Fabrique du livre et herméneutique : le rôle des
images dans Minutes de Sable Mémorial (1894)
et César-Antechrist (1895) d’Alfred Jarry

- Hélène Védrine
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Fig. 17. A. Jarry, César-Antéchrist, 1895

Fig. 18. A. Jarry, César-Antéchrist, 1895

Fig. 19. A. Jarry, Minutes de Sable Mémorial, 1894.
et A. Jarry, César-Antéchrist, 1895

Fig. 20. A. Jarry, César-Antéchrist, 1895

Fig. 21. A. Jarry, César-Antéchrist, 1895

Fig. 22. A. Jarry, César-Antéchrist, 1895

Fig. 23. J. Amman, Der Formschneider, 1568

En vérité, Jarry se place moins sous l’égide des somptueux codex médiévaux que sous celle de la littérature de colportage [48], comme atteste la forme même des deux ouvrages. Le format in-16 est caractéristique des ouvrages populaires, dans la mesure où deux exemplaires pouvaient être imprimés sur une même feuille [49]. La couverture noire glacée qui les recouvre renvoie à celle des « couvertures d’antan » évoquées par John Grand-Carteret :

 

A vrai dire, imprimée ou illustrée, la couverture de livre, devenue en nos jours une spécialité, n’existait pas [avant le XIXe siècle] : le titre, typographique lui-même, ne se répétait point extérieurement : on brochait le livre avec du papier dit de couvertures – il faut lui laisser son vrai nom – servant, en même temps, à la confection des boîtes et cartons destinés aux femmes pour les objets de toilette, aux cahiers d’école, aux cahiers de chansons, aux tentures des chambres des boutiquiers et autres petits bourgeois [50].

 

Carteret évoquait encore, à propos des couvertures,

 

leurs horribles papiers rêches, gris, bleus, roses, jaunes, pour les produits du colportage, qui daignaient se glacer et prendre des couleurs moins communes lorsqu’il s’agissait des poèmes héroïques, des romans ou des récits historiques à l’usage d’un public plus raffiné [51].

 

Jarry choisit en effet une couleur moins commune, un papier de couverture noir glacé, frappé de blasons dorés à la place du titre, soigneusement plié pour envelopper les cahiers brochés (fig. 16 ). Si les exemplaires des Minutes ont tous une couverture noire et parfois un papier intérieur vert, rouge ou jaune, la couleur des couvertures de César-Antechrist varie. L’exemplaire conservé au département des Arts et spectacles de la Bibliothèque nationale porte une couverture bleue (fig. 17), et l’exemplaire personnel de Jarry, relié par ses soins, possède les couvertures en trois états : une couverture rouge qui enveloppe l’exemplaire, une couverture ocre et la couverture noire (fig. 18).

Par ailleurs, Jarry s’inspire d’une conception du livre populaire où « les lettres étaient des figures » [52], et où « tout [est] représenté par des figures », comme l’indique le titre du Miroir de pécheur, livre vendu par les colporteurs et commenté dans le premier numéro de L’Ymagier [53]. Balzac désigne pareillement le célèbre ouvrage de colportage que, dans Illusions perdues, Mme Séchard va réimprimer, retrouvant « la collection des figures nécessaires à l’impression d’un almanach dit des Bergers, où les choses sont représentées par des signes, par des images, des gravures en rouge, en noir ou en bleu » [54]. Comme ces almanachs populaires de petit format, les Minutes et César-Antechrist sont imprimés en noir pour le texte, en rouge, noir ou bleu pour les gravures, donnant la primauté à la figure, et au texte comme figure. Les blasons, qui se substituent au titre en page de couverture et en page de faux-titre (figs. 1 , 2  et 7 ), en sont l’évidente manifestation. La composition plastique des pages de titre ne peut mieux montrer le caractère figural de la lettre (fig. 19). Jarry exploite la plasticité du texte grâce à la variation des corps de caractères, mais invente surtout un mode de lecture qui nécessite de reconfigurer les signes linguistiques selon une mémoire sémiotique visuelle [55]. Insistons sur un autre élément, à savoir la disparition de l’auctorialité même de Jarry dans la dimension graphique. Son nom d’écrivain et de graveur s’abolit dans le jeu visuel, tout particulièrement dans la page de titre de César-Antechrist où il faut démêler le nom de Jarry de celui de l’Antechrist (fig. 19). Quant aux gravures de la main de Jarry, elles sont signées de son seul monogramme AJ, comme le texte du « Linteau », à l’imitation des monogrammes des graveurs anciens. En modulant ces signatures monogrammatiques, Jarry se cache sous la lettre, elle-même figure, qui sera la seule marque de son auctorialité.

En outre, les gravures réutilisées dans les deux ouvrages sont majoritairement anonymes, ou bien il faut, comme pour la page de titre, déchiffrer les monogrammes. Ainsi, la planche de l’écartèlement de saint Hippolyte (fig. 20) donne lieu à un commentaire intéressant dans la Xylographie de l’imprimerie troyenne dont elle est extraite. Le Bibliophile Jacob, remarquant « les initiales I. G. entre deux étoiles » en haut de l’image, conclut que « [l]’auteur de cette horrible gravure du 16e siècle doit être Jean Garnier, qui imprimait à Troyes vers ce temps-là » [56]. Le « Livret » de L’Ymagier discute cette attribution et le jugement péjoratif du célèbre bibliophile :

 

Le Saint Hippolyte, signé I.G., peut être attribué à Jean Garnier, de Troyes (XVIIIe siècle), qui aurait copié une image plus ancienne ; mais, n’ayant pu vérifier (ces livrets sont rarissimes), on se demande si par hasard il ne faudrait pas lire I. C. et rapporter ce bois si bizarrement informe soit au Martyre de Jacques Clément (Troyes, Jean Moreau, dit Lecoq, 1589) soit à la Vie de Henry de Valois avec le Martyre de Jacques Clément (Troyes, Pierre Sourdet, 1620) ? Acceptons saint Hippolyte (V. la préface à la Xylographie de Varusoltis) [57].

 

Les initiales ne désigneraient pas l’artiste mais le sujet de la gravure désormais anonyme, non pas « horrible » mais « bizarrement informe ». Jarry s’inscrit dans la lignée d’un Champfleury et préfère la singularité d’une main bizarre à l’« habileté de main universelle (…) de tant d’ouvriers à la journée qui s’intitulent artistes » [58], soumis aux règles et aux écoles. De plus, comme Gourmont, dans Perhenderion plus encore que dans L’Ymagier, il a toujours refusé de faire regraver les images, recourant soit aux tirages originaux, soit au retirage, soit aux procédés photomécaniques [59].

Indépendamment de la notoriété de l’artiste et de l’originalité du tirage, il y a donc valorisation de la main de l’artiste anonyme, qui n’est passé par aucune école savante. Deux exceptions sont notables dans César-Antechrist : le nom de Pierre Garet sur une carte à jouer, dont la signature est si présente que là aussi elle pourrait désigner le sujet et non l’auteur de l’image (fig. 21), et surtout la reproduction par le graveur Christophe Sichem de la huitième planche de L’Apocalypse d’Albrecht Dürer, signée par conséquent du double monogramme AD et CS (fig. 22) [60]. Or cette gravure d’un artiste copiant parfaitement un autre artiste est l’illustration du principe même de retrait auctorial, développé dans L’Ymagier :

 

Dürer écrivait son dessin sur une planche de poirier et le graveur « ôtait », de la surface de cette planche, tout le blanc, sans se permettre le moindre accroc, la moindre retouche interprétative. On lit ceci au-dessous de la planche du Graveur sur bois, dans le recueil de Jost Amman, Kunstler und Handwerker : Je suis un bon graveur sur bois et je coupe si bien avec mon canif tout trait sur mes blocs que, quand ils sont imprimés sur une feuille de papier blanc, vous voyez clairement les propres formes que l’artiste a tracées ; son dessin, qu’il soit grossier ou qu’il soit fin, est exactement copié trait pour trait [61].

 

La gravure de Jost Amman mentionnée dans ce texte (fig. 23) montre le graveur à sa table de travail, comme la vignette de saint Augustin à son pupitre qui clôt le « Livret » de ce même numéro de L’Ymagier [62] et sera reprise au début de César-Antechrist (fig. 11 ). Est mis en exergue l’acte graphique lui-même, que ce soit celui du dessinateur ou de l’écrivain, tous deux écrivant, mais au prix d’une dilution de l’auctorialité qui n’est pas sans rappeler la « disparition élocutoire » mallarméenne.

 

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[48] La revue Perhenderion se place aussi dans cette lignée : « Comme fur les places entourées d’un talus, au pied des fanctuaires, les colporteurs viennent à des dates, aux doigts appendues les images rares, fix fois l’an en Perhenderion reffuciteront les anciennes ou naîtront les nouvelles eftampes » (A. J., « Premier son de la messe », Perhenderion, fascicule 1, mars 1896, n. p.)
[49] « L’in-seize s'imprime toujours par demi-feuille, c’est-à-dire que chaque feuille contient deux fois le même texte. La moitié de la feuille sert pour un exemplaire, et l’autre moitié sert pour un autre exemplaire du même ouvrage. Chaque demi-feuille se plie séparément comme dans l’in-octavo, et l’on en fait deux tas séparés, de sorte que, lorsqu'on a plié la dernière feuille, on a deux exemplaires pour un » (S. Lenormand, Nouveau manuel complet du relieur en tous genres […], Paris, Encyclopédie Roret, 1900, ch. 4).
[50] J. Grand-Carteret, Vieux Papiers. Vieilles Images. Cartons d’un collectionneur, 461 gravures documentaires dans le texte et 6 planches hors texte dont 5 coloriées, Paris, Le Vasseur, 1896, p. 503. Gourmont lui-même enveloppa ses propres ouvrages publiés aux éditions du Mercure de France de papiers évoquant l’étoffe (Théodat, 1893) ou le cuir (Le Fantôme, 1893).
[51] Ibid., p. 506.
[52] MSM, p. 98.
[53] « Le Miroir du pécheur », L’Ymagier, n° 1, octobre 1894, p. 45. Le titre commence ainsi : Le Miroir du pécheur, composé les RR. PP. Capucins, missionnaires ; très utile à toutes sortes de personnes : le tout représenté par des figures. Le livre est imprimé en 1878 par l’imprimerie Pellerin à Epinal. Gourmont qualifie les images de cet ouvrage comme des gravures « saisissantes par leur ingéniosité barbare ».
[54] H. de Balzac, Illusions perdues, La Comédie humaine, éd. P.-G. Castex, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1977, t. V, p. 565.
[55] Voir mon article  (en ligne), §22-29.
[56] Le Bibliophile Jacob, « Préface », Xylographie de l’imprimerie troyenne, Op. cit., p. 6.
[57] « Le Livret – L’Ymagier », L’Ymagier, n° 2, janvier 1895, p. 139.
[58] Champfleury, Histoire de l’imagerie populaire, Paris, Dentu, 1869, pp. xi-xii.
[59] Voir E. Pernoud, « De l’image à l’ymage. Les revues d’Alfred Jarry et Remy de Gourmont », art. cit., p. 62.
[60] Cette gravure a été reproduite dans L’Ymagier, avec la légende extraite du Dies Irae : « Tuba mirum spargens sonum [La trompette répand étonnamment ses sons], L’Ymagier, n° 2, janvier 1895, p. 117.
[61] « Le Livret – Gravures sur bois », L’Ymagier, n° 2, janvier 1995, pp. 137-138. La reproduction de l’ouvrage de Jost Amman, Eygentliche Beschreibung aller Stände auff Erden hoher und nidriger, geistlicher und weltlicher, aller Künsten, Handwerken und Händeln (parfois désigné sous le titre Das Ständebuch), Frankfurt am Main, 1568, avec le texte de Hans Sachs est disponible en ligne (consulté le 24 mai 2021).
[62] L’Ymagier, n° 2, janvier 1895, p. 131.