Images prescrites. Ecrivains iconographes
du Moyen Age tardif

- Philippe Maupeu
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Fig. 2. G. Caoursin, Le Siège
de Rhodes
, 1484

Les trois auteurs désignent les miniatures comme des histoires. A la différence de l’ymage ou de la portraiture, l’histoire est une image narrativement articulée : syntaxiquement, elle lie plusieurs énoncés iconiques au sein d’un même cadre, par juxtaposition [37] ou condensation [38], et elle s’inscrit à son tour dans une séquence dont elle représente une phase, un moment [39]. La structure syntaxique de la prescription repose sur l’énumération, la juxtaposition ; la description, coordination de propositions liées par la conjonction cumulative « et », procède par additions d’éléments : comment d’ailleurs, à des fins d’exécution pratiques, pourrait-il en être autrement ? Le contenu des histoires, leur sujet ou substance, selon le terme de Caoursin [40], est développé et organisé avant tout par les relations internes entre les personnages (conflit ou accord) et par leurs positionnements réciproques, très ritualisés (dextre / senestre). Anaphoriques et reprises nominales expriment des rapports de contiguïté ou d’inclusion spatiale (La Marche : « ung jardin ouquel aura une petite traille, et soubz icelle traille aura une table mise (…) Et a celle table seront assis, etc. ») et de spécification progressive (Caoursin : « C’est assavoir le maistre à cheval armé (…) et le maistre tiengne ung baston comme cappitaine, etc. »). L’ordre syntaxique de la description est particulièrement maîtrisé par Olivier de La Marche, ce qui facilite sa visualisation par le lecteur. A l’inverse, chez Lebègue, la structure de l’image semble emportée par la force centrifuge d’un récit qu’elle ne peut contenir. Cette tension narrative, mal résolue chez Lebègue, a donné lieu à certaines incompréhensions chez les peintres [41], mais elle est au cœur d’un projet iconographique pensé comme la ressaisie par l’image du continuum narratif de l’histoire.

En effet, l’enjeu pour Lebègue est de fixer l’histoire en scènes mémorisables – car dignes de mémoire, memoria digna, comme l’écrit Salluste au prologue du De conjuratione Catilinae [42] : d’où le rapport de l’histoire (au sens de la mise en images du récit) avec la rhétorique démonstrative. Christine de Pizan ou Guillaume Caoursin, comme Jean Lebègue ou Sébastien Mamerot [43], courent après la visualisation séquentielle d’une « légende des siècles », temps anciens ou gloires contemporaines : « quant on voit painte une estoire de Troies ou d’autres, on voit les faits des preudommes aussi con s’il fussent present », écrivait au milieu du XIIIe siècle Richard de Fournival en prélude de son Bestiaire d’Amour [44]. Le modèle en remonte à cet épisode de l’Enéide ou Enée contemple peintes « dans leur ordre (ex ordine) » aux parois du temple de Junon édifié par Didon « les batailles d’Ilion, toute cette guerre dont la renommée s’est répandue à travers le monde (iam fama totum volgata per orbem) » [45]. Enée verse des larmes devant ces « vaines peintures » : « Ici même, s’écrit-il, les belles actions ont leurs récompenses ! » [46].

La mémoire des faits des preudommes est la vocation de l’histoire : le programme iconographique du Siege de Rhodes conçu par son secrétaire personnel célèbre la figure du grand maître de l’Ordre, Pierre d’Aubusson, et sa geste héroïque contre l’armée de Mehmet II. En ce sens, Caoursin se pose en indiciaire de l’ordre de l’Hôpital : son programme indique et démontre au double sens du terme : il donne à voir et sert la renommée de l’ordre. La carte de Rhodes qu’il envoie à l’atelier parisien vaut comme manifeste « réaliste ». Une telle précision des lieux ne se pourrait décrire de bouche ou par lectre :

 

Item, pour vostre advis, je vous envoye en pancture la cité de Rhode et le siege des Turcqs, afin que le painctre aye bonne exemple pour faire ce que je demande, car on ne pourroit si bien escripre ne deviser par lectre que le voir en painture [47].

 

Cette carte se retrouve sur huit des trente-deux miniatures qui illustrent le siège de la ville [48] : elle donne à voir le théâtre de la geste héroïque de l’Ordre (fig. 2). L’image sert la vocation démonstrative du texte, au sens premier du terme – de-monstrare, décrire, re-présenter [49]. Les programmes iconographiques monumentaux, fussent-ils peints dans les livres, le sont pour figurer au tribunal de l’Histoire. L’image, avec sa puissance d’évocation, participe pleinement de l’entreprise épidictique conduite par Caoursin pour la gloire de l’Ordre et de son grand Maître : les hauts faits héroïques ne méritent pas moins, écrit-il, qu’« ung chef d’euvre » [50].

Il en va un peu différemment de l’édition de Lebègue : s’ils relatent en effet l’action d’hommes « dignes de mémoire » dont la vertu sauve la République (Cicéron, Caton ou le lieutenant Pétréius qui défait l’armée de Catilina), les récits de Salluste proclament moins à vrai dire les « hauts faits des Romains » qu’ils ne content les aléas d’une vie politique agitée par l’ambition et la corruption. Il n’en reste pas moins que le secrétaire de la chancellerie royale tient particulièrement à une illustration fidèle, et qu’il traque sans complaisance les erreurs des peintres comme en témoignent les annotations de sa main sur le manuscrit de Genève. Le débord que l’on observe chez lui de l’image par le récit, que nous soulignions plus haut, est symptomatique du processus de mise en image de l’histoire et de ses difficultés. En voici un autre exemple, tiré du Jugurtha :

 

Ceterum oppidum (91, 6) (…) Item illec soit fait un grant chastel sur une roche nommée Capsa et le païs d’environ tout sablonneux plain de serpens sans eaues ne fontaines. Pour ce le consul Marius (…) qui avoit grant desir de le aller conquerir fist amplir à une rivière où il estoyt tous les cuers des bestes que l’en tuet (sic) en son ost et les charga sur chevaulx et s’en ala vers le chastel, et quant il fu près il fit descendre tout son bagage excepté l’eaue et seront fais ses gens qui par derrière une montaigne monteront et iront jusque devant la porte, mais au dehors de la porte seront faiz les bonnes gens de la ville qui estoient alez à leurs labours. Et pour ce les encloront les Roumains dehors, car les Roumains seront entre la porte du chastel et les laboureurs. Et après sera fait comment les gens du chastel se rendront et balleront les clefs du chastel.

 

L’analepse narrative se mêle à la prescription, les temps du parfait au futur simple. L’enlumineur a éliminé les précisions superflues et traduit cette description dans les termes d’une reddition conventionnelle, signalée par l’énorme clé tenue par le premier habitant qui sort au-devant de l’armée ; la présence quelque peu saugrenue au premier plan de deux laboureurs est un certificat de bonne volonté adressé à un commanditaire aux exigences pas toujours claires mais que l’on se garde de froisser [51].

 

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[37] Ainsi de la représentation d’un même personnage dans des moments successifs, comme dans la Passion de Munich de Memling ou L’Histoire de Nastagio degli Onesti par Botticelli du Prado.
[38] Ainsi de l’arrestation du Christ dans le « Livre de Madame Marie » (ca 1300) : le Christ reçoit le baiser de Judas tout en recollant l’oreille de Malchus, pendant que Pierre remise son épée au fourreau (Le Livre d’images de Madame Marie, introduction et commentaire par A. Stones, Paris, Editions du Cerf – Bibliothèque nationale de France, 1997, f°33v).
[39] Voir par exemple la série des quatre tableaux de Botticelli représentant l’aventure de Nastagio, d’après Boccace ; et bien entendu de toutes les représentations de la Passion du Christ ou de l’Histoire chrétienne.
[40] Ibid., p. 493.
[41] Voir A. Hedeman, « L’humanisme et les manuscrits enluminés », art. cit.
[42] « je résolus d’écrire l’histoire du peuple Romain, en en détachant [carptim] les faits qui me semblaient dignes de mémoire » (Salluste, Conjuration de Catilina, éd. et trad. A. Ernout, Paris, Les Belles Lettres, 1947, IV, p. 58).

[43] Voir l’article de M. Jacob, « Le programme iconographique du manuscrit de dédicace des Passages d’outremer de Sébastien Mamerot : une tentative d’exhortation à la croisade au temps de Louis XI », dans Quand l’image relit le texte, Op. cit., pp. 185-197.
[44] Richard de Fournival, Le Bestiaire d’Amour et la Response du Bestiaire, éd. G. Bianciotto, Champion Classiques, 2009, p. 156.
[45] Virgile, L’Enéide, éd. H. Goelzer, trad. A. Bellessort, Paris, Les Belles lettres, 1938, Livre I, v. 456-457.
[46] « En Priamus. Sunt hic etiam sua praemia laudi » (v. 461).
[47] J.-B. de Vaivre et L. Vissière, « L’écrivain et le peintre », art. cit., p. 481.
[48] Ibid., p. 482.
[49] Le manuscrit des Passages d’Outremer de Sébastien Mamerot (BnF fr 5594), commandé par le conseiller de Louis XI et gouverneur de Champagne Louis de Laval-Châtillon et peint par Jean Colombe, sert également une visée « démonstrative », comme en témoignent ses partis-pris idéologiques, soulignés par Marie Jacob (« Le programme iconographique du manuscrit de dédicace des Passages d’outremer de Sébastien Mamerot », art. cit.).
[50] J.-B. de Vaivre et L. Vissière, « L’écrivain et le peintre », art. cit., p. 492.
[51] Voir J. Lebègue, Histoires que l’on peut raisonnablement faire sur les livres de Salluste, éd. cit.