du même Grandville ; La Grande ville (1842-1843), avec la « Monographie de la presse parisienne » ; ou encore Le Diable à Paris (1845-1846). Après la reprise d’une section du Diable à Paris, parue en édition « commentée » par les dessins de Gavarni chez Hetzel – comme l’indique l’affiche qui fait la réclame (fig. 5) de cette Philosophie de la vie conjugale, parue en 1845 chez Hetzel –, Balzac met également en œuvre une autre édition illustrée du même texte, de nouveau retravaillé, pour devenir Petites misères de la vie conjugale alors destiné à accueillir des dessins de Bertall. Le livre paraît en janvier 1846, chez Chlendowski et comporte alors trois cents dessins dont cinquante en grand format [51].
Pour observer ici le cas d’une entreprise qui relève massivement de ces questions de génétique et de génétique éditoriale [52] et qui, de plus, associe texte et image, on peut rappeler que la première édition de La Comédie humaine de Balzac, chez Furne, Dubochet et Cie, Hetzel et Paulin – une « édition de luxe à bon marché » qui commence à paraître le 12 avril 1842 – est une édition illustrée vendue par souscription. Le choix éditorial affiche la présence des images ; la Bibliographie de la France indique ainsi, le 23 avril 1842 :
La Comédie humaine. Œuvres complètes de M. H. de Balzac.
Edition de luxe à bon marché. 1ère livraison, in-8° de 3 feuilles plus une vignette... L’ouvrage sera publié en 12 volumes. Chaque volume, orné de huit gravures, se composera de 10 livraisons.
Le prospectus d’annonce est plus significatif encore : il s’achève en précisant la présence attrayante, dans La Comédie humaine à paraître, d’une « collection de vignettes qui renfermera les portraits et les types des principaux personnages des romans de M. de Balzac » et nomme les collaborateurs présents pour les illustrations : « M. M. Tony Jouannot, Meissonnier, Henri Monnier, Bertall [qui] se sont mis à l’œuvre (…) pour une série de dessins qui sont autant de petits tableaux de genre » [53]. Hetzel poursuit ensuite sous le nom de Furne et Cie cette édition de La Comédie humaine, qui ressaisit des textes souvent parus en amont dans des supports éditoriaux ou journalistiques, en les retravaillant et en leur associant, sous le contrôle attentif de l’auteur, les dessins gravés de nombreux dessinateurs du temps qui donnent surtout une forme visuelle à des portraits de personnages, ainsi qu’à quelques scènes des fictions réunies dans l’ensemble ; ces productions étant parfois assorties, en légende, de citations choisies du texte balzacien. Comme l’indique Baudelaire, valorisant ces collaborations :
La véritable gloire et la vraie mission de Gavarni et de Daumier a été de compléter Balzac, qui d’ailleurs le savait bien et les estimait comme des auxiliaires et des commentateurs [54].
[31] A. Réach-Ngô, « Peut-on parler de ‘genèse éditoriale’ au XVIe siècle ? Présentation. », Seizième Siècle, n° 10, 2014, Genèses éditoriales, sous la direction d’A. Réach-Ngô, pp. 7-14 (p. 9 pour la citation).
[32] E. Souchier, Lire et écrire : éditer, des manuscrits aux écrans, autour de l’œuvre de Raymond Queneau, Habilitation à diriger des recherches, université Paris VII-Denis-Diderot, 1998, p. 172 pour la citation.
[33] G. Genette, Seuils, Paris, Seuil,1987.
[34] Voir E. Souchier, « L’image du texte. Pour une théorie de l’énonciation éditoriale », Les Cahiers de médiologie, n° 6, 1998/2, Paris, Gallimard, 1998, pp. 137-145.
[35] N. Ferrand, Livres vus, livres lus : une traversée du roman illustré des Lumières, Oxford, Voltaire Foundation, 2009.
[36] Voir par exemple les éléments de genèse éditoriale pour les Histoires ou contes du temps passé. Avec des Moralitez (1695-1697) de Charles Perrault et leur présentation analytique par Cyrille François, sur le site Variance.ch (consulté le 20 mai 2021).
[37] Voir par exemple Les Détours de l’illustration sous l’Ancien Régime, sous la direction de P. Giuliani, O. Leplatre, Genève, Droz, « Cahiers du Gadges », 2015. Le Clair-obscur du visible. Fénelon et l’image, sous la direction d’O. Leplatre, avec une préface de Fr.-X. Cuche, Genève, Droz, « Cahiers du Gadges », 2017.
[38] C. Michel, Charles-Nicolas Cochin et le livre illustré au XVIIIe siècle, Genève, Droz, 1987.
[39] Y. Seïté, Du livre au lire. La Nouvelle Héloïse. Roman des Lumières, Paris, Honoré Champion, 2002.
[40] C. Hofmann, « La Genèse de l’atlas historique en France (1630-1800) : Pouvoirs et limites de la carte comme “œil de l’histoire” », Bibliothèque de l’école des chartes, t. 158-1, 2000, pp. 97-128.
[41] A. Azanza-Sanciaud, « Le Texte au service de l’image dans l’estampe volante du XVIIIe siècle », Bibliothèque de l’école des chartes, t. 158-1, 2000, pp. 129-150.
[42] La Célébration des Illustres en Europe (1580-1750) : vers un nouveau paradigme ?, Journée d’étude organisée par A. Gallay, C. Julie et M. Lett dans le cadre de la Conférence universitaire de Suisse occidentale , Université de Lausanne, 25-26 novembre 2021.
[43] On peut voir : Presse et caricature. Cahiers de l’Institut d’histoire de la presse et de l’opinion, n° 7, Tours, Université de Tours, 1984 ; La Caricature entre République et censure. L’imagerie satirique en France de 1830 à 1880 : un discours de résistance ?, sous la direction de P. Régnier, R. Rütten, R. Jung et G. Schneider, Lyon, Presses universitaires de Lyon, « Littérature & idéologies », 1996 (en ligne. Consulté le 20 mai 2021), ainsi que le récent colloque Littérature et caricature du XIXe au XXIe siècles, sous la direction d’A. de Chaisemartin et S. Le Men, Colloques Fabula, 21 janvier 2021 (en ligne. Consulté le 20 mai 2021).
[44] Voir par exemple Y. Keri, Balzac, Grandville, and the Rise of the Book Illustration, London, Routledge, 2012.
[45] T. Gautier, « Eugène Delacroix » [1864], Histoire du romantisme, Paris, Charpentier et Cie, 1874, pp. 200-217.
[46] A. Del Lungo, « Editions et représentations de La Comédie humaine », Après le texte, Genesis. Revue internationale de critique génétique, Op. cit., pp. 81-96, p. 81 pour la citation.
[47] Voir S. Le Men, « Balzac et les illustrateurs », dans Balzac et la peinture, Tours, Farrago, 1999, pp. 107-117.
[48] Voir R. Chollet, Balzac journaliste. Le tournant de 1830, Paris, Klincksieck, 1983, en particulier le chapitre IV : « La Silhouette, un journal artiste au service des artistes », pp. 175-220 et le chapitre IX : « La Caricature, un lancement réussi », pp. 405-457.
[49] Stéphane Vachon avait rappelé l’existence d’une édition illustrée, née de ce projet, en amont de la parution de La Comédie humaine : celle de La Peau de chagrin [1837-1838] chez Delloy et Lecou. Voir S. Vachon, Les Travaux et les jours d’Honoré de Balzac, Presses universitaires de Vincennes, Presses du CNRS, Presses universitaires de Montréal, 1991, en particulier p. 168 et p. 171 sur ce point.
[50] Ainsi que le « Voyage d’un moineau de Paris à la recherche du meilleur gouvernement », attribué par Balzac à George Sand qui figure comme signataire, le « Guide-âne à l’usage des animaux qui veulent parvenir aux honneurs », le « Voyage d’un lion d’Afrique à Paris, et ce qui s’ensuivit » puis, dans le second volume, « Les Amours de deux bêtes offerts en exemple aux gens d’esprit » (sous-titrée « Histoire animau-sentimentale »).
[51] Voir S. Le Men, « Balzac, Gavarni, Bertall et les Petites Misères de la vie conjugale », Romantisme, n° 43, 1984, pp. 29-44 ; N. Preiss, « Balzac Illustre(é) », Balzac et la représentation du visible, Littera. Revue de langue et littérature françaises, n° 3, Tokyo, Société japonaise de langue et littérature françaises, 2018, pp. 37-65 ; A. Fiero, « Illustrer Balzac. Synergie(s) texte et image au XIXe siècle », La culture visuelle du XIXe siècle. Rencontres textes/images, Bulletin du Centre de recherche français à Jérusalem, n° 23, 2013 (en ligne. Consulté le 20 mai 2021). On renverra également au site de la Maison de Balzac (en ligne. Consulté le 20 mai 2021).
[52] En septembre 2017, les huit versions successives de La Peau de chagrin de Balzac ont été choisies pour inaugurer le site Variance, consacré à la génétique éditoriale ; s’il comporte les états successifs de textes d’autres auteurs et d’autres périodes comme on l’a vu, le site propose également, concernant Balzac, Le Colonel Chabert ainsi qu’Albert Savarus (en ligne. Consulté le 20 mai 2021). On peut voir également le travail entrepris sur le site ebalzac qui s’attache à la génétique et à l’hypertexte de La Comédie humaine (en ligne. Consulté le 20 mai 2021).
[53] Nous soulignons. Le prospectus est repris en entier dans Balzac, La Comédie humaine, sous la direction de P.-G. Castex, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. I, pp. 1109-1110, p. 1110 pour la citation.
[54] C. Baudelaire, « Quelques caricaturistes français », dans Œuvres complètes, sous la direction de C. Pichois, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. II, 1976, p. 560.