Le X majuscule impose sa présence graphique dans le texte, plus encore que dans la gravure de Jarry qui retrace le même épisode (fig. 36), les trois Palotins figurant les trois clous de cette contre-Passion. Les X typographiques parcourent l’ensemble du texte d’« Haldernablou », que ce soit dans le texte même qui évoque « les Ixions païens aux X de bras philosophaux » puis les « blanches X philosophales » [91], ou bien entre des points de suspension (fig. 37). Le code graphique, un x italique entouré de points et avec son accolade, signale le texte auquel il se substitue, la singulière comptine chantée par le Chœur en sourdine.
Dans l’« Errata » (fig. 38), Jarry va jusqu’à corriger la dernière occurrence de ce signe :
Page 141, dernière ligne, voir : . . .
X
Au lieu de « lire », utilisé pour les autres corrections, il utilise le terme « voir », et insiste sur le placement des trois points et du X, qui devient conclusif, en majuscule cette fois et en romain. S’il s’agit de « voir », et puisqu’« il n’y a qu’à regarder », il faut se remémorer l’image qui se trouve quelques pages plus haut (fig. 27 ) et surgit en filigrane sous le texte encadré par les X typographiques :
. . .
x
. . .
Tiens, je te le jette au pied de mon lit, tête de mort qui bées avec tes ailes d’épervier ; croise et serre tes ailes de fer comme Apega, épouse de Nabis, ou la Vierge métallique de Nürnberg. Enfonce dans sa chair tes plumes rigides. Crève ses yeux de tes cils collés, et marque sur sa joue le cœur renversé de ton os nasal ! Courage, meunier, berce-moi au bruit régulier de tes dents. Les ongles de sa main crispée glissent et grincent sur ton front poli, mais ne paralysent point ta mâchoire ouverte. Les doigts tombent comme des chenilles d’un arbre brûlé. Il ne parlera plus – et c’est tout ce que je regrette de lui. Mais quelle parole comparer au rythme monumental de tes mandibules meulières [92] ?
…
X
Le hibou-ciboire de cette image est aussi l’instrument de torture de la Vierge de fer, qui, dans la version donnée dans cette photographie (fig. 39), ressemble à un hibou [93]. Il est juché sur une « tête de mort » et tient, à droite, une « mâchoire ouverte » ou « mandibules meulières ». Le X de son corps et de ses pattes fait écho à la métaphore du moulin développée dans ce passage, moulin que l’on retrouvera par ailleurs dans la gravure de « Monsieur Ubu à cheval » (fig. 26 ). Que les X soient pal, Croix, roue d’Ixion, machines de torture, ce sont tous des instruments de la Passion et, par une complexe concaténation de motifs, ils offrent le mode d’emploi des outils analogiques de la pensée de Jarry. Plus que tout autre motif, les X sont les « encoche, point de mire » qui permettent de poser des « jalons » entre des images et des textes éloignés [94].
La poétique même de Jarry repose sur des modulations analogiques, qu’elles soient linguistiques, phoniques ou plastiques, qui permettent une médiation sémiotique entre deux formes. L’hypothèse formulé par Jill Fell au sujet de l’interprétation des deux blasons (figs. 1 et 2 ) suppose l’imbrication de tous ces aspects. En s’appuyant sur le commentaire de Gourmont [95], elle voit dans ces blasons, l’un au pairle (Y), l’autre à la fasce (–), un « suspect book ornament », le Y ayant une forme phallique, comme chez Rabelais, et les deux termes évoquant la concaténation phonétique pairle/pal/phalle et fasce/fesse [96].
Dans le poème « La régularité de la châsse », aux rimes homophoniques (« cher/chair », « mort/mord », « fin/faim »), Jarry multiplie les allitérations jusqu’au tautogramme : « Voler vers le ciel vain les voix vagues des vierges » / « Main maigrie et maudite où menace la mort ! » / « Nait une nef noyée en des nuits noires, nulles ; Puis les piliers polis poussent comme des pins » / « Mais ma main mince mord la mer de moire mauve » [97]. L’article de Remy de Gourmont sur la poésie populaire [98] met en évidence le recours aux répétitions, à l’invention de mots, à leur déformation ou aux désonnations pour convenir au vers et à la synérèse. Comme pour les images populaires réinterprétées sur un mode emblématique, la poésie de Jarry est une poésie populaire, un « système d’une simplicité toute barbare » [99], qui ne peut s’interpréter que sur un mode savant, ésotérique et emblématique. Ainsi, le texte de César-Antechrist ne devient une pièce symboliste qu’en s’apparentant à un mystère médiéval, à l’image du Mystère de la Passion d’Arnoul Gréban, cité dans L’Ymagier en légende de la planche des instruments de la Passion reproduite dans César-Antechrist (fig. 32 ). Le Mystère de Gréban multiplie par centaines les personnages, qui sont parfois des objets ou des concepts, et dont les noms forment des homophonies symboliques et ubuesques : Mardoceus, Malcus, Gueulu, Malcuidant, Gadifer, Dentart, Estonne, Bruyant, etc. Les supplices infligés au Christ, dans un dialogue burlesque aux plaisanteries froides et répétitives (v. 20847-20993), ne sont pas sans rappeler la glaçante pantalonnade d’« Ubu Roi ».
Les allitérations poétiques et les analogies iconographiques permettent à Jarry de mettre en scène puis de résoudre la disjonction du figurant et du figuré, du signifiant et du signifié. Comme l’a montré J. Schuh dans sa thèse [100], il ne s’agit pas d’aplanir des éléments discordants ni « d’invoquer l’identité des contraires » [101], mais de procéder à une médiation des contraires. Une telle disjonction creuse la rupture entre le mot et les choses, non pour consacrer cette fracture, mais pour montrer que le sens d’un mot ou d’une image est toujours « autre chose » [102] dont il faut s’approcher. Au point de vue savant et historique, comme celui du Bibliophile Jacob qui critiquait la maladresse d’exécution de la planche de l’écartèlement de saint Hyppolite attribuée au graveur Jean Garnier, Jarry préférera toujours une interprétation complexe et disparate. Pareillement, la gravure de la crucifixion de l’Empereur dans César-Antechrist (fig. 40) pourrait certes illustrer « L’Acte dernier » et représenter la confrontation du Christ et de l’Antechrist. Cependant, dans L’Ymagier, elle est introduite par le titre général : « Anciennes caricatures huguenotes. Sinon quelle signification ? » et commentée ainsi : « Autre, plus obscure : les moines semblent railler le Christ en croix et même se boucher le nez devant lui ; l’autre personnage en croix semble être l’Empereur ? » [103] La question, qui formule un doute sur la signification des images tout en faisant semblant de l’affirmer, pose le problème de l’interprétation. L’intérêt n’est pas de définir avec certitude le sens et l’origine de l’image [104] mais de dire qu’elle est toujours « autre, plus obscure ». Plutôt qu’une herméneutique fondée sur le sens historique, Jarry privilégie une herméneutique de l’obscurité symbolique, qui met en tension, pour mieux la résoudre, texte et image sous un régime sensible et non seulement intelligible.
Ces livres constituent un moment iconique et graphique unique dans l’œuvre de Jarry, moment d’autant plus important que « Jarry se détourne du dessin et de la gravure après 1897 », comme si les Minutes, César-Antechrist, L’Ymagier et Perhenderion avaient épuisé son intérêt [105].
« Il suffit, affirme Jarry avec provocation, de regarder » ces ouvrages qui sont conçus à la ressemblance du livre de L’Apocalypse, que nul n’est digne d’ouvrir, ni même de regarder. Les Minutes et César-Antechrist sont en effet des livres à regarder en miroir, car les mots ne peuvent être les « complaisants miroirs des choses et les sources au fond desquelles les idées se laissent entrevoir » [106] que dans la mesure où ils permettent de moduler, par analogies successives, l’imagerie mentale par laquelle nous concevons et nous remémorons le monde. L’image joue ainsi un rôle déterminant et n’illustre en aucune manière le texte. Texte et image construisent l’un avec l’autre leur propre herméneutique, non parce qu’ils se réfèrent l’un à l’autre mais parce qu’ils créent leur propre chaîne d’interprétation, sans genèse, sans référent historique, dans l’espace clos des faisceaux de sens.
Ce monde clos, c’est celui de la matérialité même du livre, ce Janus associant les Minutes et César-Antechrist comme le recto et le verso d’une même œuvre. On pourrait appliquer à cette création auctoriale singulière, qui attend le lecteur capable de la percevoir, ce que l’Antechrist affirme de lui-même : « Je n’ai point à me retourner pour montrer ma double face. L’être qui a de l’intelligence peut voir ces deux contraires simultanés ». La scissiparité des deux ouvrages, qui ne relève pas d’une opposition binaire mais d’une tension duelle, permet seule de voir « tous les mondes possibles quand j’en regarde un seul » [107].
[91] « Haldernablou », MSM, p. 114 et CG II, p. 137 puis MSM, p. 142 et CG II, p. 156.
[92] « Haldernablou », MSM, pp. 140-141.
[93] Nous ne savons pas où Jarry a pu voir ou connaître l’instrument de torture qui l’inspire ici.
[94] MSM, pp. vi-vii.
[95] « D’or à un pairle et à deux fasces ondées de sable, contrepalé abaissé de même » (R. de Gourmont, « Les Livres », Mercure de France, n° 58, octobre 1894, p. 177).
[96] J. Fell, Alfred Jarry. An Imagination in revolt, Madison/Teaneck, Fairleigh Dickinson University Press, 2005, p. 24.
[97] A. Jarry, « La régularité de la châsse », MSM, pp. 71-72.
[98] R. de Gourmont, « La poésie populaire » [sur un Recueil de chansons populaires par E. Rolland, Paris, 1883-1890, 6 vol.], L’Ymagier, n° 6, janvier 1896, pp. 69-82.
[99] Ibid., p. 78.
[100] J. Schuh, Alfred Jarry – le colin-maillard cérébral, Op. cit., p. 382.
[101] « L’Acte héraldique. Orle », CA, scène 7, p. 33.
[102] « Il y a autre chose dans cette image, ou mieux cela est plus complètement écrit selon l’éternité par les tailles du bois ». Alfred Jarry, « Considérations pour servir à l’intelligence de la précédente image », Perhenderion, fascicule 2, juin 1896, n. p.
[103] L’Ymagier, n° 2, janvier 1895, pp. 134-135.
[104] J. Schuh a néanmoins retrouvé la source de cette gravure, extraite de l’ouvrage de Johann Wolf, Lectionum memorabilium et reconditarum centenarii XVI, Lavingae, Reinmichel, 1600, p. 405 et illustrant un passage sur l’ordre franciscain. Voir L’Etoile-Absinthe, 128-129, 2012, p. 139.
[105] M. Gosztola, « Jarry peintre, dessinateur et graveur », dans Jarry et les arts, Op. cit., p. 119.
[106] [R. de Gourmont], « Ymagier », L’Ymagier, 3, avril 1895, p. 203.
[107] A. Jarry, « Acte dernier (du jugement) », CA, scène 7, pp. 139-140.