Images prescrites. Ecrivains iconographes
du Moyen Age tardif

- Philippe Maupeu
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Fig. 2. G. Caoursin, Le Siège
de Rhodes
, 1484

Il n’est pas toujours possible de distinguer les prescriptions iconographiques établies par l’auteur des notes écrites par le superviseur du manuscrit ou par le peintre lui-même. La lettre de Guillaume Caoursin suggère que l’auteur comme le superviseur pouvaient communiquer leurs instructions oralement aux peintres de l’atelier. Certains programmes iconographiques conventionnels (pour un Livre d’Heures ou un Psautier par exemple) étaient répertoriés dans des cahiers de modèles. En ce qui concerne les textes nécessitant un programme iconographique spécifique ou nouveau, les indications écrites pouvaient prendre la forme de notes marginales destinées à être effacées ou à disparaître au rognage, ou s’inscrire dans l’espace laissé vacant pour le peintre (lettrine, cadre d’une vignette) avant d’être recouvertes par l’image [11]. Les rubriques, à condition d’être suffisamment circonstanciées, assumaient également cette fonction, et une liste de rubriques figurant sur un feuillet ou bi-feuillet indépendant joint ensuite au volume pouvait valoir comme programme iconographique [12]. Certains manuscrits présentent en marge des esquisses de la composition à venir, allant de la plus élaborée à la plus allusive, certaines d’entre elles (un marteau comme signe de la Crucifixion par exemple) ayant fonction d’aide-mémoire pour les peintres eux-mêmes [13].

L’écrivain programme parfois l’illustration en l’inscrivant dans le texte lui-même. Ainsi le jouel de Paix dans le Livre du Pelerin de vie humaine de Guillaume de Deguileville, objet mnémotechnique figurant sous la forme d’une équerre de charpentier la paix que l’homme doit entretenir avec son âme, son prochain et le Christ. Le peintre, comme tout lecteur, doit réaliser plastiquement (mentalement pour le lecteur) l’objet dont l’auteur lui décrit le patron et l’exemplaire :

 

Et est raison que sa fasson
Conneue soit a un patron
Et a un vray exemplaire
Que cyens ay fait pourtraire [14].

 

Bien connu également est le « mode d’emploi » des miniatures de l’Epistre Othea, précisé en rubriques par Christine de Pizan, qui prouve toute son implication dans la réalisation du programme iconographique, partie prenante de l’œuvre [15].

S’il subsiste des zones d’ombre, il est aujourd’hui avéré que Christine de Pizan a assumé le rôle de « libraire privé pour la diffusion de ses propres œuvres » et qu’« elle gardait la haute main sur l’ensemble du processus » d’édition, iconographie comprise [16]. Certains auteurs (compilateurs, translateurs) étaient versés dans les aspects les plus techniques de la fabrique du manuscrit, de sa copie et de son ornementation, tels Jean Lebègue, ou dans le contexte bourguignon plus tardif Jean Miélot et David Aubert. Certains manuscrits portent trace des suggestions et directives de l’auteur sous formes de notes ou commentaires marginaux, tel un exemplaire du Somnium super materia Scismatis d’Honorat Bovet (BnF latin 14643, f° 269r-283v), annoté d’après Gilbert Ouy [17] de la main de Gerson, où l’on trouve de nombreuses adresses au peintre enlumineur (restées sans effet, les deux seuls manuscrits connus n’ayant pas été illustrés) sous la forme : « Hic depingatur rex Navarre cum suo consilio, cui se declinet actor, in statu doctoris religiosi de ordine sancti Augustini » (f°270v), « Hic depingatur rex portugalie » [18]. Ces indications succinctes portent sur le sujet à représenter et ne donnent aucun élément de composition.

Les documents les plus précieux qui nous renseignent sur ces pratiques sont les guides iconographiques rédigés par les auteurs eux-mêmes à l’adresse des peintres. Ces cahiers de prescription sont à distinguer des « guides de lecture » d’images, destinés aux lecteurs [19]. Nous n’en avons conservé que de rares exemplaires. Le cahier de Guillaume Caoursin est incomplet : seules subsistent les descriptions des dix premières « ystoires du siege de Rhodes » et de la première capitale historiée sur un ensemble de 51 miniatures effectivement réalisées, d’après ces indications, par le Maître du cardinal de Bourbon [20]. En revanche, le guide iconographique rédigé par Jean Lebègue pour une édition de la Conjuration de Catilina et de la Guerre de Jugurtha de Salluste (Oxford, Bodleian Library, D’Orville 141) rend compte de l’intégralité du programme exécuté pour le manuscrit aujourd’hui conservé à Genève (Bibl. Publique et universitaire, ms54) [21] : à savoir soixante-six miniatures, dont un tiers (22 miniatures) pour le Catilina et le reste pour le Jugurtha (44 miniatures) [22]. Dans ce manuscrit illustré, Lebègue a en outre ajouté ses commentaires en marge des vignettes pour rectifier certaines erreurs d’illustrations, dans le but de préparer un nouvel ouvrage aujourd’hui perdu.

Selon Anne Hedeman, ces erreurs, dues à de mauvaises lectures des indications laissées par Lebègue, s’expliquent par la perception partielle que chacun des neuf ou dix peintres avait de l’ensemble de l’ouvrage. Les instructions de l’auteur devaient être lues successivement et dans leur ensemble, comme l’indiquent les nombreux anaphoriques par lesquels Lebègue se dispense de répéter au sujet d’une miniature des indications déjà données précédemment [23] :

 

.iiii. histoire. Comment Catiline declarre son intencions a ses compaignons et les enhorte a diligemment mectre la besongne a execution. Item illec « Ny victus fidesque vestra » (20, 2) sera fait derechief ledit Catiline et ses compaignons habillez comme dessuz [i.e. comme décrit dans l’histoire précédente] [24].

 

Ce principe d’économie descriptive se retrouve dans les descriptions de Caoursin. Il renvoie le peintre (ou son superviseur) aux instructions précédentes pour caractériser un personnage ou un lieu, la ville de Rhodes en l’occurrence, dont l’auteur a envoyé un modèle peint, un patron qui doit servir pour l’ensemble de la séquence narrative [25] :

 

(Image VI). C’est assavoir la cité de Rhodes avecques l’environ selon le patron du siege painctz, mais y ne fault point pandre le suege, et que en toutes les tours soient les banieres de la Religion escartellees celles du maistre […]
(Image VII). C’est assavoir la cité de Rhodes comme dessus […]

 

A l’évidence, les enlumineurs du manuscrit de Lebègue n’ont pas travaillé suffisamment en concertation et le cloisonnement des tâches a nui à la circulation des informations et à la cohérence du programme. Ainsi les emblèmes impériaux de l’armée romaine, pourtant précisés dans son guide (D’Orville 141, f°48v), sont omis dans les vignettes suivantes, ce qui entraine le rappel suivant, où l’on sent nettement poindre l’agacement de l’auteur :

 

Fault la banniere. Memoire que avec les Rommains soit faite tousjours la banniere de l’Empire, c’est assavoir l’aigle de sable et l’escu d’or [26]. (f°50v)

 

On le voit, les corrections apportées sur le manuscrit par l’auteur superviseur de son œuvre concernent tout autant l’iconographie que le texte. Une « maquette de manuscrit », destinée à préparer l’illustration du Somnium super materia scismatis d’Honoré Bovet, offre d’autres exemples de ce retour sur manuscrit de la part du superviseur-auteur et de l’exigence qu’il montre à l’endroit de l’iconographie du texte : « Frustra dimissum fuit hoc spacium, quia nichil in eo debet depingi », lit-on en marge d’un espace laissé vacant par erreur (f°272v) [27].

 

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[11] Par exemple le manuscrit du Pèlerinage de vie humaine de Guillaume de Deguileville conservé à Pont-à-Mousson (BM 6) : les indications d’illustration contenues dans les cadres prévus à cet effet, encore visibles car l’illustration prévue n’a pas été réalisée ; elles sont détaillées comme de véritables ekphraseis.
[12] J. J. G. Alexander, Medieval illuminators, Op. cit., p. 53 ; R Rouse et M. Rouse, Manuscripts and their Makers, Op. cit., p. 248.
[13] R Rouse et M. Rouse, Manuscripts and their Makers, Ibid., p. 250 ; J. J. G. Alexander, Medieval illuminators, Ibid., pp. 59 et 65 (l’exemple du marteau).
[14] Le Livre du pelerin de vie humaine, éd. et trad. R.G. Edwards et Ph. Maupeu, Paris, Le Livre de poche, « Lettres gothiques », 2015, v. 2755-2758 et note. Voir également le commentaire aux miniatures du manuscrit Bnf fr. 829, p. 45, et Ph. Maupeu, « Statut de l’image rhétorique et de l’image peinte dans le Pèlerinage de vie humaine de Guillaume de Deguileville », Le Moyen Age, 3-4, 2008, pp. 509-530.
[15] « Affin que ceulz qui ne sont mie clers poetes puissent entendre la signification des histoires [i.e. des miniatures] de ce livre, est a savoir que, par tout ou les ymages [i.e. les figures] sont en nues, c’est a entendre que ce sont les figures des dieux ou deesses de quoy la letre ensuivant ou livre parle, selon la manière de parler des ancians poetes. Et pour ce que deÿté est chose espirituelle et eslevee de terre, sont les ymages figurez en nues ; et ceste premiere est la deesse de sapience » (Christine de Pizan, Epistre Othea, éd. G. Parussa, Genève, Droz, 1999, p. 197).
[16] Voir G. Ouy, Ch. Reno et I. Villela-Petit, Album Christine de Pizan, Turnhout, Brepols, « Texte, Codex & Contexte », 2012, et l’« Introduction sur les peintres enlumineurs » par Inès Villela-Petit (p. 92).
[17] G. Ouy, « Une maquette de manuscrits à peintures », dans Mélanges d’histoire du livre et des bibliothèques offerts à Monsieur Frantz Calot, Paris, Librairie d’Argences, 1960, pp. 69-103.
[18] L’Apparicion Maistre Jehan de Meun, et le Somnium Super Materie Scismatis d’Honoré Bonet, éd. I. Arnold, Publications de la faculté des lettres de l’université de Strasbourg, Les Belles Lettres, 1926, p. xl.
[19] Deux de ces « guides » ont particulièrement retenu l’attention des historiens et des historiens de l’art : l’« exposicion des ymages des figures qui sunt ou kalendier et ou sautier », rédigée par un dominicain théologien prétendument pour l’illustration du Bréviaire de Belleville enluminé par Jean Pucelle entre 1323 et 1326 (Paris, BnF latin 10483-84), cahier édité par  Lucy Freeman Sandler, « Jean Pucelle and the Lost Miniatures of the Belleville Breviary », The Art Bulletin, mars 1984, vol. LXVI, n°1, pp. 73-96 (p. 94-96). Plus tardive et moins connue, la « doctrine des devises des ystoires » qui figure dans un manuscrit tardif non autographe du Songe du Vieil Pelerin de Philippe de Mézières (BnF fr. 22542) édité par Philippe Contamine, « Un préambule explicatif inédit dans un manuscrit (milieu du XVe siècle du Songe du Vieil Pelerin (1389) de Philippe de Mézières : le texte et l’image », Comptes rendus des séances de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 2007, pp. 1901-1923 (pp. 1916-1923).
[20] Ces prescriptions d’illustrations sont éditées par L. Vissière et J.-B. De Vaivre à la fin de leur article (« L’écrivain et le peintre », art. cit., pp. 493-497).
[21] Jean Lebègue, Histoires que l’on peut raisonnablement faire sur les livres de Salluste, intr. et éd. Jean Porcher, Paris, Société des Bibliophiles françois, Librairie Giraud-Badin, 1962.
[22] Sur ce cahier et ce manuscrit, voir l’article d’A. Hedeman, « L’humanisme et les manuscrits enluminés : Jean Lebègue et le manuscrit de Salluste de Genève », dans La Création artistique en France autour de 1400, Paris, Ecole du Louvre, 2006, pp. 449-64 (pp. 449-450).
[23] Ibid., pp. 449-464 ; voir aussi A. Hedeman, « Jean Lebègue et la traduction visuelle de Salluste et de Leonardo Bruni au XVe siècle », dans Quand l’image relit le texte, Op. cit., pp. 59-70.
[24] Les instructions de Lebègue sont éditées par Jean Porcher, Histoires que l’on peut raisonnablement faire…, Op. cit.
[25] Ce patron tient de la « vue aérienne oblique » (J.-B. Vaivre et L. Vissière, art. cit., p. 482 : l’île est vue de haut depuis le port fortifié, les tours de Saint-Antoine et Saint-Etienne sur la droite. Le peintre le reproduit quasiment à l’identique avec de simples variations de détails aux folios 18r (fig. 2), 32r, 37v, 48v. Ailleurs, il procède à des recadrages et des changements de taille de plan, pour montrer le siège, côté occidental (droite de l’image) ou oriental (côté gauche de l’image) : le patron est une véritable matrice de l’illustration du Siège de Rhodes, et une visualisation efficace des positionnements stratégiques adoptés par les armées, de la situation et de l’évolution des combats.
[26] Cité par A. Hedeman, « L’humanisme », art. cit., p. 463, note 15. « Chacun (des peintres) travaillait isolément, écrit Hedeman, et ne regardait que les instructions destinées à l’image qu’il était en train de composer. En revanche, Lebègue, qui a rédigé ses instructions successivement, s’attendait à ce que les artistes les lisent en série, qu’ils retiennent les informations offertes par l’image précédente lorsqu’ils peignaient la suivante » (p. 451).
[27] Il s’agit du manuscrit Paris, BnF lat. 14643, les instructions concernant l’illustration du texte occupent les feuillets 269-283v°. Cette douzaine de notes marginales, le plus souvent lapidaires, et jamais appliquées, ont été éditées par Gilbert Ouy qui les attribue à Jean Gerson (« Une maquette de manuscrit à peintures », art. cit.), principalement sur la base de l’expertise graphologique, la « belle écriture arrondie, un peu pétrarquisante » du manuscrit, sans rapports avec l’écriture nerveuse de Honoré Bovet, révélant d’après Ouy un esprit empreint d’humanisme. L’attribution a été contestée par Howard Kaminsky, puis par Hélène Millet et Michael Hanly (« Les batailles d’Honorat Bovet, essai de biographie », Romania, t. 114, 1996, p. 135-181) : le portrait de l’acteur en augustin sur la scène de dédicace selon la maquette, ne correspond pas au bénédictin Bovet, le programme iconographique ne peut donc émaner de son cercle.