Images prescrites. Ecrivains iconographes
du Moyen Age tardif

- Philippe Maupeu
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Fig. 4. G. Caoursin, Le Siège
de Rhodes
, 1484

Fig. 1. G. Caoursin, Le Siège
de Rhodes
, 1484

Fig. 5. O. de La Marche, Le Chevalier
délibéré
, fin du XVe siècle

Le cas du portrait d’auteur

 

Les prescriptions verbales déterminent également la représentation de l’auteur dans l’iconographie, comme en témoignent les directives de Caoursin pour la lettre historiée et la vignette liminaires de son manuscrit (fig. 4) :

 

Primo, soiez adverty que la rubricque qui commence Ad magnaninum soit escripte en azur et la lectre A soit faicte de plume gentille, (…) et vueil que la premiere lectre du prologue, qui est P soit faicte d’or et d’azur et toute environnee de vignecte le plus deliee ouvraige qu’il est possiblz avecques oyseaulx et bestes et que dedans la lectre du P soit figuré ung docteur avecques chappe rouge fourree de menu ver, assiz en chaire, en forme d’escripvain, et que en la marge d’embas soit fait ung chappeau ront de fleurs de liz comme elles croissent, et dedans le chappeau au millieu soient mises les armes de Monsr. le grant maistre present, escartellees avecques les armes de la Religion, dont tenez l’exemple de par della [61].

 

Sur le folio suivant du cahier est consignée la description de la scène de dédicace :

 

Soit fait ung siege de tribunal comme royal en salle ou en gallerie, auquel soit assiz Monsr. le grant maistre vestu d’une robbe sanguine obscure, ung manteau à becq noir avecques les cordons, tenans ses patenostres d’ambre, et ung bonnet noir parisien en la teste sans chaperon nul ; et que à sa destre, soient assiz quatre freres avecques manteaulx à plain fons noirs et la crois au millieu, et bonnetz noirs en la teste et patenostres tenans de courail, et est entendu qui soient assiz sur ung bancq couvert de tappiscerie, et pareillement autres quatre à la bande senestre ainsi abilléz et assiz, et que la chaire du tribunal soit paree de drap d’or et soubz ses piéz ung cossin couvert d’asur, et devant ledict tribunal ung tappiz de Turquie. Et devant le maistre soit à ung genoul ung homme vestu de robbe noire à manches fendues, le pourpoint de satin, tenant son bonnet viollet à la main senestre et en la main destre ung livre qui (sic) presente au maistre  et qui soit en certe distance du maistre sur ledict tappis, et non prés, et qu’il ait cheveulx cours, ront visaige et le nez camus ; et derriere, soient .iii. ou .iiii. personnaiges faitz a plaisir, et faire en ladicte salle quelque marmote [i.e. singe] et chiens de chasse avecques ung papegay [62].

 

Ces indications ont été scrupuleusement respectées (f°1v et 3v, figs. 4 et  1). D’un côté, dans la lettre historiée, une figure générique en forme d’escripvain, uniquement déterminée par les attributs de l’institution qu’il représente, chape fourrée et chaire, la physionomie étant laissée à la discrétion du peintre. De l’autre, le portrait individuel d’un homme cheveux courts, visage rond, nez camus, traits saillants et notations conventionnelles d’une singularisation physique a minima, qui puisse être aisément traduite par le pinceau du peintre et reconnue comme telle par l’auteur et le dédicataire. La convergence identitaire entre l’écrivain et l’offrant importe peu à Caoursin, alors même qu’il est l’auteur du livre qu’il présente à son dédicataire : la figure de l’écrivain individuel s’affirme dans le geste du don plus que dans l’acte d’écriture. Le dédicataire quant à lui est représenté dans la dignité de sa fonction sur la miniature d’offrande, et individualisé par l’inscription de ses armes héraldiques, écartelées de celles de l’Ordre, en marge de queue.

Olivier de la Marche donne également quelques directives pour la réalisation de son autoportrait. L’auteur, dans ce texte pseudo-autobiographique, est aussi le protagoniste du récit, l’acteur et chevalier délibéré :

 

En ceste histoire aura ung manoir en facon d’un chasteaul, et tenant a icellui aura une plainne arbue, et ou milieu d’icelle plainne aura ung chevalier vestu d’une longue robbe noire sanglé, et unes patenostres pendans a sa sainture au dextre costé, et seront estoffees de houppes et de saingnaulx d’or. ledit chevalier aura une chainne d’or au col et tiendra ung long baston en sa main dextre et en son chief aura ung chappeaul noir a une petitte enseigne d’or, et une cornette devant son visaige et a l’entour de son col, et le plus en forme d’homme pensif que faire se peult. Et emprés lui aura une femme vestue d’ung drap d’or bleu, l’abilement et l’atour en maniere d’une sebille, et tiendra maniere de diviser audit chevalier. Et sur la robe du chevalier aura escript l’acteur, et sur celle de la dame aura escript en lieu veable pensee (éd. cit., histoire 1 ; fig. 5).

 

Comme l’a relevé Catherine Emerson, cette description correspond à la représentation de l’auteur dans la scène d’offrande de ses Mémoires à Philippe Le Beau (BnF fr 2868, f°5r) [63]. Disons qu’elles en partagent les prédicats descriptifs indiqués par l’auteur : longue robe fourrée et chapelet à la ceinture. Pour autant, ces prédicats peu nombreux ne fondent pas l’individuation du sujet. Catherine Emerson a en outre reconnu « une ressemblance » entre l’acteur représenté dans les gravures des premières éditions du texte et le célèbre portrait de La Marche contenu dans le recueil conservé à Arras (BM, 266, f°280) : « vieil homme à la mâchoire lourde, au nez crochu et aux yeux tristes », qui « incarne la mélancolie du personnage littéraire dont la devise souligne les souffrances ». Il est indéniable que le profil au nez busqué et les yeux cernés [64], prédicats absents de la prescription directive, individualisent un personnage qui excède la simple figure générique que l’on trouve dans d’autres éditions. D’autres traits en revanche distinguent la figure gravée du portrait dessiné d’Arras, la chevelure notamment, longue dans les éditions hollandaises [65], qui peuvent suggérer la jeunesse : le chevalier délibéré est ainsi pourvu d’une identité iconique, soulignée par l’indication verbale brochée sur l’image (« l’acteur ») mais elle relève plus sûrement d’un portrait composite ou recomposé de son auteur. Pour incertaines qu’elles soient, ces hypothèses ne peuvent pas être écartées d’un revers de main : elles posent non seulement la question du statut de la ressemblance dans le « portrait d’auteur », mais aussi celle des modalités pratiques de sa réalisation. La « ressemblance » du portrait à son référent peut être prescrite par l’auteur du manuscrit selon deux voies :

 

Les listes ou carnets de prescriptions éditoriales de Caoursin ou Lebègue reflètent des pratiques d’auteurs plus répandues que le faible nombre de documents aujourd’hui conservés ne le laisserait supposer. Ces livrets n’avaient vocation à être ni publiés ni archivés, ils n’avaient d’autre fonction que purement utilitaire et ont disparu une fois les manuscrits réalisés. La lettre de Caoursin suggère que ces indications pouvaient également être délivrées par d’autres moyens, « de bouche », ce qui était facilité lorsque l’auteur connaissait l’atelier de fabrication ou entretenait avec lui une collaboration suivie. Dans certains cas très rares, et c’est celui de Caoursin – mais il doit y en avoir d’autres encore, qu’il reste à découvrir – nous ne devons leur existence qu’à l’éloignement géographique entre le lieu de commande du manuscrit et l’atelier de production. Les « images prescrites » participent de l’identité opérale de grands textes médiévaux tardifs tels le Chevalier délibéré d’Olivier de la Marche, le Livre du cœur d’Amour épris de René d’Anjou ou le Séjour d’Honneur d’Octovien de Saint-Gelais. Elles s’inscrivent dans une conception unifiée des rapports entre texte et image, orchestrée par des écrivains iconographes pleinement conscients de leurs virtualités expressives et esthétiques.

 

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[61] Ibid., p. 493.
[62] Ibid., p. 494.
[63] C. Emerson, « Les illustrations du Chevalier délibéré : autoportrait ou création de personnage ? », dans L’Autoportrait dans la littérature française du Moyen Age au XVIIe siècle, sous la direction d’E. Gaucher-Rémond et J. Garapon, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2013, pp. 133-143 (pp. 139-140, ill. 22).
[64] Voir l’édition parue à Schiedam ca 1500, la gravure du feuillet a.iii. correspondant à l’histoire 2 (le profil accusé par la taille d’épargne, nez saillant et menton fuyant), et la gravure du feuillet a.vi. correspondant à l’histoire 5 (le nez busqué insiste, même dans un portrait de trois-quarts).
[65] On se reportera au site Gallica pour la numérisation des éditions de Schiedam et de Gouda, numérisation d’une qualité trop médiocre pour figurer ici.
[66] Pour reprendre la terminologie communicationnelle de Bateson et Watzlawick. « L’analogie opère dans l’élément de la ressemblance ou d’une certaine continuité mimétique, l’ordre digital procède par oppositions binaires, et selon une logique du tout ou rien » (D. Bougnoux, La Communication par la bande, Paris, La Découverte, « Textes à l’appui », 1992, p. 263).
[67] Nelson Goodman distingue entre la partition, l’esquisse et le script pour penser les relations de prescriptions transesthétiques notamment dans les arts (autographiques ou allographiques) à deux phases. « Contrairement à la partition, l’esquisse, écrit Goodman, ne fonctionne pas du tout dans un langage ou une notation, mais dans un système sans différenciation ni syntaxique ni sémantique » (Langages de l’art, Editions Jacqueline Chambon, « Pluriel », 1990, pp. 231-232). Voir également, B. Vouilloux, Langages de l’art et relations transesthétiques, Op. cit., pp. 23-25.
[68] J.-B. de Vaivre et L. Vissière, « L’écrivain et le peintre », art. cit., p. 492. Et plus loin, histoire VI : « C’est assavoir la cité de Rhodes avecques l’environ selon le patron du siege painct » (p. 496).