« Il n’y a pas de pensée hors des  mots », déclare Louis Aragon dans Une Vague de rêves, formulant  ainsi le vœu d’un « nominalisme absolu ». Il affirme ensuite de  manière assez provocante : « Tout le surréalisme étaye cette  proposition » [1]. Pourtant, la présence de documents  iconographiques variés dans l’édition du Paysan de Paris qui figure au  tome III de L’Œuvre poétique [2] met en  évidence le souhait de l’auteur de dépasser un régime de représentation purement  verbal, au profit d’un jeu qui, comme l’indique Daniel Bougnoux dans la notice  des Œuvres poétiques complètes,  « consiste à faire reculer logos au profit de muthos, et des  images, en direction d’une connaissance concrète ou du pouvoir des sens qui “ont  enfin établi leur hégémonie sur la terre” » [3]. Si l’intérêt que porte Aragon aux analyses  linguistiques, structurales et énonciatives ne s’est jamais démenti, une approche  génétique permet de mettre en évidence une sorte de souci poétique, qui laisse  la part belle à l’image.
 De fait, penser les rapports entre texte et  image invite à une remise en perspective de la hiérarchie traditionnellement  établie entre les formes d’arts. L’image ne serait donc plus réduite à sa  fonction la plus purement illustrative, conformément à la tradition de l’ancilla  artis, mais elle aurait conquis progressivement un espace de significations  propres. Dès lors, son insertion au sein du texte littéraire donne lieu à des  hybridations qui offrent des horizons inédits. Ainsi, cette approche invite à  « renoncer au logocentrisme », qui ne serait donc plus l’unique  détenteur du sens d’un texte, au profit d’une approche plus globale,  transesthétique, si l’on se fie à la terminologie de Vouilloux [4], qui permettrait à « l’œil d’englober mots  et images dans une lecture simultanée » [5]. De fait, de la mise en présence et en  tension de ces deux formes d’art jaillissent un sens et un statut de l’œuvre  nouveaux.
 Dans le cas d’une recollection singulière des  productions, telle que la propose L’Œuvre poétique, le choix assumé par  l’auteur d’inscrire des images de supplément au sein même d’un texte qui  accueillait déjà placards, menus, réclames et annonces, et jeux sur la taille  des caractères et la dimension plastique des lettres, démultiplie donc les  enjeux sémiologiques, dans un jeu concerté avec le/les horizons d’attente du  lecteur. Pour saisir les phénomènes qui sont ainsi rendus sensibles, les formes  visibles nouvelles mises à contribution dans cette entreprise éditoriale autre seront  tout d’abord observées. La méthode à l’œuvre sera ensuite rattachée à une  esthétique singulière, qui prend sa source dans l’apprentissage même de  l’écriture du poète. Enfin, ce travail d’insertion d’images semble s’inscrire  dans le cadre d’un projet plus vaste : une sorte d’exegi monumentum [6] d’un  genre singulier, élaboré à partir d’un programme iconographique composé. Le  procédé valorise ainsi une poétique de la transmédiation, qui, au-delà de la  fonction première de fixation de l’éphémère, inscrit l’œuvre dans un espace de  circulation plus large, et met alors au défi la menace du figement du livre en interrogeant  les frontières poreuses des signes. Tel Horace s’adressant à Melpomène dans le  livre III des Odes, Aragon formule le vœu d’être couronné de lauriers, grâce  à une forme poétique nouvelle.
 Une étude qui s’intéresse au champ de la  génétique éditoriale invite à s’attarder sur les réécritures successives de  l’œuvre, après sa première publication. Dans le cas précis du Paysan de  Paris, il convient d’observer que le parcours emprunté par le texte a suivi  un itinéraire qui valorise une prise d’autonomie progressive.
 On peut ainsi rappeler que le texte a été écrit  en deux temps : « Préface à une mythologie moderne » et « Le  Passage de l’Opéra » ont paru en 1924, dans La Revue Européenne que  dirigeait alors Philippe Soupault : en quatre livraisons, dans les numéros  de juin à septembre 1924. La seconde partie, écrite en 1925, a également été  publiée dans cette revue, en quatre livraisons, de mars à juin 1925. La  dernière partie de l’ensemble qui fait alors œuvre, « Le Songe du Paysan »  a, quant à elle, été ajoutée pour l’édition en volume chez Gallimard, initialement  annoncée par un placard dans La Révolution surréaliste en juin 1926 et qui  porte un achevé d’imprimer daté du 20 juillet 1926. La diffusion effective eut  lieu en septembre de la même année. Comme l’indique Daniel Bougnoux, l’ouvrage  a connu trois réimpressions successives, en 1933, 1944 et 1948, avant d’être  édité par Le Livre de poche en 1966, puis en collection « Folio » en  1972 [7]. Enfin, la difficulté à faire entrer d’emblée  le texte dans une catégorie générique déterminée a conduit Aragon à l’inclure  dans L’Œuvre poétique [8].
 L’examen du parcours éditorial de l’œuvre semble  mettre en évidence un élément signifiant : si le choix des illustrations  insérées dans un texte peut échoir à l’éditeur, il importe ici de souligner que  les images sont absentes de l’œuvre lorsque l’édition n’est pas prise en charge  par Aragon lui-même, ni par les membres du groupe surréaliste. Ainsi, seules  les versions publiées dans La Revue Européenne, qui contient les  premiers états du texte, ou ensuite dans L’Œuvre poétique, pensée  et réalisée d’après les directives de l’auteur, intègrent des documents  iconographiques autres que les objets visuels et textuels qui jouent de la  taille des polices et déplacent les références aux objets du quotidien, déjà  mentionnés. A titre d’exemple, entre mai 1925, où paraît le numéro 27 de La  Revue Européenne, dans lequel est inséré le portrait de Marcel Noll dessiné  par André Masson (fig. 1), dernière illustration du Paysan, et la  publication chez Gallimard en juillet 1926, l’image s’est tout bonnement  évaporée. L’examen des circonstances liées à la genèse de l’œuvre est  particulièrement éloquent, et met en lumière certaines des raisons qui ont présidé  à ces choix proprement aragoniens.
 On se souvient en effet qu’André Masson se lie  d’amitié avec Aragon dès le début des années vingt et qu’il est le dédicataire  du Paysan de Paris. Le geste témoigne ainsi de la reconnaissance de  l’écrivain à l’égard du peintre, et souligne la force du lien affectif, mais  également de la gratitude de l’auteur envers celui qui a exécuté une série de  trois portraits, d’Aragon lui-même (fig. 2), d’André Breton et de  Marcel Noll, afin d’illustrer cette première édition du Paysan de Paris en  livraisons successives pour La Revue Européenne [9]. L’absence de ces portraits jusqu’à la publication  de L’Œuvre poétique en 1974, met alors en évidence le fait que dans  l’empan temporel qui sépare ces deux points de repère, Aragon n’est pas le maître  absolu de sa création : le choix de l’insertion de ces illustrations  revient en dernier lieu à l’éditeur. Plus récemment, en 2007, l’édition des Œuvres  Poétiques Complètes pour la collection de la « Bibliothèque de la  Pléiade » retient également la version du texte où ne figurent pas les  images autres que les affiches, tracts, placards, ces jeux de lettres insérées  dans le corps du texte qui le modifient. 
 Ainsi écartée du protocole éditorial, l’image  paraît conçue comme fondamentalement hétérogène. Elle peut  l’être, puisqu’elle interroge les frontières entre les formes d’art régies par  une typologie essentiellement fixiste, et procède d’une remise en question du  logocentrisme [10]. Puisqu’ « il n’y a pas de pensée hors des mots » [11], il convient de se demander dans quelle  mesure il est possible d’accueillir cette contamination du texte littéraire par  des formes hétéro-linguistiques, envisagée comme le passage d’un ordre  signifiant à un autre. En outre, le caractère hétérogène de l’œuvre a pu être  perçu au moment de la réflexion pré-éditoriale comme un obstacle matériel à la  mise en livre dans un format qui resterait accessible. En déplaçant la  réflexion du côté du lecteur, une réception double, à la fois discursive et  visuelle, a également pu constituer un point de butée.
  
    
    
 
   [1] Aragon, L’Œuvre poétique, Paris, Livre Club  Diderot, 1974, t. II, p. 235.
[2] Ibid., t. III, pp. 81-342.
[3] Aragon, Œuvres poétiques complètes, sous  la direction d’O. Barbarant, Paris, « Bibliothèque de la Pléiade », t. I, 2007, pp. 1263-1264.
[4] B. Vouilloux, Langages de l'art et relations  transesthétiques, Paris, Editions de l’Eclat, « Tiré à part », 1997.
[5] E. Triolet, Ecoutez-voir, Paris,  Gallimard, « Blanche », 1968, p. 7.
[6] Selon le titre de la dernière Ode d’Horace, qui  conclut le troisième livre : « J’ai érigé un monument ».
[7] Aragon, Œuvres poétiques complètes, Op.  cit., p. 1252.
[8] Aragon, Le Paysan de Paris, L’Œuvre poétique,  Op. cit., t. III, pp. 81-341.
[9] Aragon, « Le Paysan de Paris », La  Revue européenne, Editions du Sagittaire, n° 25, 26 et 27, 1925.
[10] B. Vouilloux, Langages de l'art et relations  transesthétiques, Op. cit. 
[11] Aragon, Une Vague de rêves, L’Œuvre  poétique, Op. cit., t. II, p. 235.