La Chambre claire : genèse iconographique
d’un album. Du romanesque au politique

- Magali Nachtergael
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résumé
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Fig. 1. R. Barthes, L’Empire des signes, 1970

Fig. 2. R. Barthes, La Chambre claire, 1980

La publication, à la fin du cours La Préparation du roman, du projet de séminaire sur les photographies du monde de Proust a permis de constater à quel point l’écriture biographique et romanesque était pour Roland Barthes intimement liée aux images et au portrait [1]. Le désir d’écriture fictionnelle s’est très tôt mêlé aux images, en particulier les figures photographiées à partir desquelles Barthes déployait une forme de théâtralité au cœur de ses livres. Initié dans les années 1970, ce jeu entre fiction, essai et iconographie aurait dû se prolonger avec le séminaire autour des images de Proust, séminaire qui ne put avoir lieu à cause de la mort prématurée de Barthes. La Chambre claire est donc le dernier état des expérimentations phototextuelles dont nous disposions dans leur version définitive, les projets qu’il avait consignés dans ses fiches donnant aussi une idée des prolongements qu’il souhaitait lui donner [2]. Mais la lecture biographique et proustienne du texte, en particulier avec une focalisation sur le récit de deuil, a pourtant eu tendance à occulter une autre lecture, théâtrale, marxiste et engagée des images [3].

Pour saisir la construction iconographique de La Chambre claire, j’invite à regarder d’abord les images du livre seules, puis à tenter d’imaginer leur origine et contexte de parution, contexte dans lequel Barthes les a consultées et les a choisies pour illustrer son essai fictionnel (ou sa fiction théorique, selon le point de vue). L’arrière-plan visuel de La Chambre claire s’inscrit dans un ensemble de références tout aussi singulières que le texte, dans un processus dont la publication de Jean Narboni sur la « genèse » du livre a révélé bien des aspects inédits [4]. A partir des références mentionnées par Barthes, des manuscrits et du fichier conservés à la Bibliothèque nationale de France [5], on constate que La Chambre claire est un document à la temporalité double. L’une est tournée vers le passé, le souvenir et un scénario intellectuel qui conduit à une révélation sur l’ontologie de la photographie à partir d’une image privée. L’autre est résolument ancrée dans le présent d’un auteur face à des images qu’il sélectionne soigneusement pour en faire le petit théâtre visuel de son aventure théorique. Aussi, les illustrations, si elles semblent émaner du passé, du fait de l’usage exclusif du noir et blanc dans le texte, sont aussi inscrites dans une actualité de l’image que Barthes fait cohabiter avec un temps lointain, associé à la jeunesse de la mère.

En déconstruisant les attentes de la critique – une méditation sur l’image par l’entremise du deuil – Barthes compose ce que j’ai appelé un album visuel contre « la grande famille des hommes », une mythologie photographique qu’il avait critiquée en 1956 [6]. Mais cette entreprise a aussi une portée anti-historique qui participe d’une réécriture de l’Histoire par l’histoire personnelle et la singularité du regard. Loin de se limiter à une conception romantique de la subjectivité, il croise ce que la théorie féministe a appelé la « standpoint theory », lui conférant le pouvoir de l’objectivité forte [7]. Chez Barthes, ce qu’il appelle sa « phénoménologie » et sa méthode « subjective » [8] se double d’un regard ancré dans l’attention portée aux invisibles, laissés pour compte et marginaux, au « petit peuple » pour reprendre l’expression de Jacqueline Guittard [9], mais aussi dans le désir homosexuel qui participe à la construction iconographique de l’ensemble. Aussi la construction de l’album de La Chambre claire relève-t-elle du manifeste visuel, situé du côté des minorités, et qui dialogue directement avec une actualité photographique [10].

 

Une anti-histoire de la photographie

 

La Chambre claire contient 26 illustrations photographiques, dont deux en hors-texte. L’une fait la couverture de l’édition originale : il s’agit d’une gravure qui représente une camera lucida, un dispositif visuel qui permet d’observer dans le même espace le modèle et sa représentation à l’aide d’un prisme et d’un viseur, à la différence de la camera oscura qui oblige à une séparation du regardeur dans l’espace de projection obscurci. La vignette est tirée de The History of Photography from 1939 to the Present Day de Beaumont Newhall [11]. L’autre cliché couleur est un polaroïd du photographe Daniel Boudinet, sur lequel Barthes avait déjà écrit un texte paru dans la revue luxueuse et grand format Créatis en 1977 [12]. L’image qu’il choisit, datée de 1979, montre un rideau bleu vert qui s’entrouvre devant une fenêtre, allusion à la fois au rideau de théâtre et à la fenêtre d’Alberti, qui donne sur un point de vue moderne et résolument individuel. Barthes avait déjà utilisé un procédé théâtral similaire pour L’Empire des signes, plaçant deux portraits presque identiques de l’acteur Kazuo Funaki au début et à la fin du livre, avec une légende courante : seule différence, sur la seconde image le bel acteur avait les lèvres légèrement entrouvertes (fig. 1).

Les 24 autres illustrations dans le texte, dont les titres, dates et auteurs figurent dans la table des « Illustrations », proviennent d’un glanage opéré durant la rédaction. Elles participent de l’ancrage du livre dans une actualité photographique, un paysage visuel contemporain qui oscille entre photographie publique et privée. Bien qu’il n’y ait qu’une seule photographie de la collection de l’auteur, La Souche, sur laquelle on peut voir sa mère jeune, posant avec son frère et son grand-père, la photographie de famille dite « du Jardin d’hiver », que l’on ne voit pas, reste au cœur du « suspens intellectif » que Barthes met en scène dans l’ouvrage (fig. 2).

La bibliographie de La Chambre claire fournit des informations sur les sources photographiques de ces clichés. Mais c’est surtout le fichier personnel de Barthes, rendu public lors de l’exposition R/B en 2003 au Centre Pompidou et conservé à la Bibliothèque nationale [13], qui en contient les clefs. Ce fichier sobrement nommé par Barthes « Illustrations », croisé avec la bibliographie, permet de retrouver le contexte original de publication. En quoi consiste cette bibliographie que Barthes rend visible dans le livre ? Nommée « Références », elle se divise en deux sous-parties. La première contient les « Ouvrages », dont certains sur la photographie sont déjà ou en passe de devenir des classiques, comme Un Art moyen (1965) dirigé par Pierre Bourdieu, Photographie et société (1974) de Gisèle Freund ou La Photographie (1979) de Susan Sontag qui venait de paraître. Ces trois ouvrages ont une approche sociologique et personnelle, deux de ces essais étant écrits par des femmes. Vilém Flusser et Walter Benjamin n’y figurent notoirement pas, mais d’autres ouvrages également consultés ne sont pas mentionnés.

 

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sommaire

[1] R. Barthes, La Préparation du roman, I et II, Cours et séminaires au Collège de France (1978 – 1979 et 1979 – 1980), sous la direction d’E. Marty et présenté par N. Léger (Paris, Seuil – IMEC, « Traces écrites », 2003).
[2] Je me permets de renvoyer à K. Yacavone, « Reading Proust through Photography. Roland Barthes Last’s Seminar “Proust et la photographie” », French Forum, vol. 34, n° 1, 2009, pp. 97-112 et à mon article « Vers l’autobiographie New Look de Roland Barthes. Photographie, scénographie et réflexivité », dans Figurations de l’écrivain en images / Figurations of the Writer in Images, sous la direction de D. Martens et A. Reverseau, Image&Narrative, vol. 13, n° 4, Louvain-la-Neuve, 2012 (en ligne. Consulté le 27 avril 2021).
[3] J’ai traité cette question dans « Les images de Roland Barthes, entre intime et politique (contre La Grande famille des hommes) », Roland Barthes aujourd’hui, sous la direstion de N. Piégay et L. Zimmerman, Paris, Hermann, « Cahiers Textuel », 2016, pp. 45-58. Ces recherches, développées dans le cadre de ma thèse de doctorat, sont longtemps restées inédites. Elles avaient fait l’objet d’une première présentation « Roland Barthes et la photographie : autour de clichés absents », colloque Roland Barthes, sous la direction de P. Champagne et M. Dorsel, Théâtre-Poème, Saint Gilles, 6 et 7 juin 2009.
[4] J. Narboni, La Nuit sera noire et blanche : Barthes, La Chambre claire, le cinéma, Nantes/Paris, Capricci/Prairies ordinaires, 2015.
[5] Je remercie Eric Marty, mon directeur, et Michel Salzedo, le frère de Roland Barthes, décédé en 2020, de m’avoir permis de consulter les manuscrits et le fichier Roland Barthes alors que j’étais encore doctorante. Ce travail est dédié à la mémoire de Michel Salzedo.
[6] R. Barthes, « La grande famille des hommes », dans Mythologies, Paris, Seuil, « Points Essais », 1957, pp. 161-164.
[7] Cette théorie énoncée par Nancy Hartsock en 1983 a été développée par Sandra Harding dans The Science Question in Feminism (1986) ou encore Whose Science ? Whose Knowledge ? (1991). Elle est à l’origine de la notion de « savoir situé » et je place La Chambre claire dans la préhistoire de cette notion.
[8] R. Barthes, « Sur la photographie [Le Photographe, février 1980] », entretien avec Guy Mandéry, Œuvres complètes (1977 - 1980), t. 5, éd. établie par E. Marty, Paris, Seuil, 2002, décembre 1979, p. 935.
[9] J. Guittard, « Le petit peuple discret des Mythologies », The Family of the Invisibles, cat. exp., 5 avril au 29 mai 2016, Paris - Séoul, CNAP - Seoul Museum of Art, 2016, pp. 52-56.
[10] J’ai développé cette hypothèse dans « Roland Barthes. Une politique des images », The Family of The Invisibles, art. cit., pp. 18-22 et « Camera Lucida’s Iconography or Roland Barthes’ Visual Manifesto for Minorities », dans Borders of the Visible : Literature and Photography, sous la direction de L. Marfè et G. Ferreccio, Cosmo, 2018 (en ligne. Consulté le 27 avril 2021).
[11] La légende précise, « A camera lucida. From V. Chevalier, Notice sur l’usage de la chambre claire, Paris, 1834 » (B. Newhall, The History of Photography from 1939 to the Present Day, New York/Rochester, Doubleday and Co/George Eastman house, 1964, p. 14). Le dispositif « perfectionné par Vincent Chevalier » a été fait selon « le professeur Amici ».
[12] R. Barthes, « Douze photographies de Daniel Boudinet », Créatis, n°4, 1977, portfolio, non paginé.
[13] N. Léger, « Immensément et en détail », dans R/B. Roland Barthes, catalogue de l’exposition du Centre Pompidou du 27 novembre 2002 – 10 mars 2003, commissaires d’exposition Marianne Alphant et Nathalie Léger, Paris, Seuil – Centre Pompidou - IMEC, 2002, p. 91.