Fabrique du livre et herméneutique : le rôle des
images dans Minutes de Sable Mémorial (1894)
et César-Antechrist (1895) d’Alfred Jarry

- Hélène Védrine
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Fig. 24. A. Jarry, Minutes de Sable Mémorial, 1894

Fig. 25. A. Jarry, Minutes de Sable Mémorial, 1894

Fig. 26. A. Jarry, César-Antéchrist, 1895

Fig. 27. A. Jarry, Minutes de Sable
Mémorial
, 1894

Fig. 3. A. Jarry, César-Antéchrist, 1895

Fig. 29. A. Jarry, César-Antéchrist, 1895

Malgré la disparité des sources iconographiques, ce gommage d’auctorialité et l’unité technique de la xylographie imposent une cohérence aux deux ouvrages, qui mêlent sans distinction les images de la main de Jarry et les gravures anciennes, empruntées à des recueils comme La Xylographie de l’imprimerie troyenne [63], elles-mêmes reprises, pour la plupart, dans L’Ymagier puis dans Perhenderion. Jarry a massivement réutilisé le matériau de L’Ymagier, apporté par Gourmont et sa connaissance du catalogue de la Bibliothèque nationale [64]. Comme dans L’Ymagier qui affirme la suprématie de la gravure sur bois, « cette matière à idoles, matrice de si bonne volonté » [65], toutes les images des Minutes et de César-Antechrist sont des xylographies. Comme dans L’Ymagier, les deux ouvrages réunissent gravures originales et retirages, mais selon une proportion inverse : dans les Minutes, toutes les images sont de la main de Jarry sauf deux ; dans César-Antechrist, toutes sont des réemplois, sauf deux.

Les gravures de la main de Jarry ont parfois été publiées en revue. Ainsi, le cinquième bois des Minutes (fig. 24) apparaît à la fin du premier acte d’Haldernablou dansle Mercure de France en juillet 1894, où est reproduit aussi le dernier bois des Minutes (fig. 25), en clôture de la pièce. Cette dernière image semble avoir un lien référentiel avec le texte, évoquant aisément le passage de l’« Epilogue » situé juste au-dessus : « Rempli le sablier d’albâtre / Le cœur qui pleure ne peut battre ». Quant au premier bois, illustrerait-il la séquence trois fois répétée « Le corps du fakir las, très las, se couche sur la route aux bordures de fer » ? L’identification est plus confuse, la forme noire ressemblant au hibou évoqué quelques lignes plus haut (« il ocellera, le hibou »). La gravure représentant Ubu à cheval (fig. 26) a aussi été reproduite sous le titre « Monsieur Ubu à cheval » avec le texte d’Ubu roi, dans le Mercure de France, en septembre 1895. Elle semble idéalement illustrer le passage où elle est insérée, l’épisode de la débâcle de l’armée d’Ubu dans la scène 13.

Cependant, déplacées dans le contexte du livre, anonymisées et dépendantes des contraintes de fabrication qui les insèrent entre les cahiers et non en face du texte auquel elles pourraient référer, les gravures ne relèvent plus d’un régime illustratif mais renvoient à une multiplicité de textes et d’images. Ainsi, le bois de la fig. 24 pourrait aussi bien évoquer Ubu lui-même, préfigurant « L’Acte prologal » [66]. La gravure qui semble représenter un hibou sur le mode iconologique [67] est insérée au cœur du texte d’« Haldernablou » (fig. 27). Paul Edwards, dans son édition des Minutes, affirme avec justesse :

 

Malgré sa position dans « Haldernablou », cette xylographie serait plutôt une illustration pour « Les Trois Meubles du mage ». (…) La faible justification de l’emplacement ici semblerait être la mention d’un hibou aux scènes 3 et 4 [68].

 

Michel Arrivé avait fait l’hypothèse d’une illustration renvoyant à la scène 3 d’« Haldernablou » en reproduisant l’image, en habillage dans la page, devant le passage qui annonce l’entrée du « Pasteur des Hiboux » [69]. Mais il est vrai que la gravure correspond aussi aux dernières strophes d’« Animal », dans « Les Trois Meubles du mage surannés » :

 

Doux, poli, le hibou viendra vous prévenir
Quand l’heure sonnera que la Mort vous emporte ;
Et crîra trois fois son nom à travers la porte.
Car il déchiffre sur les tombes l’avenir,
Rêvant la nuit devant les X philosophales
Des longs fémurs croisés en siestes triomphales [70].

 

De la sorte, libérées de toute contrainte référentielle et permettant tout type d’interprétation, les gravures emblématisent le principe même de la multiplication des possibles, énoncé à l’ouverture des Minutes dans le « Linteau » [71].

Refusant ainsi le régime de l’illustration, tout particulièrement pour César-Antechrist, Jarry porte à son comble une pratique du recyclage empruntée aux éditions populaires. Les deux tiers des gravures anciennes insérées dans les Minutes et César-Antechrist sont en effet issues de la Xylographie de l’imprimerie troyenne [72]. Deux des gravures réalisées par Jarry de César-Antechrist, Saint-Pierre-Humanité (fig. 3) et Ubu à cheval (fig. 26), sont des collages d’éléments décalqués de gravures anciennes [73]. Brunella Eruli concluait :

 

Le procédé employé par Jarry est bien connu dans la gravure populaire. Souvent, face aux changements historiques, la simple décapitation de la vieille image permettait de récupérer une scène militaire ou une scène de la vie des saints. Jarry reprend cette pratique artisanale, toutefois il la transforme par un geste de confiscation et d’indifférence par rapport au matériau d’origine [74].

 

Dans le chapitre sur les « Livres à illustrations populaires » de Vieux Papiers. Vieilles Images, John Grand-Carteret insistait :

 

Ces bois non dénués de valeur servaient à tous usages, constituant en quelque sorte le matériel imaginesque des imprimeries (…). Tout livre populaire avait sa vignette frontispice, ses culs-de-lampe, sa douzaine d’images placées çà et là. Pour ces dernières, on n’était pas regardant, et souvent, à seule fin d’éviter des frais, la même vignette se trouvait reproduite plusieurs fois dans des feuilles différentes ; vieil usage qui n’a point disparu, toujours mis en pratique par les publications du colportage [75].

 

En piochant dans ces différentes sources et dans le magasin d’images que constituent L’Ymagier et l’imprimerie de Renaudie pour les éditions du Mercure de France, Jarry n’a pas seulement recours aux formes séduisantes et naïves de la gravure sur bois. Il utilise un ouvrage dont le principe même est de permettre le recyclage : « ces bois servaient indifféremment comme passe-partout dans tous les ouvrages qu’on voulait illustrer, si bien que les mêmes bois se retrouvent tantôt dans un livre de piété, et tantôt dans une facétie graveleuse » [76], écrivait le Bibliophile Jacob.

« Passe-partout » : le terme indique à lui seul l’insignifiance et le caractère interchangeable de ces images, mais renvoie aussi à un usage matériel, celui de l’encadrement d’un autre contenu, généralement visuel mais parfois textuel. Dans les Minutes, les feuilles sur lesquelles sont imprimées les gravures enveloppent les cahiers portant le texte [77] et le procédé de reliure est semblable pour César-Antechrist. Le cahier liminal, non numéroté, porte le paratexte, avec le blason et les vignettes, le tout imprimé en noir. Le 9e cahier, pareillement, montre les instruments de la Passion du Christ et la marque de Renaudie en noir, et deux feuillets, soit quatre pages, ont été ajoutés en toute fin de volume avec deux vignettes imprimées en rouge. Pour le reste, les gravures sont ainsi imprimées deux par deux, en bleu et en rouge-orangé sur une même feuille (fig. 28 ). Il arrive par conséquent que les feuilles soient inversées par le relieur, comme dans l’exemplaire conservé à la Réserve des livres rares de la Bibliothèque nationale, de sorte que la gravure de Dürer reproduite par Sichem est placée à l’envers (fig. 29).

Cette désinvolture vis-à-vis des origines des images, la valorisation d’une auctorialité incertaine et la soumission aux contraintes matérielles de fabrication empruntent certes aux modalités de l’édition populaire. Cependant, le système de déplacement et d’inversion qui fonde l’esthétique de Jarry justifie le fait que les images ne puissent être interprétables que sur un mode contraire, à savoir un mode savant.

 

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[63] La Xylographie est mentionnée dans L’Ymagier, n° 2, janvier 1895, p. 139. Dans MSM, les deux seules gravures qui ne sont pas de Jarry sont reprises de cet ouvrage, qui rassemble sans classement, comme une macédoine et un pêle-mêle qui dut plaire à Jarry, toutes sortes de xylographies des imprimeries troyennes.
[64] Toutes les xylographies réemployées dans César-Antechrist ont déjà été reproduites dans L’Ymagier, à l’exception d’une vignette (fig. 35 ). Une gravure est reproduite dans le n° 1 consacré à La Passion du Christ (fig. 32  ) ; sept dans le n° 2 de L’Ymagier en janvier 1995 – numéro précisément consacré à l’iconographie de L’Antechrist ; quatre gravures dans le n° 3 de L’Ymagier et une seule, celle de l’Ars memorandi, dans le n° 4.
[65] L’Ymagier, n° 1, octobre 1894, p. 5.
[66] Voir mon article, déjà cité  (en ligne), §44, fig. 19.
[67] Ibid, §48, fig. 21.
[68] CG II, p. 139.
[69] OCP I, p. 218.
[70] « Les Trois Meubles du mage surannés – III. Animal », MSM, p. 20 et CG II, p. 64.
[71] « Tous les sens qu’y trouvera le lecteur sont prévus, et jamais il ne les trouvera tous ; et l’auteur lui en peut indiquer, colin-maillard cérébral, d’inattendus, postérieurs et contradictoires », MSM, p. v.
[72] Varusoltis [Louis Varlot], Xylographie de l'imprimerie troyenne, Op. cit. Les deux ouvrages reproduisent 9 gravures de la main de Jarry (7 dans MSM et 2 dans CA), 10 gravures issues de la Xylographie (2 dans MSM et 8 dans CA), et 5 autres gravures de CA appartiennent à des sources diverses.
[73] Pour la composition évoquant Saint-Pierre-Humanité, voir P. Edwards, « Jarry collagiste », Etoile-Absinthe, n° 88, 2000, pp. 126-127 qui analysent les emprunts aux gravures des Prophéties de Joachim de Flore reproduites dans le même numéro (Ibid., pp. 85-125) et B. Eruli, « Le monstre, la colle, la plume », art. cit., pp. 51-66. Voir la synthèse de J. Schuh dans CG II, pp. 291-292. Pour la gravure d’Ubu à cheval, voir aussi CG II, pp. 335-336.
[74] B. Eruli, « Le monstre, la colle, la plume », art. cit., p. 63.
[75] J. Grand-Carteret, Vieux Papiers. Vieilles Images. Cartons d’un collectionneur, 461 gravures documentaires dans le texte et 6 planches hors texte dont 5 coloriées, Paris, Le Vasseur, 1896, p. 516. E. Pernoud (« De l’image à l’ymage. Les revues d’Alfred Jarry et Remy de Gourmont », art. cit., p. 60) fait l’hypothèse que Jarry a pu avoir connaissance de l’exposition organisée par Grand-Carteret en 1894 au Palais de l’industrie, qui sert de point de départ à cet ouvrage.
[76] Xylographie de l’imprimerie troyenne, Op. cit., p. 5.
[77] Voir mon article  (en ligne), §58-59, fig. 23.