Fabrique du livre et herméneutique : le rôle des
images dans Minutes de Sable Mémorial (1894)
et César-Antechrist (1895) d’Alfred Jarry

- Hélène Védrine
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Fig. 5. A. Jarry, César-Antéchrist, 1895

Fig. 30. A. Jarry, Minutes de Sable
Mémorial
, 1894

Fig. 31. A. Jarry, Minutes de Sable
Mémorial
, 1894

Fig. 33. A. Jarry, César-Antéchrist, 1895

Fig. 35. A. Jarry, César-Antéchrist, 1895

Emblématique et herméneutique

 

Plus le lien avec l’origine de l’image est contradictoire, selon le principe héraclitéen d’« harmonie contre-tendue », plus l’image relève son sens véritable, par exemple lorsque la figure de saint Luc devient l’emblème de Lucifer (fig. 5).

Jarry recycle, à propos des gravures populaires, un principe herméneutique propre au déchiffrage de la littérature emblématique, des Emblèmes d’Alciat au Songe de Poliphile, celui de l’« obscurité relative » issue de la tension entre des textes et des images volontairement énigmatiques :

 

Le sens [de l’emblème] est atteint dans sa pleine clarté (…) au terme de la rencontre et de la collaboration des deux opacités de l’image et du texte, l’une aidant à soulever l’ombre de l’autre par approximations successives (…). L’obscurité relative s’applique à l’image : celle-ci doit préserver une part de mystère (…). L’obscurité relative s’applique aussi au texte : elle est garantie par la formulation elliptique et polysémique de l’épigramme. Enfin, (…) l’obscurité s’entend aussi du texte relativement à l’image et de l’image relativement au texte, ce qui distingue définitivement l’image emblématique d’une simple illustration [78].

 

Que les textes-mêmes de Jarry soient obscurs et polysémiques, on ne peut le nier. Ils témoignent d’une conscience aiguë de la langue, de sa dimension visuelle et sonore, et privilégient un mode d’accès à la connaissance et au savoir par l’obscurité, seule manière de retrouver le lien qui unit le mot aux choses.

La « poétique de la désinvolture » [79] de Jarry coïncide avec la définition même de l’emblème :

 

L’emblème désigne un ouvrage mosaïqué et joint par l’insertion de tesselles (…) L’emblème désigne quelque chose qu’on enchâsse et qu’on insère, quelque chose qu’on emboîte – fait de manière à ce que l’emblème soit placé pour servir d’ornement provisoire et détachable [80].

 

« Ouvrage mosaïqué » : on ne pourrait mieux définir la nature des deux recueils de Jarry, faits de textes et d’images disparates dont la jonction est assurée par la matérialité même du livre. « Ornement provisoire et détachable », telle est aussi la nature des gravures utilisées par Jarry, qu’elles soient de sa main ou empruntées aux recueils xylographiques. Les images populaires et emblématiques sont pareillement détachables, déplaçables et combinables pour engendrer de nouvelles significations.

Cependant, si les images sont déplaçables au sein du livre et que le rapport avec le texte co-présent n’est jamais évident, cela ne signifie pas pour autant que la relation des images les unes par rapport aux autres soit indifférente, au sein de chaque ouvrage mais aussi entre les deux ouvrages. Les images sont liées les unes aux autres selon un autre principe emblématique, celui de la « ressemblance dissemblable » (dissimili similitudini) :

 

Le semblable est donc toujours conjoint au dissemblable, mais les deux natures sont arrimées l’une à l’autre comme par des grappins et des crochets, comme on le dit de l’être et du non-être dans le Parménide de Platon [81].

 

Arrimés l’un à l’autre par les crochets visuels que sont les gravures et la matérialité du livre, les Minutes et César-Antechrist sont bien l’exploration par l’être puis le non-être d’une même interrogation sur le mode d’accès à la connaissance :

 

Devant la transparence impossible d’un mode de connaissance et d’énonciation qui est le privilège de Dieu, il reste à l’homme qui en est exilé la ressource poétique de faire de l’opacité et de l’approximation (jeu de dissemblances) les instruments efficaces de sa propre connaissance [82].

 

Les gravures insérées dans l’un et l’autre ouvrage se font écho, se modulent et se corrigent l’une l’autre, reproduisant des motifs semblables en des sens dissemblables. Les deux blasons de sens opposés en sont le premier moment. Cependant, les codes de l’héraldique ne peuvent en interpréter le sens [83], et sont utilisés en tant que pures formes graphiques, déconnectées de leur propre système emblématique. Les gravures vont déployés des réseaux symboliques plus denses encore.

Le « frontispice » de Minutes (fig. 30) est reconfiguré en triptyque en fin de volume (fig. 31). Il entretient un lien évident avec le « frontispice » de César-Antechrist pour « L’Acte prologal » [84] (fig. 3 ) et l’ensemble des motifs qui semblent à l’origine des images de Jarry est enfin donné à la toute fin de César-Antechrist (fig. 32 ), gravure déjà publiée dans le numéro de L’Ymagier consacré à la Passion du Christ. Soleil, lune, cœur, coq, fouet, serpent, ciboire, épée, tunique, tenailles, maillet, fer de lance, clous : ces motifs se diffusent dans les deux volumes comme ces « jalons » qui permettent à l’auteur de « tout décrire (dirait le tire-ligne au compas) et découvrir » [85]. Ils se transforment, par « approximations successives », dans le cadre propre de l’imagerie de Jarry, comme par exemple la carte à jouer de Pierre Garet (fig. 21  ), représentation possible du Templier dans « L’Acte héraldique », qui brise la hampe de sa croix qui devient signe négatif. L’image suivante, celle de la bigorne (fig. 33), semble montrer cette métamorphose du Templier, dont les chausses en écailles se muent en carapace de bête démoniaque [86]. De même, le ciboire devient hibou (fig. 34 ), conformément au texte de « L’Acte prologal » et d’« Haldernablou » [87], et rappelle la forme des clous, motif marquant au point que Jarry lui consacre un article dans le n° 4 de L’Ymagier [88].

Trois clous sont représentés sur la gravure de la passion (fig. 32 ), nombre corroboré, comme l’explique Jarry dans son article, par la forme de la croix en Tau qui n’a que trois branches. Le motif de la croix est un motif obsessionnel [89]. Depuis la première gravure des Minutes jusqu’aux xylographies de l’imprimerie troyenne reproduites dans César-Antechrist, la croix est mise en scène selon diverses modulations. Outre les représentations de la crucifixion du Christ et des instruments de la Passion (figs. 30, 31 et 32), l’iconographie des saints permet d’infinies variations, depuis le bâton à clochettes en forme de Tau de saint Antoine (fig. 11 ), la croix inversée de saint Pierre utilisée dans la gravure de Saint-Pierre-Humanité (fig. 3 ), les vignettes qui reprennent la forme de la Croix ou du Tau, le grill de saint Laurent ou encore la croix en X de saint André (fig. 35).

Le texte-même fait état de cette fascination. Par exemple, dans une toute première apparition d’Ubu, « L’Autoclète », prépublié sous le titre « Guignol », Jarry évoque une scène dans laquelle le Pal est le substitut grotesque de la Croix :

 

Et pendant qu’échassier unijambiste, l’empalé tourne en sens divers, en une inconscience de radiomètre, et vire-vire dardant ses yeux glauques, les trois Palotins, barbus de roux, de blanc et de noir, dansent une ronde à l’ombre de sa silhouette cristallisée d’X [90].

 

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[78] J.-M. Chatelain, Livres d’emblèmes et de devises. Une anthologie (1531-1735), Paris, Klincksieck, « Corpus iconographique de l’histoire du livre », 1993, pp. 29-31.
[79] Le terme est utilisé par J.-M. Chatelain pour caractériser le « paradoxal souci d’insouciance qui préside à l’emblème » et cette « négligence diligemment recherchée » (Ibid., p. 28).
[80] G. Budé, Annotationes in Pandectas, dans Opera omnia, Bâle, 1567, p. 168, cité et traduit par J.-M. Chatelain, Livres d’emblèmes et de devises, Op. cit., p. 17.
[81] Le Tasse, Il Conte, cité par J.-M. Chatelain, Livres d’emblèmes et de devises, Op. cit., p. 28.
[82] J.-M. Chatelain, Ibid., pp. 28-29.
[83] Voir mon article (en ligne), §11-21.
[84] Voir CG II, p. 49.
[85] « Linteau », MSM, pp. vi-vii.
[86] La gravure est extraite des Gravures sur bois des livres français du XVe chez Labite en 1865 (pl. 14, fig. 55), et reprise dans l’article de Jarry sur « Les monstres », L’Ymagier, n° 2, janvier 1895, p. 74.
[87] M. Arrivé, dans son édition des Œuvres complètes de Jarry, remarque cette assimilation (voir OCP I, p. 1109, note de la p. 219), lorsque Jarry évoque « l’or ocellé de leur tête de ciboire » (Ibid., p. 219) et que le Troisième Oiseau de « L’Acte prologal », « à la face ronde, dont les yeux hululants luisent », affirme : « Je suis le Ciboire » (Ibid., p. 275).
[88] A. Jarry, « La Passion – Les Clous du Seigneur », L’Ymagier, n° 4, juillet 1895, pp. 219-227.
[89] Voir le développement de J. Schuh, Alfred Jarry – le colin-maillard cérébral, Op. cit., p. 295 et sq.
[90] MSM, p. 35 ; CG II, p. 74. Dans « L’Acte prologal », Saint-Pierre-Humanité désigne les trois croix qui l’enferment sous le terme « trois pals », MSM, p. 175 et CG II, p. 180.