Fabrique du livre et herméneutique : le rôle des
images dans Minutes de Sable Mémorial (1894)
et César-Antechrist (1895) d’Alfred Jarry

- Hélène Védrine
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résumé
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Fig. 1. A. Jarry, Minutes de Sable
Mémorial
, 1894

Fig. 2. A. Jarry, César-Antéchrist, 1895

Fig. 3. A. Jarry, César-Antéchrist, 1895

Fig. 4. A. Jarry, César-Antéchrist, 1895

Fig. 5. A. Jarry, César-Antéchrist, 1895

Fig. 6. F. Rops, Le Calvaire, v. 1882

« Cet acte, des Minutes de sable mémorial, ne sera point réimprimé ici », lit-on en page 13 de César-Antechrist [1]. De même que les Minutes de Sable Mémorial ici mentionnées se terminaient par une suite de prolégomènes, paralipomènes, acte prologal et prologue de conclusion d’un texte toujours en attente [2], César-Antechrist s’ouvre sur une série de pages liminaires – pages de titres et de faux-titre, vignettes, errata, liste des personnages – qui mènent à cette assertion déceptive.

Celle-ci a pour fonction d’affirmer le lien consubstantiel avec les Minutes de Sable Mémorial, publié au Mercure de France une année plus tôt, en octobre 1894 [3], frère jumeau de César-Antechrist, de même petit format in-16 sous une couverture noire frappée d’un blason doré (figs. 1 et 2). Si les Minutes réunissaient un ensemble divers de textes poétiques, de textes en prose et de textes dramatiques sous la forme d’un « mémorial », César-Antechrist est un « drame en quatre actes » [4], rassemblant aussi des textes disparates, dont le plus célèbre est « L’Acte terrestre. Ubu roi ». Le fait que le premier acte ait déjà été publié dans les Minutes, et ne soit pas repris, impose une expérience de lecture singulière. Jarry n’a pas répondu à une logique commerciale [5] – ne pas réimprimer un texte que le lecteur posséderait déjà, ni l’obliger à acquérir les Minutes –, mais invite à un mode d’appropriation des textes : l’un ne peut se lire sans se remémorer l’autre. Jarry annonce au lecteur ce qu’il ne lira pas, tout comme la première phrase du « Linteau », qui sert de préface aux Minutes, disait ce qu’il ne comprendra pas : « Il est vraisemblable que beaucoup ne s’apercevront point que ce qui va suivre soit très beau » [6]. Face à l’incapacité matérielle et intellectuelle de lire, le lecteur doit d’abord, pour entrer dans ce livre, se remémorer et relire.

Pour remplacer le texte, Jarry propose une image qu’il a gravée lui-même à partir d’un collage de diverses sources graphiques [7], et que les différents éditeurs de son œuvre s’accordent à considérer comme la synthèse visuelle de « L’Acte prologal » absent [8]. Elle représente le personnage de Saint-Pierre-Humanité « tiaré aux ceps de ses clefs dans le pilori de jaspe triangulaire de trois christs renversés » [9] (fig. 3). Placée à l’encontre des règles de composition, à la fin et non au début de César-Antechrist, étagée visuellement sur la page, la dédicace à saint Jean Damascène prend alors tout son sens (fig. 4). Damascène défendit les icônes, selon le principe de l’équivalence de la parole et de l’image : si les apôtres ont vu et entendu le Christ, les croyants doivent pouvoir faire de même, en lisant sa parole et en contemplant son visage. Cette nécessité, justifiée théologiquement, est aussi une nécessité pratique pour permettre à un public populaire souvent illettré d’avoir accès à l’enseignement de la Bible par le biais de représentations visuelles.

Jarry se fonde sur cette équivalence de l’image et du texte en utilisant, en guise de jaquette (fig. 5), une xylographie déjà publiée dans L’Ymagier, revue qu’il a fondée en octobre 1894 avec Remy de Gourmont. Or, extraite des Ars memorandi per figuras Evangelistarum [10], ouvrage xylographique permettant de mémoriser les Evangiles, cette gravure résume en réalité les chapitres 7 à 12 de l’Evangile selon saint Luc. On reconnait l’emblème de l’apôtre, le bœuf, entouré des symboles numérotés qui renvoient aux divers épisodes de ces chapitres [11]. En tête de l’ouvrage, et frappée du titre César-Antechrist en capitales, la représentation du saint devient une image satanique : le bœuf ressemble à un bouc, la clé du royaume dressée sur le bas-ventre au-dessus d’une figure féminine acquiert une connotation érotique, sur le modèle du Calvaire de Félicien Rops (fig. 6), et l’interprétation de chaque symbole en est affectée. Cette perversion du sens originel est certes emblématique de la conception généralement admise de l’Antechrist comme Christ inversé, mais elle donne d’emblée le maître-mot de l’usage des images par Jarry : une libre appropriation d’un fonds iconographique, par recyclage, collage, déplacement et inversion.

Ce déplacement opère matériellement au sein du livre. L’image de Saint-Pierre-Humanité (fig. 3), qui résume « L’Acte prologal », apparaît en fait à l’ouverture du deuxième acte, « L’Acte héraldique », comme le serait un frontispice. Un lecteur habitué aux usages du livre illustré, où l’image se trouve au plus près du passage figuré, en oublierait les logiques matérielles qui président à son insertion : tirée à part avec une autre encre ou sur un autre papier, la gravure s’intercale entre deux cahiers, ici entre les pages liminaires et le premier cahier. Ce déplacement imposé par les contraintes de fabrication invite donc à s’interroger plus largement sur la nature et la fonction de l’image : elle n’est pas une illustration mais une ymage, comme celles de L’Ymagier [12], et elle accompagne un geste éditorial inédit. Le rôle des gravures doit en effet se comprendre dans le contexte de la fabrique du livre et de sa genèse, comme moyen d’organiser et de souder matériellement le recueil, et dans le cadre d’une herméneutique engageant une réflexion sur la mémoire et sur le rapport entre la pensée et les signes.

Dans les deux cas, fabrique ou herméneutique, l’image, le texte et le livre ménagent une tension entre populaire et savant : les gravures réutilisées ou créées par Jarry recyclent l’imagerie populaire et religieuse, mais sont lues sur un mode savant ; le livre ressemble à un livre rare ou un missel précieux [13] mais emprunte ses formes au livre populaire.

Entre image, texte et livre, s’instaure donc un rapport conflictuel, qui, selon un mode de pensée héraclitéen, est le seul mode d’accès à une harmonie « contre-tendue » : « le différent concorde avec lui-même, / Il y a une harmonie contre tendue comme pour l’arc et la lyre » [14]. Que cette contre-tension ou contradiction, qui établit une différence concordante ou une ressemblance dissemblable, soit le seul mode d’accès au sens pour le lecteur, Jarry l’exprime à la fin du « Linteau » dans les Minutes : « Tous les sens qu’y trouvera le lecteur sont prévus, et jamais il ne les trouvera tous ; et l’auteur lui en peut indiquer, colin-maillard cérébral, d’inattendus, postérieurs et contradictoires » [15].

Ainsi, les Minutes et César-Antechrist sont certes des textes dont il convient d’analyser le sens, mais ce sont surtout des livres dont la dimension visuelle – gravures, typographie, mise en page, brochage et reliure – expose leur propre « secret » ou « méthode » [16] de création. En perturbant les règles de composition du livre, l’enjeu est de réinventer l’acte de lecture mais aussi les codes linguistiques et iconographiques.

 

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[1] A. Jarry, César-Antechrist, Paris, Editions du Mercure de France, [1er octobre] 1895, in-16, 10 planches gravées sur bois hors-texte en couleurs et 3 vignettes, 197 exemplaires sur carré vergé à la cuve, 7 ex. sur petit raisin Ingres de carnation, 2 sur Chine. Désormais abrégé en CA. Nous mentionnerons par ailleurs deux autres éditions : celle des Œuvres complètes, éd. M. Arrivé, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1972, t. I, pp. 271-336 (dorénavant OCP I). Cependant, elle ne respecte en rien l’édition originale et ses particularités formelles, en imprimant « L’Acte prologal » dans CA et non dans les Minutes de Sable Mémorial, contrairement à l’édition des Œuvres complètes, éd. J. Schuh, Paris, Classiques Garnier, « Bibliothèque de littérature du XXe siècle », 2012, t. II, pp. 257-386 (dorénavant CG II). En raison des contraintes matérielles, aucune de ces éditions ne peut néanmoins respecter la place des images. Le propre exemplaire de Jarry a été numérisé sur Gallica (en ligne. Consulté le 24 mai 2021). NB : Jarry emprunte l’orthographe sans accent d’Antechrist à l’Histoire des livres populaires de Charles Nisard (1854).
[2] Voir mon article : « “Il est stupide de commenter soi-même l’œuvre écrite (…), car il n’y a qu’à regarder et c’est écrit dessus ” : pour une lecture matérielle et visuelle des Minutes de Sable Mémorial par Alfred Jarry », Revue italienne d’études françaises, n° 8, 2018. (en ligne. Consulté le 24 mai 2021). Le présent article est construit en écho à cet article publié en ligne, qui ne sera pas réimprimé ici.
[3] A. Jarry, Les Minutes de Sable Mémorial, Paris, Editions du Mercure de France, 1894, in-16, 10 planches gravées, 197 exemplaires sur carré vergé d’Arches, et 19 sur petit raisin Ingres vert, rouge ou jaune. Désormais abrégé en MSM. Une édition sur vergé est disponible en ligne (consulté le 24 mai 2021) et il existe un fac-similé de l’exemplaire de Rachilde sur papier jaune conservé à la Bibliothèque littéraire Jacques Doucet (L’Etoile-Absinthe. Cahiers de la Société des Amis d’Alfred Jarry, tournées 130-131, 2014). Nous mentionnerons par ailleurs deux autres éditions : celle des OCP I, p. 170-246, qui reprend l’édition publiée chez Fasquelle en 1932, et celle des CG II, éd. P. Edwards, pp. 9-201.
[4] La jaquette de CA (voir fig. 5) porte cette mention. Pour le détail de la structure de CA, voir plus loin, note 44.
[5] Voir J. Schuh, Alfred Jarry – le colin-maillard cérébral. Etude des dispositifs de diffraction du sens, soua la direction de B. Marchal, université Paris IV-Sorbonne, 2008, p. 400.
[6] MSM, p. I.
[7] Voir CG II, p. 177 et pp. 291-292.
[8] Voir OCP I, pp. 1131-1132 ; CG II, p. 177 et pp. 291-292.
[9] « L’Acte prologal », MSM, p. 173.
[10] Ars memorandi per figuras Evangelistarum, livret xylographique, 1470-1475. Voir la numérisation sur Gallica  (en ligne. Consulté le 24 mai 2021). L’image est reproduite sous le titre « Figure de l’Antechrist ». dans L’Ymagier, n° 4, juillet 1895, p. 243.
[11] Dans l’ordre de leur numérotation : le vase de parfum de Marie Madeleine (7), le sac de semences dans la parabole du semeur et la barque de la tempête apaisée sur le lac (8)/ la multiplication des pains et la transfiguration du Christ entourant la clé du royaume des Cieux (9)/ Marie, sœur de Marthe (10)/ l’expulsion des démons et Béelzéboul (11) et la figuration symbolique de la sentence « là où est votre cœur, là aussi sera votre trésor » (12).
[12] Voir le texte programmatique de L’Ymagier : « Des images et rien de plus, religieuses ou légendaires, avec ce qu’il faut de mots pour en dire le sens » (L’Ymagier, n° 1, octobre 1894, p. 5).
[13] Paul Edwards parle à propos des MSM de « livre-objet » dont la couverture noire le fait « ressembler à un missel ou à une bible », CG II, p. 11.
[14] Héraclite, Fragment LI (Réfutation de toutes les hérésies, IX, 9), cité dans Les Ecoles présocratiques, éd. J.-P. Dumont, Paris, Gallimard, « Folio/Essais », 1991, p. 78.
[15] MSM, p. v.
[16] Ce sont par ces mots que Remy de Gourmont termine son commentaire des MSM et du blason qui orne la couverture : « quant aux intentions magiques du même écusson et à la lecture seconde que l’on doit faire de ses signes entrelacés, il est préférable d’en taire le secret ou la méthode », R. de Gourmont, « Les Minutes de Sable mémorial », Mercure de France, n° 58, octobre 1894, p. 178.