Fabrique du livre et herméneutique : le rôle des
images dans Minutes de Sable Mémorial (1894)
et César-Antechrist (1895) d’Alfred Jarry

- Hélène Védrine
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Fig. 7. A. Jarry, César-Antéchrist, 1895

Fig. 8. A. Jarry, César-Antéchrist, 1895

Fig. 9. A. Jarry, César-Antéchrist, 1895

Fig. 11. A. Jarry, César-Antéchrist, 1895

Fig. 12. Varusoltis, Xylographie de
l’imprimerie troyenne...
,1859

Fig. 13. Page publicitaire dans L’Ymagier, 1895

Fig. 14. Vignette ornant la couverture
du premier volume de L’Ymagier

Fabrique mémorielle

 

Qu’il affirme de manière provoquante qu’« il n’y a qu’à regarder, et c’est écrit dessus » [17] ou que le texte « ne sera pas réimprimé ici », Jarry renvoie à la matérialité visible et à la fabrication du livre, dessus et ici, et à la manière dont textes et images sont imprimés sur leur support.

Or, après la jaquette (fig. 5 ), que ne comportent pas tous les exemplaires, et la couverture noire muette frappée du seul blason (fig. 2 ), le premier texte que peut lire le lecteur en ouvrant César-Antechrist est une page d’errata imprimée en rouge en face du blason repris en faux-titre (fig. 7). Lui succèdent une page de titre et un second faux-titre (figs. 8 et 9), complexes à déchiffrer. Jarry se plaît à imiter les codes scripturaux médiévaux avec la confusion U/V ou I/J, et la graphie « abréviée », César ãtechrjst, dont il fait l’éloge dans le texte qui inaugure Perhenderion [18], revue qu’il lance en 1896 après avoir interrompu sa collaboration à L’Ymagier. Couverture muette, faux titres, titres illisibles, texte erroné, le verbe exhibe ses déficiences pour céder le pas à l’image.

La première gravure que rencontre le lecteur, outre le blason de couverture repris en faux titre sur lequel nous reviendrons, est le bandeau du « Linteau » (fig. 10 ) dans les Minutes, et, dans César-Antechrist, deux petites vignettes sur une double page (fig. 11). Ces gravures sur bois sont grossièrement imprimées et difficiles à identifier. Nous avons déjà montré que le bandeau, souvent relégué à une fonction ornementale, avait en réalité valeur programmatique : avec cette gravure aux motifs grotesques, Jarry privilégie une herméneutique fondée sur l’obscurité et le sens caché [19]. Comme l’indique Brunella Eruli,

 

[c]e que Jarry voit dans l’image n’est pas ce qui est représenté, mais une autre scène cachée sous la première et bien plus significative : « Il y a autre chose dans cette image, ou mieux cela est plus complètement écrit selon l’éternité par les tailles du bois » [20]

 

Les deux vignettes qui ouvrent César-Antechrist sont disposées en miroir, face à face, au même emplacement que le blason du faux-titre, dont elles constituent la continuité. Elles sont toutes deux tirées de la planche 52 de la Xylographie de l’imprimerie troyenne (fig. 12) et apparaissent dans le n° 4 de L’Ymagier [21]. Deux autres vignettes de la même planche seront reproduites à la fin de César-Antechrist (fig. 35 ). Comme nous le verrons par la suite, le recyclage du matériau emprunté à la Xylographie et à L’Ymagier est considérable. Il faut cependant comprendre ces images non pas en relation avec l’ouvrage-source mais dans la dynamique de la chaîne iconographique qui mène à leur apparition dans le livre, au sein d’un nouveau réseau textuel et iconographique. Ainsi, la première vignette, qui représente saint Antoine et son bâton à clochette, orne une page publicitaire de L’Ymagier (fig. 13) annonçant l’exposition d’un artiste de première importance pour Jarry, Charles Filiger, qui expose en cette année 1894 à la galerie Laffitte son Cheval blanc de l’Apocalypse [22]. Est-ce un moyen d’annoncer le sous-texte de L’Apocalypse de saint Jean, qui parcourt tout le projet de César-Antechrist ? Ou bien de renvoyer au tableau dont la gravure représentant Ubu à cheval dans César-Antechrist serait la parodie (fig. 26 ) ? En dehors ou en dedans du livre, les deux références sont envisageables, impossibles à percevoir pour le lecteur, dont Jarry a bien défini l’impuissance dès la première phrase des Minutes.

Dans le cadre de la fabrique du livre, ces vignettes seraient ainsi comme autant de « jalons » qui permettent de suivre le fil tendu qui relie textes, images, livres et revues : « il lui suffit de deux jalons (encoche, point de mire) placés – par intuition, si l’on veut un mot – pour tout décrire (dirait le tire-ligne au compas) et découvrir » [23].

Ces vignettes contribuent à l’élaboration du livre comme livre de la mémoire, et la seconde vignette l’indique de deux manières (fig. 11). Elle représente saint Augustin à sa table de travail, évoquant la vignette de titre du premier volume L’Ymagier (fig. 14) qui montrait un clerc calligraphiant le titre de la revue. L’image met donc en scène l’acte d’écriture, conformément à une tradition ancienne de vignette de frontispice. Comme l’écrivait Aragon à propos de l’incipit du Jouvencel de Jean sire de Bueil [24], le commencement du livre est aussi commencement du monde, et tout livre est explication de sa genèse et de sa création. Cependant, la vignette n’est pas seulement un indice structurant, elle est aussi icône, représentation du philosophe pour qui la mémoire est semblable à de « vastes palais/lata praetoria memoriae », où sont conservés des trésors, images des choses perçues par les sens (« ubi sunt thesauri innumerabilium imaginum de cuiuscemodi rebus sensis invectarum »), que l’on peut manipuler et réorganiser à volonté. Or ces images des choses se sont imprimées dans la mémoire : « Ce qui s’est imprimé en moi/ Impressum sit mihi », écrit encore saint Augustin au livre X des Confessions [25]. Cette métaphore de l’impression, toute platonicienne, qui définit la mémoire comme empreinte dans un bloc de cire (Théétète, 191 d-e), fait de l’écriture et de son support une simple réserve de remémoration, et non un discours égal en valeur au discours oral imprimé dans la mémoire (Phèdre, 275 e/ 276 a-d ).

Pour Jarry, le livre n’est qu’un succédané de ce qui devrait rester dans la mémoire, et ne sera donc « point réimprimé ici », sur la page matérielle. En termes ubuesques, rappelons que le décerveleur d’Ubu roi est un imprimeur : « Dépliant et expliquant, décerveleur, / Rapide, il imprime, il imprime, l’imprimeur » [26], comme si le livre tenait lieu désormais de « Machine à Décerveler » : « Sachons moudre nos souvenirs (…) en la Machine à décerveler de notre mémoire ou de notre oubli » [27]. Jarry affirmait au début des Minutes que, pour l’auteur, « l’oubli est indispensable pour retourner le stile en sa cervelle et buriner l’œuvre nouvelle » [28]. Chaque livre doit non seulement oublier le précédent mais en « retourner le stile ». Que l’œuvre nouvelle soit « burinée », c’est-à-dire gravée, doit attirer notre attention sur l’équivalence entre écriture et gravure, réunis sous un même régime graphique, et le rôle fondamental que vont jouer les images dans ce processus.

Les ouvrages que Jarry a lui-même élaborés en collaboration avec l’imprimeur Charles Renaudie sont conçus non comme des œuvres en soi mais comme des « reliquaires de filigrane » [29], des trésors sacrés de remémoration dans lesquels l’image joue un rôle équivalent à celui du texte, conformément, par ailleurs, à la conception platonicienne : la mémoire écrit des discours dans les âmes, et un peintre, après le copiste, dessine dans l’âme les images correspondantes aux paroles (Philèbe 39 a-b). Or, pour Jarry, « cela est plus complètement écrit selon l’éternité par les tailles du bois » [30]. Les images ne doivent pas être vues comme des illustrations du texte mais comme un autre moyen d’écriture, de remémoration et d’intellection.

 

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sommaire

[17] Nous soulignons.
[18] « On a retrouvé pour nous les poinçons des beaux caractères du quinzième siècle, avec les lettres abréviées » (« Premier son de la messe », Perhenderion, fascicule 1, mars 1896, n.p.).
[19] Voir mon article, déjà cité, (en ligne), § 30-38.
[20] B. Eruli, « Le monstre, la colle, la plume », Revue des Sciences Humaines, n° 203, « Alfred Jarry », juillet-septembre 1986, p. 64. La citation de Jarry est extraite du commentaire du martyre de sainte Catherine par Dürer dans Perhenderion (A. Jarry, « Considérations pour servir à l’intelligence de la précédente image », Perhenderion, fascicule 2, juin 1896, n. p.).
[21] Varusoltis [Louis Varlot], Xylographie de l’imprimerie troyenne pendant le XVe, le XVIe, le XVIIe et le XVIIIe siècle, précédée d’une lettre du Bibliophile Jacob [Paul Lacroix] sur l’histoire de la gravure en bois, Troyes, Varlot père, 1859. L’ouvrage est mentionné pour la première fois dans L’Ymagier, n° 2, janvier 1895, p. 139 et de nombreuses vignettes seront publiées dans d’autres numéros de L’Ymagier et dans les deux ouvrages de Jarry.
[22] Gouache sur papier, c. 1895, actuellement conservée dans la collection André Breton (en ligne. Consulté le 24 mai 2021). Légendé en bas à droite dans le bandeau : APOCALYPSE VI. Inscription dans l'arc : « + En même Temps Je vis paraître un Cheval blanc : + : / Celui qui était monté dessus avait un Arc et on / Lui donna une Couronne et il partit en / : + : Vainqueur pour continuer ses Victoires : + : Apocalypse ». Sur Filiger, voir l’article de Jarry, « Filiger », Mercure de France, n° 57, septembre 1894, pp. 73-77 et l’article d’A. Cariou, « Charles Filiger en 1894 », dans Alfred Jarry et les arts, textes réunis par H. Béhar et J. Schuh, L’Etoile-Absinthe, tournées 115-116, Paris/Tusson, Société des Amis d’Alfred Jarry/ Du Lérot, 2007, pp. 19-30.
[23] MSM, pp. vi-vii.
[24] L. Aragon, Je n’ai jamais appris à écrire ou les incipit [Genève, Skira, « Les sentiers de la création », 1969], Paris, Flammarion, « Champs », 1981, p. 69. Comme Jarry et Gourmont se tournant vers l’imagerie du XVe siècle, Aragon fait du Petit Jehan de Saintré et du Jouvencel l’origine même du roman (voir Aragon, La Mise à mort [1965], Paris, Gallimard, « Folio », 1993, p. 189 et sq). Aragon admirait Jarry et c’est lui qui possédait l’exemplaire actuellement conservé à la Réserve de la BnF sous la côte RES P-YF-583.
[25] Pour la présence de saint Augustin dans l’œuvre de Jarry, voir OCP I, p. 239 et p. 986-987, ainsi que les considérations d’H. Béhar sur l’imprégnation de la culture catholique et de la patrologie (H. Béhar, Les Cultures de Jarry, Paris, PUF, « Ecrivains », 1988, p. 11).
[26] A. Jarry, « L’Acte terrestre. Ubu roi », scène VII, CA, p. 69.
[27] A. Jarry, « Les paralipomènes. III », MSM, pp. 158-159.
[28] MSM, p.vi.
[29] A. J., « Les monstres », L’Ymagier, n° 2, janvier 1895, p. 76.
[30] A. Jarry, « Considérations pour servir à l’intelligence de la précédente image », Perhenderion, fascicule 2, juin 1896, n. p. Nous soulignons.