Le reste du magazine contient des photographies aux couleurs chatoyantes : il privilégie le spectaculaire, le tape-à-l’œil, et en particulier le plaisir d’un regard masculin hétéronormé. Photo se distingue généralement par des couvertures aguicheuses avec des femmes nues, en quoi le n° 124 ne fait pas exception [28]. L’illustration que choisit Barthes est en totale opposition avec l’aspect général de Photo : l’Alhambra décrépie projette le regardeur dans un lieu hors du présent. Un an après avoir eu ce numéro 124 de Photo, et un mois avant le début de la rédaction de La Chambre claire (le 15 avril 1979, comme l’indique la date en épilogue), Barthes se procure le dernier numéro 138 paru en mars 1979 et qui titre « Caroline de Monaco traquée par les paparazzi », avec en couverture une femme nue, couchée sur une plage de sable fin. Barthes évoque le journal dans son texte. Il semble ne lui inspirer qu’une observation d’abord sans grand intérêt, jusqu’à ce qu’un cliché attire son attention : « Je feuilletais une revue illustrée. Une photo m’arrêta. Rien de bien extraordinaire : la banalité (photographique) d’une insurrection au Nicaragua » [29] (fig. 5).
Les photographies de la Révolution sandiniste par Koen Wessing sont présentées sous la forme d’un photo-essay, « Une révolution à bout portant ». Période de révolte contre la dictature de Samoza et qui aboutira à sa chute, cette actualité touche Barthes autant par le caractère théâtral des images du photojournaliste que par l’enjeu de ce soulèvement populaire, même s’il insiste sur la triste « banalité » des images de guerre, sujet très documenté dans les années 1970 et qui participe aussi d’une guerre médiatique et d’opinion. Barthes n’est certainement pas dupe de ces stratégies. Avec un style proche de William Klein et connu pour avoir documenté le coup d’état chilien en 1973, Koen Wessing est un photoreporter engagé, comparable à Roger Pic qui, quelques années après avoir photographié les pièces de Bertolt Brecht, avait couvert la guerre du Vietnam dans les camps Viêt-Cong. Barthes choisit deux clichés tirés de ce photoreportage : « Parents découvrant le cadavre de leur enfant », 1979, où l’on voit pleurer une femme devant un corps au sol recouvert d’un linge blanc et « L’armée patrouillant dans les rues », 1979 [30], où des bonnes sœurs passent à l’arrière-plan. A deux reprises, Barthes souligne la banalité des scènes représentées, sans relever autre chose que « l’âpreté du sujet » [31]. Les autres clichés du reportage le disputent pourtant en abomination : là un cadavre à demi calciné brûle encore dans la rue, ailleurs des hommes portent dans une camionnette un corps mutilé. Sur une double page, on voit des enfants jouant dans des ruines et des soldats masqués qui brandissent leurs armes. Barthes ne commente pas la violence contenue dans les photos, dans l’esprit des « photos-chocs » déjà évoquées dans Mythologies [32] et visibles dans le catalogue cité par Barthes, Photo-journalisme dont l’horreur des images atteint un véritable summum [33]. Cette thématique de l’image-choc d’actualité est récurrente, depuis longtemps chez Barthes, mais aussi dans un discours plus généralisé sur l’image. Le livre d’Emmanuel Berl, Cent ans d’histoire de France, dans le dernier chapitre consacré à la période contemporaine, utilise l’expression suivante pour décrire l’ultime étape de son parcours historique en image : « Le monde de la violence » [34]. La fin des années soixante-dix ne subit que peu de censure photographique et les clichés dans ces magazines produisent l’impression que la sphère publique est envahie de représentations de la souffrance. Et si l’actualité du monde contemporain est présente dans son livre, ce n’est pas le spectacle du malheur qui arrête Barthes, ni qui correspond à son éthique de l’image.
Vers le corps politique de l’image : une lecture sous influence ?
Barthes avait présélectionné d’autres images dans ces deux numéros de Photo : des clichés d’Atget, de Germaine Krull et une photographie anonyme du début du XXe siècle. Ces mouvements entre images du passé et du présent correspondent bien à l’entreprise de Barthes, une forme de rapport inactuel au présent, et distancié, à la manière brechtienne. Des indications plus précises sur ces images sont données dans le fichier. Une pochette de fiches de format carte postale, intitulée « Illustrations », contient 51 feuillets foliotés, un peu moins que les 56 annoncés par Narboni : Barthes y avait répertorié les photographies susceptibles d’être retenues pour La Chambre claire. Une fiche d’accompagnement explique la dimension rhétorique de l’appareil illustratif :
Φ : j’ai gardé, non pas toutes celles dont j’ai parlé et dont souvent seulement l’intérêt était démonstratif, mais seulement les quelques-unes qui avaient une charge un peu supérieure à ce que j’en dis, dont le mystère excède l’argument [35].
Seules quatre images sur les douze repérées sont retenues et une large place avait été initialement réservée au photojournaliste Koen Wessing qui garde malgré tout deux images d’illustrations.
Outre ces deux exemplaires de Photo, Barthes s’est également appuyé sur un portfolio d’Avedon paru dans Rolling Stone et surtout sur les Spécial Photo du Nouvel Observateur réalisés par Robert Delpire. La présence de Rolling Stone peut surprendre : il s’agit d’un numéro spécial du 21 octobre 1976, réalisé en grande partie par le photographe Richard Avedon, pour lequel Barthes avait rédigé un article, « Tels », publié dans le Photo n° 112, ce qui éclaire aussi le lien que Barthes entretenait tant avec le magazine que le photographe [36]. Barthes s’était donc appuyé sur une galerie de portraits réalisés pendant les élections présidentielles américaines et intitulée « The Family, 1976 » [37], la reconstitution en images d’une autre « famille », une question qui occupe particulièrement Barthes alors qu’il fait le deuil de sa mère. De la série « Tel » est tiré le portrait de A. Philip Randolph qui apparaît en page 53 du Rolling Stone. Que dit Barthes au sujet de cette image, qu’il avait déjà pu commenter deux ans auparavant ? « Sur la photo, je lis un air de "bonté" (aucune pulsion de pouvoir : c’est sûr) » [38], le même air que Barthes voit apparaître sur la photographie du Jardin d’hiver – « Sur cette image de petite fille je voyais la bonté […] » – et qui fait que pour Barthes, énonçant une quasi-tautologie : « Telle était pour moi la Photographie du Jardin d’Hiver », filant la métaphore du « tel » photographique, liée au portrait de Randolph.
Mais au-delà de cette projection intime et affective, Barthes s’intéresse à la figure de Randolph en tant qu’il est militant des droits civiques africains-américains, et son apparition fait écho à un autre portrait présenté, William Casby, né esclave, 1963, qui montre pour Barthes « l’essence de l’esclavage ». Ce cliché, quant à lui, provient du deuxième numéro de l’autre source iconographique majeure de Barthes, les cahiers Spécial Photo du Nouvel Observateur et c’est dans ce contexte qu’une grande partie du discours photographique de Barthes se construit par l’image.
[28] Plus loin dans le magazine, dans un registre pédopornographique cette fois, on y trouve un article sur Irina Ionesco, « L’enfant du scandale », Photo, n° 124, Op. cit., pp. 54-61 et p. 78.
[29] R. Barthes, La Chambre claire, Op. cit., p. 42.
[30] K. Wessing, « Une Révolution à bout portant », Photo, n° 138, mars 1979, respectivement pp. 45 et 48.
[31] « Là sur une chaussée défoncée, un cadavre d’enfant sous un drap blanc ; (…) scène, hélas, banale » (R. Barthes, La Chambre claire, Op. cit., p 46).
[32] R. Barthes, « Photos-chocs », Mythologies, Op. cit., pp. 98-100.
[33] P. de Fenoÿl, Photo-journalisme, catalogue du 6e Festival d’Automne à Paris du 4 novembre au 5 décembre 1977, Fondation nationale de la photographie, Musée Galliera, 1977.
[34] E. Berl, Cent ans d’histoire de France, Paris, Arthaud, 1962, p. 280. La photographie de Jérôme, frère de l’empereur Napoléon Ier, et prise par Disdéri en 1852, figure dans cet ouvrage.
[35] R. Barthes, « Fichiers sans titre [sur la photo] »,pochette « Illustrations », Fonds Roland Barthes, NAF 28630, Bibliothèque nationale de France, f. 3.
[36] R. Barthes, « Avedon » [« Tels », sur des portraits de Richard Avedon], Photo, n° 112, janvier 1977, pp. 58-79.
[37] R. Avedon, « The Family », Rolling stone, 21 octobre 1976, pp. 50-97. La rédaction du journal avait commandé au photographe la couverture de cette élection bicentenaire qui aboutissent à une collection de 73 portraits, édités par Renata Adler. La rédaction considérait qu’hormis les biographies tirées du Who’s who, il n’y avait pas besoin de texte : « we think the portraits speak for themselves », conclut l’éditorial, Ibid., p. 3.
[38] R. Barthes, La Chambre claire, Op. cit., p. 170.