La Chambre claire : genèse iconographique
d’un album. Du romanesque au politique

- Magali Nachtergael
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Fig. 3. Le Nouvel Observateur.
Spécial Photo, novembre 1977

Fig. 4. Photo, mars 1979

La seconde partie de la bibliographie, intitulée « Albums et revues », fait ressortir quant à elle trois éléments. Premièrement, Barthes mentionne quelques ouvrages historiques : Cent ans d’histoire de France d’Emmanuel Berl, très abondamment illustré, The History of Photography de Beaumont Newhall [14], ligne officielle de la politique d’exposition et de collection du MoMA de New York, et une Histoire de la photographie française des origines à 1920 publiée chez Créatis. Ces ouvrages fournissent de rares images du texte, dont l’une des premières photographies connues de Niepce, dite La Table mise [15]. Le fichier de Barthes indique des idées d’illustrations supplémentaires, dont une image d’Auguste Salzmann et une autre de Paul Strand intitulée La Famiglia [16] qui ne seront finalement pas utilisées. Là encore, le fichier renseigne sur l’état de l’art effectué par Barthes et les mises à l’écart, à partir de fiches portant ces titres barrés : « Vigneau André, Brève histoire de la Φ [photographie] de Niepce à nos jours » (f. 16), « W. Benjamin, L’homme, le langage et la culture, Médiatis, 1972, R Munier » (f. 17 verso), « R Munier Contre l’image, NRF 1963, N° Spécial s/l’image » (f. 18). Estampillé d’un « Bibliographie », d’autres fiches mentionnent encore des ouvrages synthétiques sur l’histoire de la photographie : « Pollack P Hist mondiale de la Φ Paris 1961 / (Valery : de Grammont) Centenaire de la Φ 1939 / Vigneau A Une brève histoire de l’art de Niepce à nos jours Paris 1963 / Whiting JR Photography is a language NY 1963 » (f. 20) ou encore « Braive MF L’âge d’or de la Φ. Bruxelles, 1965 », « Duran F Regards neufs sur la P Paris 1951 » (extraits, f. 22). Il identifie aussi un corpus de photographies pictoralistes qu’il rapproche des photographies de sa mère jeune, mais décide de ne pas les exploiter, délaissant le potentiel romantique et fictionnel de ces clichés :

 

« Pictorialité         Nouvel Obs     Sp Ø 2
     - Gertude Käselier L’héritage de la maternité     1900
     - Edward Steichen Solitude     1901
     - Julia M. Cameron L’écho     1868
     [très proches d’anciennes de mam] (f. 199 [17])

 

Barthes puise ensuite dans un second ensemble, celui des monographies de photographes : on y trouve deux ouvrages sur André Kertész, un sur Nadar publié en Italie et un autre sur August Sander, publié dans un numéro spécial du Nouvel Observateur. Il ne précise toutefois pas que le Créatis n°7 de 1978 est un portfolio consacré entièrement au photographe homosexuel américain Robert Mapplethorpe, ce qui porte les monographies au nombre de cinq.

Le corpus le plus intéressant, à savoir les magazines, constitue le troisième et dernier ensemble. Deux numéros « Spécial Photo » du Nouvel Observateur, deux numéros du magazine Photo et un numéro de Rolling Stone (version américaine) ont été utilisés (figs. 3 et 4) : ces journaux fournissent le plus grand nombre d’illustrations finales. Rien que dans le numéro deux « Spécial photo » du Nouvel observateur, Barthes utilise six images et dans le Photo n°138, quatre. Comme l’indique Jean Narboni, Barthes avait proposé une liste initiale de 56 images [18]. Les réductions et différentes étapes de ses choix indiquent une orientation dans la lecture du cahier d’images, dans une temporalité différente puisque certaines images sont sélectionnées à l’automne 77 (Nouvel Observateur) et d’autres, au tout début de la rédaction du livre, en mars 1979 (Photo) [19]. Ainsi l’essentiel des images reconstituent un parcours personnel dans l’histoire de la photographie, ce que Barthes annonçait à Guy Mandéry en 1979 : « Ce livre va décevoir les photographes (…) Parce que ce n’est ni une sociologie, ni une esthétique, ni une histoire de la photo » [20]. Il explique s’être « [placé] devant quelques photographies choisies arbitrairement », selon une « méthode phénoménologique » [21] : cet arbitraire est cependant conduit par l’affect à partir d’un corpus finalement « très étroit ». Barthes explique en effet : « j’ai fait ça avec quelques albums et revues » et confesse : « Je me suis beaucoup servi du Nouvel Observateur Photo », précisant que le choix final des images correspond[aient] « à des moments du texte » [22], une forme de montage déjà éprouvée dans L’Empire des signes.

 

Entre observation contemporaine et tentation fictionnelle

 

Les magazines fournissent proportionnellement la plus grande partie des illustrations de La Chambre claire. Avant d’entrer dans le détail du Spécial Photo du Nouvel Observateur, le plus utilisé, d’autres périodiques retiennent l’attention de Barthes dont Photo, une publication initiée en 1967 et toujours active aujourd’hui. C’est Roger Thérond, ancien directeur de Paris Match, qui la dirige au moment où Barthes l’utilise pour La Chambre claire. Si Photo a l’honneur de la bibliographie, il ne mentionne pas Zoom, une autre publication spécialisée dans lequel il a pourtant déjà publié lui-même sur les photographies de Bernard Faucon [23]. Il fait donc un choix en apparence équilibré entre un hors-série d’un hebdomadaire national qui présente la photographie sous son aspect théorique et esthétique (Spécial Photo) et un mensuel, Photo, qui fait des panoramas de la photographie contemporaine, alternant sujets journalistiques et photographie d’avant-garde.

Dans la veine de Match, le Photo n° 124 de janvier 1978 contient un reportage sur les urgences réalisé par François Lehr, photographe de 28 ans présenté comme « sans emploi ». Cet article correspond au support de la commande initiale faite à Barthes par Pascal Bonitzer [24] des Cahiers du cinéma. Il tient en un portfolio de sept pages [25]. Barthes, qui raconte l’écriture de son livre au fur et à mesure, dit à ce sujet : « Voulant m’obliger à commenter les photos d’un reportage sur les "urgences", je déchire au fur et à mesure les notes que je prends » [26]. Les clichés, en noir et blanc, réalisés au grand angle, montrent les urgentistes au travail. Les légendes signalent simplement « tentative de suicide », « avant l’opération », « rixe au couteau », « accident de moto », « accident de voiture », etc., chacune des images montrant là une personne à terre les yeux grands ouverts, un corps blessé sous perfusion, une jeune femme nue sur un brancard d’ambulance… La commande sur les urgences transforme alors le désir exprimé par Barthes d’écrire un roman, un livre sur sa mère, morte en 1977. Ces notes inachevées évoluent vers ce qui devient La Chambre claire. Quelques pages plus loin dans le Photo, un article consacré au Trésor d’André Jammes présente la collection photographique privée française exposée à Chicago. En page 22, Barthes y découvre L’Alhambra de Charles Clifford dont il dira dans La Chambre claire : « c’est là que je voudrais vivre » [27]. Le contraste entre la violence des urgences et la quiétude de cette image qui évoque à Barthes « L’invitation au voyage » et « La vie antérieure » de Baudelaire est frappant : quittant le tumulte d’images trop réelles, Barthes pénètre dans un univers fictif et poétique. La « note sur la photographie » était destinée à déjouer, dès sa genèse, les attentes du lecteur : elle retrace le parcours d’un regard dans le panorama éditorial de son temps, suivant le mouvement qui avait servi à l’écriture des Mythologies, dont la presse constituait le principal matériau.

 

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[14] Il en prend la photographie The Terminal de Stieglitz, B. Newhall, The History of Photography, Op. cit., p. 128 et mentionne une photographie de Harold Edgerton présente aussi dans le Photo n° 128, en couleur cette fois.
[15] Datée de 1822, elle serait plus vraisemblablement de 1833. Les historiens de la photographie considèrent que la toute première « héliographie » est Point de vue du Gras (1826-27), conservée à l’Université du Texas, Austin. Voir H. Gernsheim, « La première photographie au monde », Etudes photographiques, n° 3, novembre 1997 (en ligne. Consulté le 27 avril 2021). Le choix de La table mise renvoie à un imaginaire de la nature morte mais aussi de l’art de vivre qui rappelle la traditionnelle scène du thé dans Roland Barthes par Roland Barthes, Paris, Seuil, « Ecrivains de toujours », 1975.
[16] A. Salzmann, Jérusalem et le chemin de Beit-Lehem (1850), dans Histoire de la Photographie française des origines à 1920, Créatis, 1978, non paginé, ou de P. Strand, La Famiglia, Italie, 1953, dans B. Newhall, History of Photography, Op. cit., p. 121. Le livre de Newhall contient une grande part de photographie contemporaine.
[17] R. Barthes, Fichier « Sur la photo », Fonds Roland Barthes, NAF 28630, Bibliothèque nationale de France, inédit.
[18] J. Narboni, La Nuit sera noire et blanche, Op. cit., p. 46.
[19] Barthes conclut l’ouvrage avec les dates de rédaction : « 15 avril – 3 juin 1979 », ce qui témoigne d’un temps resserré d’écriture. Mais la préparation de l’ouvrage avait commencé depuis au moins fin 1977 (R. Barthes, La Chambre claire, note sur la photographie, Paris, Gallimard-Seuil, « Cahiers du cinéma », 1980).
[20] R. Barthes, « Sur la photographie [Le Photographe, février 1980] », entretien avec Guy Mandéry, art. cit., p. 934.
[21] Ibid., p. 935.
[22] Ibid., p. 936.
[23] R. Barthes « Bernard Faucon », Zoom, n° 57, janvier 1978, pp. 50-57.
[24] Conversation privée avec Pascal Bonitzer, Paris, août 2007.
[25] F. Lehr, « Urgences », Photo, n° 124, janvier 1978, pp. 10-17 et p. 76.
[26] R. Barthes, La Chambre claire, Op. cit., p  171.
[27] Ibid., p. 67.