Dans cette perspective idéelle, le livre est envisagé comme une œuvre totale, où tout serait déjà écrit et prévu, à la fois trésor de remémoration et livre de prophétie : « Tous les sens qu’y trouvera le lecteur sont prévus » [31], écrit Jarry dans le « Linteau », évoquant plus loin « les prédictions d’or qu’il emmagasine » [32]. Dans « L’Opium », recueilli dans les Minutes, Jarry synthétise le rôle du livre dans cette dialectique de l’oubli et de la mémoire :
Or, j’avais dans les mains – depuis quel instant ? – un livre – écrit par moi certes ; quand et comment ? point conscience, – où était prévu et rapporté, en gothique bleu ciel, tout ce que je devais voir, tout ce que je devais penser dans la suite. Et les lettres étaient des figures [33].
Par cette évocation, Jarry semble mettre sur le même plan son propre livre et le Liber [scriptus proferetur,] in quo totum continetur évoqué dans le Dies Irae [34]. Il s’agit du livre de L’Apocalypse, scellé de sept sceaux, que personne n’est digne d’ouvrir ni de regarder (Apocalypse, 5, 3-4). Une telle indignité n’est pas sans évoquer les propos liminaires de Jarry dans le « Linteau » des Minutes, lorsqu’il affirme d’une part que le lecteur ne comprendra pas et d’autre part, paradoxalement, qu’il n’y a qu’à regarder.
Autre particularité, le livre de L’Apocalypse est écrit « en dedans et au dehors » (5,1), volumen [35] singulier pouvant être lu sur la face interne et externe du rouleau de papyrus, dans un sens puis dans l’autre. Or, livres scissipares, scellés sous la même couverture de papier noir et frappés d’un blason d’or semblable, l’un au pairle (Y) et l’autre à la fasce (–) de sable (noir), César-Antechrist et les Minutes doivent se lire l’un à rebours de l’autre (figs. 1 et 2). Les deux blasons, interprétables comme le signe + pour les Minutes et le signe – pour César-Antechrist, et les pages de titre similaires (fig. 19 ) signalent d’emblée cette polarité [36].
Que César-Antechrist soit une référence au livre de L’Apocalypse est une évidence que viennent souligner, servant d’entractes, des citations extraites de la traduction d’Ernest Renan dans L’Antechrist (1873) ou des paraphrases de l’Histoire des livres populaires de Charles Nisard (1854) [37]. La construction tout entière des ouvrages le signale. La fin des Minutes annonce, avec sa succession de prolégomènes, paralipomènes, acte prologal ou prologue de conclusion, un texte à venir. César-Antechrist commence avec un errata là où les Minutes terminait par un errata ; le début de César-Antechrist renvoie à « L’Acte prologal » qui termine les Minutes et la gravure à la fin du dernier cahier de César-Antechrist, qui représente les instruments de la Passion du Christ (fig. 32 ), semble synthétisée par le bois qui ouvre le premier cahier des Minutes (fig. 30 ). Enfin, César-Antechrist se termine par une dédicace (fig. 4), l’hommage à Jean Damascène et à son iconodulie engageant à relire les Minutes par les images.
Jarry invite ainsi à considérer les Minutes et César-Antechrist comme le « dedans » et le « dehors », c’est-à-dire, dans le cas du codex, le recto et le verso d’un même livre, comme si, collés dos à dos, une fois arrivé à la fin des Minutes, on devait retourner le livre (et le « stile ») pour commencer César-Antechrist et qu’arrivé à la fin de César-Antechrist, on procédait de même. Ainsi, lire César-Antechrist, c’est relire les Minutes à rebours et c’est contempler les deux faces et les deux « contraires simultanés » [38] de ce Janus bibliophilique.
Se manifeste ainsi par la matérialité du livre ce que démontre Julien Schuh du point de vue du sens du texte et des images, à savoir que César-Antechrist constitue un « reflet inversé » [39] des Minutes, et que « L’Acte prologal » raconte « à la fois la naissance de l’Antechrist par l’inversion du Christ et la transformation des Minutes en César-Antechrist » [40]. Cette scissiparité parfaite érige les deux ouvrages en livres autonomes, qui ne tirent leur valeur que d’eux-mêmes, indépendamment de tout lecteur, voire de tout auteur.
Fabrique matérielle
Qu’en est-il cependant de la genèse et de la composition même de ces ouvrages ?
Les Minutes et César-Antechrist rassemblent des textes pour la plupart déjà publiés en revue [41] et pourraient être considérés comme des recueils factices, comme l’écrivait Emmanuel Pernoud à propos de L’Ymagier et de Perhenderion [42]. S’il est vrai que les ouvrages rassemblent des textes disparates, Jarry utilise tous les moyens paratextuels, y compris les images, pour composer rigoureusement ses recueils et les présenter comme tels. Pour les Minutes, Jarry accumule de manière exponentielle les pseudo-paratextes, modifiant les titres des textes déjà publiés en revue, les gravures accentuant ce dispositif paratextuel [43]. César-Antechrist est structuré de manière plus radicale encore, puisque les textes recueillis [44] sont organisés comme les quatre actes d’un même « drame », entrecoupés de trois entractes, d’images, et clôturés par un « postacte ». La table des matières ne mentionne pas les entractes ou le postacte, pas plus que les gravures (fig. 4). La structure de l’ouvrage est arrêtée dès mars 1895 lorsque paraît « L’Acte héraldique » dans le Mercure de France. Les entractes et le postacte final, propres au régime scénographique et portant des citations de L’Apocalypse, remplacent ainsi les jeux de prolégomènes et de prologues propres au régime livresque. Donnant cohérence à cette organisation, Jarry distingue deux caractères typographiques, une police de couture en quelque sorte, sans empattement, réservée au paratexte (titres, entractes), et une police de corps, avec empattement.
Ainsi, les jeux symétriques – gémellité des ouvrages, balancement des actes et des entractes ou des prolégomènes et des paralipomènes, vignettes en miroir – permettent à Jarry de construire des monstres bibliophiliques, conformes à sa tératogonie personnelle, composée de l’« accord inaccoutumé d’éléments dissonants » qui ne peuvent être vivants que « longitudinalement symétriques » [45].
Les ouvrages adoptent dans un premier temps l’apparence du livre illustré, avec « un frontispice et des gravures sur bois » [46], imprimés sur beau papier dans un format in-16, défendant, avant les éditions d’Edouard Pelletan, l’alliance de la typographie et de la xylographie ainsi que le respect de la tradition du livre, avec de larges marges conformes aux canons des ateliers typographiques. Les tirages spéciaux, en petit raisin vert, rouge ou jaune pour les Minutes, ou sur Ingres de carnation (fig. 15) et sur Chine pour César-Antechrist, exhibent la plasticité de ces ouvrages. De même que les presses anglaises imitèrent les premiers incunables et leurs caractères typographiques, Jarry actualise d’anciennes graphies (le V au lieu du U, le J au lieu du I dans les titres) et l’imagerie religieuse. Cette tentative de reconstitution des livres médiévaux et des livres anciens, en élaboration ici, sera décuplée dans la revue de Jarry, Perhenderion, par le choix du papier, des caractères typographiques, le respect de la graphie, le tirage des gravures qui ne seront jamais pliées et imposeront leur format au périodique [47].
[31] MSM, p. v.
[32] « Les Trois Meubles du mage surannés – II. Végétal », MSM, p. 19.
[33] MSM, p. 98.
[34] « Un livre sera écrit dans lequel tout sera contenu ». Une autre citation du Dies Irae sert de légende, dans L’Ymagier (n° 2, janvier 1895, p. 117), à la gravure de Dürer reproduite par Sichem et reprise dans CA (fig. 22 ).
[35] Dans l’avant-dernier entracte de CA, Jarry cite un passage de L’Apocalypse (6,14) évoquant le format du volumen : « Le ciel se retire comme un livre qu’on roule » (CA, p. 121).
[36] Nous ne reviendrons pas ici sur les multiples interprétations de ces blasons. Nous renvoyons, pour les Minutes, à notre article, déjà cité (en ligne), § 13-16, et à la thèse de J. Schuh, op. cit., p. 401: « [le blason des MSM] devient, face au signe Moins qui s’étale sur le blason de l’Antechrist, une autre forme du signe Plus, l’Y ou Tau étant semblable à la croix pour Jarry (OCP I, p. 732) ».
[37] Voir l’identification de ces citations par J. Schuh dans CG II, pp. 287, 311, 347 et 365.
[38] A. Jarry, « Acte dernier (du jugement) », scène 7, CA, p. 140.
[39] CG II, p. 270.
[40] J. Schuh, Alfred Jarry – le colin-maillard cérébral, Op. cit., p. 402.
[41] Pour un relevé complet des prépublications en revues, avec mention des changements de titres, voir CG II, pp. 25-26 et la thèse de J. Schuh, Alfred Jarry – le colin-maillard cérébral, Op. cit., pp. 608-612.
[42] E. Pernoud, « De l’image à l’ymage. Les revues d’Alfred Jarry et Remy de Gourmont », Revue de l’art, n° 115, 1997, p. 60).
[43] Voir mon article, déjà cité (en ligne), §58-64.
[44] Le premier acte, « L’Acte prologal. Le reliquaire », a déjà été publié sous le titre « César-Antechrist. Acte unique » (L’Art littéraire, 78, juillet-août 1894, pp. 98-108), réintitulé « César-Antechrist (Acte prologal) dans les MSM et de nouveau réintitulé dans CA, quoique non réimprimé. Le deuxième acte « L’acte héraldique. Orle » a été publié dans le Mercure de France (n° 63, mars 1895, pp. 304-312). Comme en témoigne la note au début de ce texte, p. 304, Jarry a déjà conçu l’organisation de son ouvrage en quatre actes. Le troisième acte, « L’Acte terrestre. Ubu roi » sera publié dans le Mercure de France (n° 69, septembre 1895, pp. 281-304), mais sous le seul titre « Ubu roi » et précédé de son entracte. Il semble donc que le principe d’une alternance acte/entracte ait été arrêtée à ce moment. Il est accompagné d’un bois de Maurice Delcourt et du bois intitulé « Monsieur Ubu à cheval » par Jarry, qui sera repris dans CA (voir fig. 26 ). Le dernier acte, « Acte dernier (du Jugement). Le Taurobole », est inédit. J. Schuh analyse la structure de CA comme un « écrin occulte » pour Ubu roi, le texte le plus célèbre de Jarry (Alfred Jarry – le colin-maillard cérébral, Op. cit., pp. 379-403).
[45] A. Jarry, « Les Monstres », L’Ymagier, n° 2, janvier 1895, pp. 73-74.
[46] Les MSM sont décrites dans CA comme un « petit in-16 carré de 232 pages orné d’un frontispice et de gravures sur bois » et la jaquette imprimée de CA porte une mention similaire : « Drame en IV actes orné d’un frontispice et de gravures sur bois ».
[47] Voir E. Pernoud, « De l’image à l’ymage. Les revues d’Alfred Jarry et Remy de Gourmont », art. cit.