Dans Je n’ai jamais appris à écrire ou les incipit [26], Aragon raconte avec quelle peine il a appris à écrire, ce qui ne laisse pas de surprendre pour un auteur qui se distingue par son érudition et l’ampleur de ses productions littéraires comme journalistiques. Si le propos s’inscrit dans une stratégie argumentative qui valorise le refus de toute formation systématique, il semble également mettre en évidence une manière singulière d’accéder à l’écrit. Reprochant à ses tantes de consigner ses mots servilement sous sa dictée et de manquer ainsi d’imagination, le jeune garçon entreprend d’écrire « autre chose que ce qu’[il] pensai[t], (…) avec tout ce qui s’était fixé dans [sa] mémoire, des lettres, des syllabes, des mots » [27] et progresse ainsi sur la voie de l’apprentissage de l’écriture :
Parce qu’on ne me tenait plus la main, (…) j’employais mon crayon à ce qui me passait par la cervelle, intercalant des bonshommes entre les lettres, ou des poissons, ou des cerfs-volants tenus au bout des mots par un grand fil zigzaguant [28].
Dans le cadre d’une étude qui s’intéresse à l’inscription des images dans le texte, ici la méthode de composition de l’auteur est originale : elle s’ancre dans un apprentissage de l’écriture singulier qui fait alterner lettres et images. Comme l’écrit Elsa Triolet dans Ecoutez-voir, il s’agit alors que « l’œil puisse englober mots et images dans une lecture simultanée » [29]. En outre, Aragon insiste sur l’existence d’un « fil » qui tiendrait ensemble les deux éléments relevant a priori de domaines hétérogènes, pour faire naître une réalité nouvelle, selon un principe que l’on retrouve à l’œuvre dans la méthode surréaliste. La continuité ou la complémentarité entre les formes du visible et du lisible, placées sur le même plan hiérarchique, est ainsi clairement marquée. Cette pratique de l’enfant Aragon est donnée comme singulière et valorisante dans le texte de 1969 :
Evidemment, si de tels exercices étaient tombés sous les yeux de quelqu’un, (…) ça leur aurait fait hausser les épaules, on n’aurait pas su me lire, et j’en éprouvais, non pas du dépit, mais au contraire, de la fierté [30].
L’Œuvre poétique a fort opportunément permis que de « tels exercices tombent sous les yeux de quelqu’un » ou de quelques-uns, et la prophétie s’est alors réalisée, puisque la réception a pu laisser les lecteurs perplexes quant à la manière de circuler dans l’œuvre. Seul un public averti – ou qui aurait le goût de la quête du sens – serait en mesure de percer au jour les « secrets » [31] que recèle le texte et qui motivent pour l’auteur son désir d’écrire, comme le rappelle le texte de 1969 : « Il n’en reste pas moins que j’avais commencé d’écrire (…) pour fixer les secrets que j’aurais pu oublier ». Le lecteur embarque dès lors dans une forme de jeu de piste, comme jadis lorsque le petit Louis « jouait aux secrets ». S’intéresser à la manière dont Aragon a appris à écrire, c’est ainsi prendre acte de la naissance de la singularité d’un style ou d’une poétique.
D’autre part, le choix d’insérer des images au sein d’un texte surréaliste, qui valorise ce mode d’expression et accorde une place toute particulière à l’image poétique, paraît cohérent. Si l’on se fie au propos du « Discours sur l’imagination », « Le vice appelé Surréalisme est l’emploi déréglé et passionnel du stupéfiant image ». La formule connue du lecteur souligne le caractère éminemment neuf du procédé et associe l’usage de l’image à une pratique qui enfreint les règles et les codes établis. Le propos réoriente et précise son sens en ces termes : « ou plutôt de la provocation sans contrôle de l’image pour elle-même et pour ce qu’elle entraîne dans le domaine de la représentation de perturbations imprévisibles et de métamorphoses » [32]. L’effet de correction induit par l’épanorthose permet de préciser le rôle d’actant de l’image dans le champ de la réflexion littéraire. S’il est ici question du statut de l’image poétique, qui n’est alors plus simple figure de style – ou esthétique – mais élément moteur dans la propagation du sens, le propos est aisément transposable à l’image comme représentation visuelle, qui engendrerait donc des « perturbations » des moyens d’accès au réel. De fait, il paraît manifeste que le lecteur a pu être surpris, gêné lors de sa circulation dans l’œuvre, par le caractère hétérogène de la structure qui alterne texte et image, mais également par un accès inattendu à l’autonomie – ce à quoi renvoie l’adjectif « imprévisible » – de l’image ; le texte peut dès lors s’apparenter à un véritable labyrinthe. La mise en concurrence des formes du visible et du lisible semble bien à l’origine de perturbations dans le régime de la représentation, qui mettent en péril le « désir de sécurité » [33] du lecteur, qui n’a dès lors plus accès à un sens stable et figé, mais en perpétuel mouvement, si l’expression est ici permise. En effet « chaque image à chaque coup vous force à réviser tout l’Univers » [34]. Le propos invite donc à une remise en perspective constante du sens, dans une posture qui se rapproche de la zététique : du goût pour la mise en doute et la recherche de sens.
Cette posture, source d’inconfort intellectuel, peut expliquer la frilosité des lecteurs à la parution de L’Œuvre poétique. Ainsi que le précise Josette Pintueles, l’œuvre a connu un bon succès commercial, mais les lecteurs ont été partagés entre l’attachement et l’exaspération « face à l’insolence d’un monument (…) de scepticisme » [35], notamment parce que la confrontation à une forme nouvelle, mixte, bouleverse notre représentation de la réalité. Le « Discours sur l’imagination » se poursuit sur une prophétie de malheur à l’égard de ces « buveurs d’images [qui] seront enfermés dans des chambres de miroirs », subissant le courroux des hommes floués dans leur désir de sécurité, avant de conclure en ces termes : « alors les surréalistes trafiqueront à l’abri de cafés chantants leurs contagions d’images ». Le caractère transgressif de l’image, associé au domaine de la « contrebande », pour reprendre un terme aragonien, est ici mis en évidence.
L’image, qui se saisit donc d’une capacité nouvelle à faire sens, s’affranchit peu à peu de sa dépendance traditionnelle au texte, et, enrichie d’une puissance neuve, vient lui offrir les conditions de sa propre liberté, comme le souligne Daniel Bougnoux à propos du Paysan de Paris [36].
Si l’on s’intéresse au sens du mot « imagination », tel qu’on peut le lire dans le Trésor de la Langue Française, on relève la définition suivante : « Faculté de former [37], de créer des images d'objets non perçus ou d'objets irréels, de faire des combinaisons nouvelles d'images ».
Ainsi, il peut être aisé de percevoir que le travail d’Aragon, coéditeur pour la création de L’Œuvre poétique, relève d’une activité de composition, d’une poétique dont l’impact est rendu sensible en adoptant une perspective génétique. En effet, sur les six illustrations insérées dans La Revue européenne, seules quatre ont subsisté pour L’Œuvre poétique. Les portraits du patron de Certa et du serveur René par Pierre Naville, qui pouvaient relever d’une traditionnelle fonction illustrative de l’image, ont sans doute été écartés pour cette raison. Les portraits d’Aragon, de Breton et de Marcel Noll relèvent déjà quant à eux d’un travail de mise en série, qui inscrit un dialogue, d’une image à l’autre, d’un bout à l’autre de l’œuvre, valorisant le lien entre les auteurs et l’inscription d’une époque. Dans le tissu du texte, une trame est ainsi tissée qui donne à voir la complémentarité de trois « figures » artistiques du temps, ainsi que les liens de l’amitié [38].
En ajoutant à L’Œuvre poétique la série des plans d’architectes, l’auteur intègre un nouveau fil, cette fois sur un axe paradigmatique : celui du monument architectural comme métaphore du texte, avec comme point de contact l’originalité du style et le goût de la rêverie, puisque certains projets n’ont jamais vu le jour, mais ont été seulement « imaginés », c’est-à-dire « mis en image ». L’insertion de la photographie – celle du Pont suspendu du parc des Buttes‑Chaumont – permet de faire place à une forme d’art chère à l’auteur, si l’on en croit l’impressionnante collection qui sature le mur de l’appartement au 56, rue de Varenne. Enfin, la série des tableaux, rappelle que la réflexion surréaliste s’inscrit bien dans une perspective intermédiale.
[26] Aragon, Je n’ai jamais appris à écrire ou les incipit, dans L. Aragon & E. Triolet, Œuvres romanesques croisées, Paris, Robert Laffont, 1974, t. 42, p. 154.
[27] Aragon, Je n’ai jamais appris à écrire ou les incipit, éd. cit., p. 155.
[28] Ibid., p. 156.
[29] E. Triolet, « Du titre de ce roman », Ecoutez-voir, éd. cit., p. 7.
[30] Aragon, Je n’ai jamais appris à écrire ou les incipit, éd. cit., p. 156.
[31] Aragon, Œuvres romanesques croisées, Op. cit., p. 156.
[32] Aragon, Le Paysan de Paris, Œuvres poétiques complètes, éd. cit., p. 190 et Œuvre poétique, éd. cit., p. 154.
[33] Aragon, Le Paysan de Paris, Op. cit., p. 154.
[34] Ibid., p. 154.
[35] J. Pintueles, Aragon et son Œuvre poétique. L’« Œuvre » au défi, Paris, Classiques Garnier, 2014.
[36] D. Bougnoux, « Notice pour Le Paysan de Paris », dans Aragon, Œuvres poétiques complètes, Op. cit., p. 1258.
[37] Je souligne.
[38] Si l’on considère que Marcel Noll n’a participé au mouvement surréaliste par aucune œuvre.