A la fin du Moyen Age, la promotion de la « fonction-auteur » s’effectue à la fois selon un rapport d’attribution (l’auteur est un foyer d’énoncés qui lui sont, légitimement ou non, attribués) et, ce qui est plus nouveau, selon un rapport d’appropriation (l’auteur revendique la propriété de son œuvre) [1]. Imaginaire corporel du livre, redéfinition des contours de l’intentio auctoris, marques personnelles d’auteur et mise en scène de l’écrivain dans des lieux stratégiques du texte et de l’image (dédicace et prologue, miniature d’offrande du livre), convergent avec une évolution des pratiques éditoriales attestées autour de 1400, caractérisées par une implication de plus en plus importante de l’écrivain dans l’affirmation de ses prérogatives et de son autorité sur ses œuvres comme dans le contrôle de l’édition de ses manuscrits. L’image, lorsqu’elle est programmée par des « écrivains iconographes » tels Guillaume de Machaut, Christine de Pizan ou Pierre Salmon pour ne citer que les plus connus, participe de l’identité opérale du manuscrit et relève à ce titre de la juridiction que l’auteur exerce sur son œuvre. De l’intentio auctoris à la fabrique du livre se déploie toute une chaîne de médiations techniques qui concernent en particulier le programme iconographique du manuscrit auctorial. Quelques documents nous ont conservé les prescriptions d’illustrations adressées par l’auteur iconographe aux ateliers et aux peintres, et témoignent d’une pensée globale des rapports entre texte et image dans la conception de l’identité de l’œuvre.
Pratiques éditoriales d’auteurs : l’exemple de Guillaume Caoursin
Les historiens du livre et de la littérature ont pu évoquer, sans toujours pouvoir l’étayer de documents, l’existence de scriptoria privés autour de 1400, rattachés à la production d’auteurs impliqués directement dans l’édition de (leurs) textes comme Christine de Pizan ou Jean Lebègue [2]. La découverte récente, par Laurent Vissière, d’un cahier d’instruction à l’usage du relieur et du peintre rédigé par le vice-chancelier de l’Ordre de l’Hôpital Guillaume Caoursin, verse une lumière inestimable sur ces pratiques et leurs enjeux [3]. Guillaume Caoursin commande à un atelier parisien, depuis Rhodes, à l’attention du Grand Maître de l’ordre de l’Hôpital Pierre d’Aubusson (1423-1503) dont il est le secrétaire personnel, un luxueux manuscrit contenant quatre textes écrits en latin dans lesquels il relate le siège de Rhodes et la victoire des Hospitaliers contre l’armée de Mehmet II (23 mai-18 août 1480) [4]. Ce livre somptueux, dont le cycle de 51 miniatures pleines pages est dû à l’anonyme Maître du cardinal de Bourbon, est aujourd’hui conservé à la Bibliothèque nationale de France (BnF lat. 6067). Les détails de la commande nous sont désormais connus par un manuscrit au moins partiellement autographe conservé à la Bibliothèque Vaticane (Reginense lat. 1847), contenant un premier état du texte (des mynutes) validé et annoté par Caoursin, une lettre signée de Caoursin adressée au représentant de l’Ordre à Paris (Nicole Lesbahy d’après Vissière et De Vaivre) et un cahier de prescriptions devant servir à la réalisation du manuscrit (reliure, mise en page et illustration). La commande, portée par un membre de l’ordre de Rhodes répondant au nom de frère Etienne, serait parvenue à son destinataire parisien pendant l’hiver 1482-83 ; le livre aurait été achevé puis renvoyé avec d’infimes précautions à Caoursin un an plus tard, courant 1484, avant d’être offert à Pierre d’Aubusson, conformément à la scène de dédicace peinte qui les représente (f°3v ; fig. 1) [5]. Dans sa lettre, Guillaume Caoursin précise les termes du contrat, et exige de la part de l’escripvain et du painctre (le copiste et l’enlumineur) le strict respect de sa voulenté et de son intencion :
Monsr. le commandeur, ja pieça avoye deliberé de faire les choses qui ensuivent a Paris, pource que par deça [i.e. Rhodes] ne se treuve n’escripvain ne painctre qui saiche rien faire a ma voulenté, et pource que ne trouvoye messaige propre et seur qui allast vers vous jusques au present, de ce ne vous ay rescript. Maintenant que frere Estienne retourne, qui à ma requeste a pris ceste charge, je vous envoye par escript ce que je demande, vous priant tres acertes que me vueillez faire ce plaisir que soit comply ainsi qu’est aprés noté (…). Et pour vous advertir ce que je demande, je mecteray par articles cy aprés la condicion de l’euvre, et oultre vous dira de bouche ledict frere Estienne, qui est bien informé de mon intencion, car toutes choses ne se pourroient bien escripre [6].
L’auteur entend veiller au respect de ses instructions et à et la qualité de l’exécution (elle doit être assurée par le maître et non déléguée à ses « disciples ») : « je vueil faire ung chef d’euvre », écrit Caoursin [7]. Ses recommandations, très précises et techniques, consignées dans un cahier d’articles, touchent globalement à l’architecture codicologique du livre, et concernent aussi bien le choix du parchemin (épais), la réglure (seize lignes d’écriture par page), le type d’écriture (bâtarde), la mise en page et en espace du texte, et la place réservée aux miniatures (hystoires) :
Premierement, mon intencion est que cest livre soit escript en lectre bastarde du meilleur escripvain qui soit a Paris, et non aultre lectre, de la forme et mesure que j’ay bailliee audict frere Estienne, et qu’il y ait seize lignes pour paige et que les ystoires [i.e. les miniatures] soient faictes en l’espace d’une paige, et non mains, encores que l’escripture fust a la fin de la paige ou au millieu, affin que en plus belle espace se puisse paindre [8].
Caoursin accorde également une attention toute particulière à l’objet-livre, son volume et la qualité de la reliure.
Nous devons paradoxalement aux conditions qui l’ont rendue difficile, l’éloignement géographique du centre de production du livre, l’existence de ce document épistolaire attestant l’implication éditoriale de l’auteur. Comme l’écrit Caoursin, « toutes choses ne se pourroient bien escripre » : en l’absence de documents d’archives comparables, l’on peut supposer que d’autres auteurs comme Froissart, Christine de Pizan, Pierre Salmon ou Jean Lebègue communiquaient également verbalement, « de bouche », leurs directives aux ateliers parisiens, dans une collaboration étroite et continue, comme l’atteste la cohérence éditoriale et rhétorique de leur œuvre.
Programmes iconographiques : prescriptions d’illustrations
Le choix d’une reliure, d’un format de page ou d’un module de réglure, comme il apparaît dans la lettre de Caoursin au représentant de l’ordre de l’Hôpital, ne concerne pas directement l’identité du texte à copier. Il en va différemment de l’élaboration du programme iconographique, qui suppose une connaissance intime du texte. L’application d’un programme d’illustration déterminé, élaboré par l’auteur, est toujours une affaire complexe, particulièrement lorsqu’il s’agit d’œuvres nouvelles ou de sujets qui ne sont pas répertoriés dans les cahiers de modèles qui circulaient au sein des ateliers. L’artiste enlumineur n’avait jamais qu’une vue parcellaire de l’œuvre à accomplir [9]. Sa connaissance incertaine (voire nulle) du texte, et son ignorance de la langue latine s’il s’agissait d’un atelier laïc, pouvaient entrainer de nombreuses approximations ou contresens [10].
[1] M. Foucault, « Qu’est-ce qu’un auteur ? », Bulletin de la Société française de philosophie, 63e année, n°3, juillet-septembre 1969, pp. 73-104.
[2] Voir G. Ouy, « Jean Lebègue, auteur copiste et bibliophile », dans Patrons, authors and workshops. Books and Book Production in Paris around 1400, sous la direction de G. Croenen et P. Ainsworth, Louvain, Peeters, 2006, pp. 143-171 (p. 146).
[3] « L’écrivain et le peintre. Un cahier d’instructions inédit de Guillaume Caoursin pour la réalisation de l’exemplaire dédicacé de ses œuvres à Pierre d’Aubusson », par J.-B. de Vaivre et L. Vissière, Académie des Inscriptions & Belles-Lettres, Comptes rendus des séances de l’année 2012, janvier-mars, fascicule 1, Paris, De Boccard, 2012, pp. 469-501. La lettre de Caoursin au commandeur de l’Ordre de l’Hospital à Paris et le cahier d’instructions codicologiques et iconographiques sont édités en annexe à la fin de l’article, pp. 491-500. Je n’aurais pas pris connaissance de ce texte si François Cornilliat ne m’avait signalé sa parution : qu’il en soit chaleureusement remercié.
[4] Le volume contient les textes suivants : la relation du siège de Rhodes (1481), la relation de la mort de Mehmet II (1481), le récit du tremblement de terre de Rhodes (1481), ainsi que des « tractations liées au sultan Djem, frère de Bajazet, venu se réfugier dans l’île » (1482), Ibid., p. 469.
[5] Ibid., pp. 469-474.
[6] Ibid., p. 472. Je souligne.
[7] Ibid., p. 492.
[8] Ibid., p. 491.
[9] R. Rouse et M. Rouse, Manuscripts and their Makers. Commercial Book Producers in Medieval Paris, 1200-1500, vol. 1, Turnhout, Harvey Miller Publishers / Brepols, 2000, pp. 250-251.
[10] Richard et Mary Rouse évoquent l’embarras de Richard de Montbaston, lorsqu’il s’agit de représenter pour une Bible Historiale (Bnf fr. 15391) une arche, conformément à la rubrique précédant la miniature : le miniaturiste choisit de représenter dans un montage inédit deux des acceptions du terme, architecturale et navale, en montrant deux hommes en bateau sous un arc de pierre… alors qu’il s’agit bien entendu de l’Arche de l’Alliance (Ibid., p. 255). Jonathan J. G. Alexander donne également plusieurs exemples d’erreurs (J. J. G. Alexander, Medieval illuminators and their methods of work, New Haven-London, Yale University Press, 1992, pp. 62-63), notamment une naissance prématurée du Christ lors du voyage de Marie et Joseph à Bethléem, scène confondue avec une Fuite en Egypte. Pour une révision de la notion d’erreur iconographique au profit de celle d’écart, voir P.-O. Dittmar, « Lapsus figurae. Notes sur l’erreur iconographique », dans Quand l’image relit le texte. Regards croisés sur les manuscrits médiévaux, sous la direction de S. Hériché-Pradeau et M. Pérez-Simon, Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2013, pp. 319-335 ; pourtant, pour stimulante qu’elle soit, la notion d’écart est parfois à l’évidence l’autre nom du contresens, lorsque « ces nouveaux groupes d’imagiers qui possèdent un rapport plus distant avec le texte, la langue latine et la culture ecclésiastique sont particulièrement à même de produire des écarts, qui sont autant de symptômes des écarts culturels » (pp. 333-334).