Images prescrites. Ecrivains iconographes
du Moyen Age tardif

- Philippe Maupeu
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Poétique de l’illustration et syntaxe de l’image narrative

 

Les cahiers d’illustrations rédigés par Lebègue et Caoursin témoignent d’une forte intégration de l’image à un projet poétique et rhétorique qui relève pour le premier de l’histoire et pour l’autre de l’historiographie « contemporaine ». Les indications prescriptives appartiennent à ce que Bernard Vouilloux appelle les « relations transesthétiques prescrites », et plus particulièrement les « prescriptions directives », « véhiculées par les spécifications verbales », comme les didascalies théâtrales ou les indications d’exécution de tempo d’une œuvre orchestrale [28]. Pour brèves qu’elles soient parfois, ces « prescriptions directives » valent d’être interrogées à la fois dans leur structure syntaxique et discursive, et pour ce que leur syntaxe dit de la syntaxe iconique et des rapports de tension et de complémentarité entre texte et image.

Aux cahiers de Jean Lebègue (Oxford, Bodleian Library, D’Orville Ms 54) et Guillaume Caoursin (Vatican, Reginense lat. 1847), déjà mentionnés [29], nous ajouterons le cycle de quinze histoires conçu par Olivier de la Marche pour son roman allégorique, Le Chevalier délibéré (1483). Cette liste prescriptive se présente sous une forme très différente, et son caractère auctorial, qui ne fait aucun doute, n’est attesté par aucun document d’archive comparable aux notes de Caoursin et Lebègue. En effet, les prescriptions d’illustrations d’Olivier de La Marche ont pour caractéristique de figurer uniquement dans les manuscrits de publication du texte : nous n’avons pas accès au « laboratoire » éditorial de l’œuvre. Trois des dix-sept manuscrits subsistants du Chevalier délibéré reproduisent les instructions de La Marche à l’emplacement même des miniatures qu’elles étaient censées appeler et substituent aux images leur description [30]. Calligraphiés, ornés comme les huitains d’octosyllabes au milieu desquels ils s’insèrent, ces paragraphes en prose font du Chevalier délibéré un prosimètre allégorique. Leur statut oscille entre prescription d’illustration à l’attention de l’imagier, et ekphrasis ou didascalie adressée au lecteur [31]. Si le cahier d’instruction a disparu, la cohérence et la stabilité de ces prescriptions, éditées par C. W. Carroll, ainsi que leur complémentarité avec l’univers fictionnel de La Marche rend indubitable leur caractère autographe.

Ces trois programmes ont été scrupuleusement suivis par les imagiers – sinon dans tous, du moins dans certains des manuscrits et éditions conservés pour Le Chevalier délibéré. La fidélité avec laquelle le Maître du cardinal de Bourbon a appliqué les premières instructions de Caoursin laisse raisonnablement supposer que c’est avec le même scrupule qu’il a effectué la quarantaine des istoires suivantes. Un échantillon de ces prescriptions, choisies dans les trois programmes iconographiques, donnera un aperçu des processus poétiques et cognitifs communs qu’ils mettent en œuvre :

 

- Jean Lebègue, Histoires que l’on peut raisonnablement faire sur Salluste :
.xiiii.e histoire. Illec comment deux parlemens romains viennent de nuit au pont que devoient les Gaules passer que conduisoit Vulturcius et comment il fut prins et se rendi. Vulturcius primo cohortatus (45, 4). Soit pourtrait ung pont de pierre et l’eaue passant par dessoubz. Et en la haute partie dud. pont seront fait gens d’armes qui feront semblant de eux combattre et aultres gens qui venront du bas du pont pour cuider passer par force et se mectront en defense, maiz il n’y aura personne blecié ne sang respendu, maiz leur capitaine sera pris.

- Guillaume Caoursin, Instruction pour l’illustration du Siège de Rhodes :
Item, en l’espace signee par .v. soit figuré ce qui ensuit :
.v. C’est assavoir le maistre à cheval armé avecques soubreveste et une barrette en teste vermeille comme une carminolle [i.e. une toque], sans armeret, et aucuns freres à cheval arméz, bonnetz rouges en la teste ; et le maistre tiengne ung baston comme cappitaine, et gens à pié armés de brigandines ; et en ung canton, faire comme boulevart ou muraille ou rue, yssant et entrant avecques vouges les serviteurs.

- Olivier de la Marche, Le Chevalier délibéré :
(histoire V) Ceste histoire sera fondee sur ung jardin ouquel aura une petite traille, et soubz icelle traille aura une table mise, et de la viande sus en pettis plaz de bois, moyennement, et deux verres et une aiguiere. Et a celle table seront assis l’acteur vestu d’ung mantel de sattin cramoisy fouré de menuz vairs et sera ledit mantel tout long, les manches fandues et le porpoint noir, et en son chief sera ung chappel a une ymaige d’or, et de son costé aura escript en lieu veable lacteur. Et emprès lui sera assis l’hermite en  son habilement, et de son costé aura escript entendement. Et tiendront maniere de parler l’ung a l’autre, et assez prez d’eulx aura ung pettit novisse pour les servir, en l’abilement que dessus. 

 

La fonction prescriptive de ces descriptions est exprimée par le mode subjonctif, systématiquement chez Caoursin et ponctuellement chez Lebègue (soit pourtrait… soit figuré…). De même dans la maquette du Somnium d’Honoré Bovet (Hic depingatur etc.). Olivier de La Marche opte en revanche pour un futur simple, dans un emploi modal à peu près équivalent au subjonctif. Le sémantisme du futur simple oscille en revanche chez Lebègue entre deux régimes : modal, proprement injonctif (il concerne l’énonciation de l’image, le procès de sa réalisation tel qu’il doit être effectué par le peintre) et temporel (il concerne alors l’énoncé de l’image, transposition visuelle de l’enchainement narratif). L’énoncé « leur capitaine sera pris », par exemple, marque le terme d’une séquence narrative plus que le résultat anticipé de la mise en image par le peintre. Cette hésitation reflète moins une indécision stratégique quant à la fonction de ces descriptions (entre exécution par le peintre et activation par le lecteur, selon les termes de Vouilloux [32]) comme c’est le cas chez Olivier de la Marche, qu’une forme de débordement de la description par le récit chez l’humaniste parisien.

L’écrivain précise à l’adresse du peintre le lieu d’insertion syntaxique de l’image dans le manuscrit. Le repérage se fait toujours par rapport au texte (plus rarement par rapport aux livres, folios ou cahiers) : Lebègue, après avoir indiqué le titre de l’image, cite invariablement in extenso (les abréviations sont résolues) la première ligne du texte latin qui figurera sous la vignette peinte, celle-ci faisant alors office de titre de chapitre ou de paragraphe. Il explicite cette pratique au début de la série du Jugurtha :

 

La iie histoire puet estre assise environ demi cayer après le prologue du livre ou chapitre ou paraphe illec : Itaque in tanta au dessuz de ces motz Nam quicumque impudicus (14, 2).

 

Le cahier de Caoursin précise également le lieu de l’image :

 

[…] et affin que vous entendez mon intencion des ystoires que vueil et des lieux où seront, je les devise cy aprés en substance […] [33].

 

Dans les minutes, les rubriques sont signalées à l’attention du copiste par une croix, les lettres champies par un O (pour les distinguer des lettrines filigranées), et les miniatures numérotées « pour non faillir » [34]. Entre narracion et istoire, le texte et l’image qui l’illustre, les positions sont constantes au sein d’une même section mais variables de l’une à l’autre :

 

En oultre, soiez adverty que en l’ystoire du siege, la narracion est devant l’istoire, maiz es autres, l’istoire est devant la narracion, et l’ay fait pour cause, et ainsi qu’il soit ordonné es espaces signees par nombre pour non faillir, comme verrez es mynutes [35].

 

On aimerait en savoir plus sur cette cause, qui fait précéder pour le seul Siege de Rhodes l’istoire par la narracion : peut-être l’image vient-elle rassembler le récit, en proposer un compendium – mais les vues aériennes de Rhodes, si elles avaient été antéposées à l’épisode qu’elles illustrent, auraient tout aussi bien pu jouer le rôle des cartes et des plans, creuset de l’imagination où se projette spatialement le récit [36].

 

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[28] B. Vouilloux, Langages de l’art et relations transesthétiques, Paris, Editions de l’éclat, « tiré à part », 1997 (p. 21 et chapitre 3). Vouilloux distingue entre « prescription directive », verbale et de nature « illocutoire », et « prescription notationnelle » (les notes d’une partition, le texte dialogal d’une pièce de théâtre) : entre ce qu’il faut exécuter, et la manière selon laquelle l’exécuter (p. 42). Les « prescriptions directives » relèvent selon nous de l’explicitation d’une intention d’auteur.
[29] L’inventaire de la Bibliothèque royale de Blois en 1518 faisait état de « deux cayés de papier où sont contenus la forme de faire les dictz histoires », destinés aux frères de Limbourg pour la Bible Historiée commandée par Philippe le Hardi. Ces cahiers ont disparu (voir J.-B. de Vaivre et L. Vissière, « L’écrivain et le peintre », art. cit., p. 477).
[30] Ces descriptions sont contenues dans trois manuscrits : Bnf fr 1606, Turin BNU, L.V.1, et Vienne, ÖBB, Cod. 3391, dont aucun n’est autographe. Voir Le Chevalier délibéré, éd. C. W. Carroll, Tempe, Arizona, 1999, pp. 14-26 ; S. S. Sutch, « La réception du Chevalier délibéré d’Olivier de la Marche aux XVe et XVIe siècles », dans La Littérature à la cour de Bourgogne. Actualités et perspectives de recherche. Actes du 1er colloque international du Groupe de recherches sur le moyen français, Université Catholique de Louvain, Louvain-la-Neuve, 8-10 mai 2003, éd. Cl. Thiry et T. Van Hemelryck, Montreal, CERES, pp. 335-350 ; Ph. Maupeu, « Pour une poétique unifiée. Le programme iconographique du Chevalier délibéré d’Olivier de la Marche », dans A l’œil. Des interférences textes/images en littérature, sous la direction de J.-P. Montier, Rennes, PUR, 2007, pp. 125-143.
[31] Voir Ph. Maupeu, « Pour une poétique unifiée », Ibid. Elles ont pour finalité aussi bien leur « activation » par le lecteur que leur « exécution » par le peintre, pour poursuivre l’analyse de B. Vouilloux (Langages de l’art et relations transesthétiques, Op. cit., p. 54). A la suite de Genette, Vouilloux écrit que dans le cas du théâtre lu, « les spécifications verbales perdent leur statut ‘prescriptif’ (…) pour ne plus fonctionner dès lors que comme des énoncés narrativo-descriptifs, en tous points semblables à ceux qui ont cours dans les fictions narratives » (pp. 65-66).
[32] Ibid., p. 54. Pour Vouilloux, toute exécution (par le chef d’orchestre par exemple) présuppose une activation préalable, mais celle-ci peut se passer de celle-là.
[33] J.-B. de Vaivre et L. Vissière, « L’écrivain et le peintre », art. cit., p. 493.
[34] « […] et que toutes les rubricques soient de roze et d’azur, entendu que les premieres rubricques du traicté soient d’azur, c’est assavoir celles qui seront signees par +, et les lectres cappitales qui seront signees par O soient faictes d’or avecques vignectes (i.e. vigneture) en toute la page » (Ibid., p. 476). Les auteurs signalent que « l’alternance des couleurs des rubriques des couleurs est respectée » (Ibid.), selon le principe qu’énonçait déjà un siècle plus tôt Jacques Legrand, qui en faisait un support efficace de mémorisation du texte (« et pour tant est ce que l’en estudie mieulx es livres enluminéz pour ce que la difference des couleurs donne souvenance de la difference des lignes, et consequanment de celle chose que l’on veult impectorer » (Archiloge Sophie, éd. E. Beltran, Paris, Champion, 1986, p. 145).
[35] Ibid., p. 493.
[36] D’une manière comparable, chez Antoine de la Sale dans le manuscrit autographe du Paradis de la reine Sibylle ou encore chez Tolkien et C.S. Lewis, au seuil du Seigneur des Anneaux (carte des Terres du Milieu) ou du Monde de Narnia