Images prescrites. Ecrivains iconographes
du Moyen Age tardif

- Philippe Maupeu
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Fig. 3. J. Lebègue (éd.), Salluste,
Conjuration de Cathilina et
La Guerre de Jugurtha, v. 1420

Lebègue à travers son programme iconographique acte un processus de division et discrétisation de l’histoire en scènes singulières, processus indissociable de sa visée démonstrative : le passage de l’histoire anchienne, à la fois geste épique et ensemble iconographique, en une juxtaposition d’ymages légendées formant séquence. Il semble que Lebègue ait souhaité traiter le matériau historique donné par Salluste comme la succession héroïque de ces compilations du XIIIe siècle telles l’Histoire ancienne jusqu’à César ou les Grandes Chroniques de France, souvent largement illustrées. La mise en images accuse la configuration séquentielle du récit historique. L’embarras de Lebègue dans cette entreprise qui lui tient pourtant à cœur manifeste la dialectique à l’œuvre entre le continuum temporel et la stase iconique, entre le flux narratif du récit d’une part et la cristallisation monumentale des hauts faits en scènes remarquables [52]. Comme si, en somme, Lebègue souhaitait appliquer le paradigme virgilien de l’iconographie épique, ces « estoires de Troies » évoquées par Richard de Fournival, à un matériau historico-romanesque qui, malgré la dissertation liminaire de Salluste sur les caprices de Fortune, l’amour de la gloire et les faits mémorables [53], lui résiste. Peut-être cette tension est-elle perceptible dans la belle ekphrasis-prescription liminaire du manuscrit imaginée par Lebègue (fig. 3) :

 

Premiere histoire. On puet deviser la premiere histoire en ceste forme : Soyt fait et pourtrait ung homme a grant barbe fourchue qui aura en sa teste une coiffe blanche comme l’en souloit porter. Et sera assis en une chayere qui sera bien edifiee et devant soy aura la tablecte sur laquelle il fera semblant de escripre et tout ce qu’il appartient a ung escripvain quant il est en sa chaiere pour escripre. Et sera ledit escripvain vestu d’une cocte vermeille ou d’aultre couleur, a baz colet et fandue par devant en celle manière que l’en puisse veoir par hault et baz sa cocte de maille, et si aura son harnoiz de jambes et esperons dorés chaussiez. Et au dehors de la maçonnerie de sa chaiere aura son escuyer ou varlet arqué monté sur un cheval grison a harnois doré, une arque gaye a un pennon en sa main senestre et de l’aultre main tenra ledit escuier le cheval de son maistre a harnoiz doré,  duquel cheval on ne verra que la moitié de devant pour ce que l’autre moitié sera couverte ou mussee de ladite chaiere, en signifient que ledit homme escripvant sera descendu de chevalerie a l’estude et sera ledit varlet cum dit est en une belle paine ou aura herbe et arbres de diverses façons et au seurplus sera la champaigne de l’istoire par en hault faicte graceusement [54].

 

La juxtaposition dans l’espace de l’écrivain assis à sa chaire, sous un édicule, et de l’espace du dehors dévolu à l’écuyer et aux chevaux, vaut ainsi, d’après Lebègue, comme figure d’une conversion à l’estude. Mais on peut également y voir la persistance, au sein de l’écriture même, d’un modèle épique dont l’armure encore revêtue par l’escripvain serait le signe, et que Lebègue s’efforcerait de transposer en images. Le choix de l’iconographie érigerait en somme certaines scènes prélevées dans le récit au rang de hauts faits comparables à une geste épique.

La vis imageante de ces histoires les inscrit dans une rhétorique de l’enargeia. Cela est particulièrement remarquable chez Olivier de La Marche. Le temps narratif s’y cristallise en une série de tableaux vivants, propres à leur activation mentale par le lecteur [55]. Le détail, choisi avec soin par les trois auteurs, est par excellence le lieu où l’image se noue au texte, comme le montrent particulièrement les ekphraseis liminaires de Lebègue et Caoursin et l’ensemble du programme prévu par La Marche. Chez celui-ci, l’inscription verbale du signifié allégorique sur son signifiant iconique, tel l’ermite Entendement ou l’Acteur dans l’histoire 5 citée ci-dessus, contribue à une unité organique du texte et de l’image qui atteint un équilibre plastique remarquable dans les éditions imprimées de Schiedam et Gouda, parfaitement fidèles aux prescriptions iconiques (compte non tenu de la couleur) : les mots et les bois gravés semblent tracés de la même empreinte. Nos écrivains iconographes accordent tous trois beaucoup de soin aux couleurs. Couleurs héraldiques notamment, qui permettent la distinction des armées en présence, et de leurs bannières, chez Lebègue [56] et Caoursin [57]. Chez la Marche, les inscriptions verbales peintes sur le motif le sont en lettres dorées, d’argent, d’azur ou vermeilles. Les couleurs sont déposées en aplat sur les objets, les chevaux et les caparaçons, les habits, selon un art qui relève de la miniature, comme en témoigne cet « échantillon » (histoire 3) :

 

Ceste histoire sera fondee sur une plainne sans arbres, et aura escript sur icelle en lieu veable en lettres d’asur c’est la terre de plaisance mondainne. Et ou millieu d’icelle aura deux hommes d’armes a cheval qui se combattront d’espees dont l’ung sera l’entrepreneur monté sur tel cheval qu’il est premier devisé. Et l’autre sera ung aultre chevalier errant monté sur ung cheval pye, bay et blanc. Et aura cest autre chevalier une cotte verde sur son harnas, et son espee saincte pardessus. Et sur ladite cotte aura escript en lettres d’or hutin. Ilz auront tous deus esperons dorez. Et en l’espee de l’acteur et en celle de hutin, en toutes deux aura escript en lettres vermeilles folie. Et ou milieu du champ aura deux lances rompues, dont l’une sera vermeille et l’autre blanche, et en la vermeille aura escript advanturer. Et en la blanche en lettres d’or peu de sens. Et entre eulx deux viendra une damoiselle sur ung blanc paleffroy, qui tiendra maniere de soy mettre entre les deux chevaliers et de departir la bataille. Et aura en sa main dextre ung tergon grant tout blanc dont elle tiendra maniere de recevoir les cops des espees pour garantir les chevaliers. Celle damoiselle sera vestue d’ung drap d’or blanc. Et sur sa robe aura escript en lettres d’azur reliques de jeunesse. Et sur le harnas ou le cheval de l’acteur aura escript en lieu veable l’acteur (éd. cit. ; fig. 4).

 

Ce soin apporté à la couleur picturale témoigne de la complémentarité du texte et de l’image dans la construction du monde fictionnel pensé par Olivier de la Marche : le Chevalier délibéré est en effet, si l’on s’en tient au seul texte, achrome : il tire sa couleur des illustrations censées l’accompagner.

Les prédicats descriptifs, désignés par le nom et l’épithète, n’ont pas vocation à l’exhaustivité : la description / prescription n’épuise pas l’image peinte. Comme l’écrit Foucault, « on a beau dire ce qu’on voit, ce qu’on voit ne loge jamais dans ce qu’on dit » [58]. Les prescriptions sont parfois très succinctes, elles visent à l’économie : bon nombre des histoires de Lebègue ou de Caoursin n’excèdent pas quelques lignes. Les écrivains iconographes font ainsi le départ entre le détail essentiel, à valeur prédicative, qui conditionne la lisibilité de l’image et sa fidélité littérale au texte (ainsi du détail héraldique), et le détail anecdotique, contingent, laissé ad libitum, à plaisir du peintre comme l’écrit Guillaume Caoursin :

 

Et derriere [il s’agit de l’image d’offrande], soient .iii. ou .iiii. personnaiges faiz à plaisir, et faire en ladicte salle quelque marmote et chiens de chasse avecques ung papegay. [histoire 1]
C’est assavoir le mosle de St Nicolas (…) avecques la circonstance de la mer et aucunne part de la cité ; et que le painctre face tousjours à son plaisir aucun chien ou oyseaulx et poissons en mer [59].

 

Caoursin formule avec on ne peut plus de clarté ce jeu entre le contrôle de l’auteur et l’initiative « marginale » accordée de fait au peintre :

 

Et affin que vous entendez mon intencion des ystoires que je vueil et des lieux où seront, je les devise cy aprés en substance, remectant la reste à discrecion du painctre [60].

 

Voilà définis les périmètres où s’exercent d’une part l’intention de l’écrivain, qui concerne le sujet, la substance même des ystoires, et d’autre part la discrecion du peintre concédée au reste. L’iconographe fait contre mauvaise fortune bon cœur : faute d’un contrôle total sur la réalisation du manuscrit autographe il désigne des priorités, hiérarchise des éléments, ménage des libertés contrôlées. De fait, pour qu’une image soit fidèle au texte qu’elle illustre et conforme à l’intention de son auteur, il n’est pas nécessaire qu’elle lui corresponde en tous points : si l’image peinte se rattache au texte (entendons là non seulement la prescription, mais le texte littéraire) dans et par le détail, elle est également le lieu d’un jeu référentiel, d’un écart, résultat d’un déplacement trans-sémiotique dynamique qui ne va pas sans appropriation et interprétation.

 

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[52] Pour le Catilina, citons entre autres épisodes constitués comme scènes par l’image : le serment des conjurés (histoire 4 : « Comment Catiline fait boire a ses compaignons vin meslé de son sang) », l’aveu de Volturcius (histoire 14 : « Comment Vulturcius interrogé sur le fait des lettres et alliances des Gaules confesse la verité »), le discours décisif de Caton au Sénat (histoire 16 : « comment après ce que Cesar ot dit son opinion Caton s’eleva et dit en son opinion que les conjurez devoient tous morir »), ou l’exécution des complices de  Catilina (histoire 18).

[53] Salluste, Conjuration…, éd. cit., pp. 56-58. L’entreprise de l’historien, écrit Salluste, consiste à élever le récit au niveau des faits glorieux qu’il relate (« facta dictis exaequanda sunt », III, p. 57). L’historien romain soupçonne les écrivains d’Athènes d’avoir par leur génie exhaussé la gloire de leurs héros : « Les exploits des Athéniens ne manquèrent, sans doute, ni de grandeur ni d’éclat ; je les crois néanmoins sensiblement inférieurs à leur renommée » (VIII, p. 62).
[54] Jean Lebègue, Histoires que l’on peut raisonnablement faire…, éd. cit.
[55] Voir Ph. Maupeu, « Pour une poétique unifiée », art. cit.
[56] Entre autres exemples, dans Catilina : « xxi e histoire. Illec Interea Catilina (60, 4), sera faite une grant bataille a pié d’entre ceulx de Romme qui auront pour banniere un aigle de sable et le champ d’or et les gens de Catilina qui auront ung pennon ou estandart et illec sera fait Catilina armé comme dessus qui se combatra fort et ses compaignons aussi et y aura foison gens mors et sang respendu » (Jean Lebègue, Histoires que l’on peut raisonnablement faire…,  éd. cit.).
[57] Pour distinguer les armes des Chrétiens et des Turcs : « C’est assavoir freres de la Religion de Rhodes arméz avecques leurs soubrevestes, et que l’ung tienne l’estandard quarré de la Religion escartellé des armes de Mons. (…) desquelz Turcqs, l’ung tiengne la banniere du grant Turcq venant en pointe qui aye une lune d’azur en champ d’argent » (J.-B. de Vaivre et L. Vissière, « L’écrivain et le peintre », art. cit., p. 495).
[58] M. Foucault, Les Mots et les choses, Paris, Gallimard, Tel, 1990, p. 25. Cité par Liliane Louvel, Le Tiers pictural. Pour une critique intermédiale, Rennes, Presses universitaires de Rennes, « Interférences », 2010, p. 25.
[59] De Vaivre et L. Vissière, « L’écrivain et le peintre », art. cit., pp. 494 et 497.
[60] Ibid., p. 493.