Genèses éditoriales de l’auto-illustration :

quand la commande promeut l’amateurisme
- Hélène Martinelli
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résumé
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L’auto-illustration, que l’on qualifie aussi d’illustration auctoriale, bien que l’on risque d’y perdre de vue les implications du préfixe réflexif et les cas d’auctorialisation de l’illustrateur, n’est pas prioritairement une affaire de réception mais de production d’iconotextes. Au mieux, une appréhension spectatorielle peut rendre compte du fait que l’image, sans le texte, ne signifie rien, et réciproquement – pour gloser laborieusement Rodolphe Töpffer [1]. Encore cela ne rend-il compte que de la complémentarité du texte et de l’image, éventuellement le fruit d’une création simultanée ou d’une association bien ficelée.

Or, si l’on se penche sur sa genèse, l’auto-illustration semble émaner d’une logique d’émancipation à l’égard des éditeurs et des littérateurs, comme en témoigne le « métier d’illustrateur » étudié en détail par Philippe Kaenel à partir des exemples de Gustave Doré, Rodolphe Töpffer et J. J. Grandville [2]. Elle va même jusqu’à s’associer des pratiques d’auto-impression voire d’auto-édition (chez William Blake, Pierre-Albert Birot ou Josef Váchal, par exemple). Elle n’est pourtant pas étrangère au principe de la commande qui s’établit parallèlement dans le « grand livre illustré » voire le « livre de peintre » (selon François Chapon [3]). Ce faisant, la commande qui s’oppose à l’imaginaire d’une autonomie dans la création, et dont on pourrait présumer qu’elle fait appel aux compétences reconnues d’un artiste célèbre sur un sujet donné, promeut paradoxalement une pratique amateure, en catalysant aussi les talents secondaires des artistes. Or les livres d’artistes s’en sont ensuite nettement désolidarisés avec les collaborations artistiques (qui caractérisent les « livres de dialogue » d’après Yves Peyré [4], lequel ne tient pas compte de l’éditeur dans sa définition), et ont fini par se définir, avec le livre d’artiste à l’américaine, par le « rôle prépondérant, voire exclusif, de l’artiste à toutes les étapes de la réalisation du livre » (si l’on suit cette fois Anne Moeglin-Delcroix [5]).

Il s’agira d’aborder ici les genèses éditoriales de l’auto-illustration à partir des relations entre éditeur, auteur et illustrateur selon une dialectique qui envisage ensemble les régimes d’hétéronomie et d’autonomie de l’œuvre plutôt que de les séparer a priori – et d’opposer ce que l’on a appelé le règne de l’éditeur, qui a pu présider un temps à l’œuvre de commande, à l’émancipation des écrivains et artistes qui, de plus en plus fréquemment au XXe siècle, ont choisi de s’illustrer, de s’imprimer voire de s’éditer. Après avoir mis en évidence la genèse ambiguë de l’auto-illustration parmi les stratégies d’émancipation des illustrateurs, il s’agira d’estimer, à partir de deux exemples de commande passées à Oskar Kokoschka et Alfred Kubin, dans quelle mesure la commande de livres en définitive auto-illustrés peut se faire paradoxale promotion éditoriale de l’amateurisme. En conclusion, la question d’une éventuelle génération spontanée, voire « équivoque », de l’auto-illustration au sein des littératures amateures devra être posée, qu’elles soient auto-éditées ou restées inédites, afin de prendre la mesure de son déploiement « sauvage ».

 

Emancipations par l’auto-illustration ?

 

La classification disciplinaire

 

L’étude génétique de l’auto-illustration a trop souvent été limitée à l’étude des manuscrits d’écrivains célèbres en vue d’exhumer leurs dessins marginaux [6]. A défaut d’engager une réflexion en termes d’histoire matérielle quant à la genèse auctoriale et éditoriale des dispositifs illustrés, la critique francophone a eu tendance à appréhender les cas de double pratique du texte et de l’image sous des catégories assez souples comme celle de « dessins de littérateurs », que propose Edouard Deverin [7] dans les années 1920, au moment où se densifient les essais de théorisation des rapports entre les arts. Les dénominations qui ont été les plus productives dans ce domaine restent celles de « dessins d’écrivains » ou d’« écrivains-dessinateurs », qui ont donné lieu à une impressionnante bibliographie [8], sans toujours s’inscrire dans une perspective théorique solide. Bien que Ratouis de Limais et André Mellerio les initient également au début du siècle [9], les travaux réciproques sur les écrits de peintres sont plus rares [10], et la limite entre pratique intime, travaux théoriques et création artistique y semble encore plus floue. Toutefois, les recueils de contributions sur les relations entre littérature et peinture comptent parfois des études de cas sur ces doubles pratiques et sont susceptibles de les envisager bilatéralement [11].

Ces objets d’étude sont également assez précocement représentés dans les travaux allemands [12] ou américains [13], où l’on tâche parfois de circonscrire le phénomène dans un courant ou d’y ancrer certaines de ses spécificités. C’est le cas d’une série d’études allemandes qui l’appréhendent sous l’appellation de « Malerpoeten » (« peintres-poètes ») et l’associent au romantisme [14], comme le fait également Edouard Deverin [15]. Dans la recherche allemande et anglaise, on parle plus volontiers de « Doppelbegabung » [16]  (double talent) ou de « doppelbegabte Künstler » (artiste doublement doué) – l’appellation correspondante en anglais étant variable, de « double talent », à « multi-talented artist » voire « double artist » [17]. Le terme est plus rare en français, bien qu’on rencontre occasionnellement des traductions comme « double talent » ou « double don » [18]. Ces qualifications ont fondé l’essentiel de la recherche consacrée aux écrivains qui sont aussi plasticiens : elles ont le mérite de postuler une égale répartition du talent entre les arts, quitte à ce que la réalité qu’elles recouvrent le soit moins. En outre, Florian Krobb relève le manque de théorisation dans ce domaine, dû au caractère essentiellement descriptif de la notion [19], laquelle risque en effet de céder au vertige de la liste – chez Kurt Böttcher et Johannes Mittenzwei qui relèvent cent-soixante-dix cas de peintres et poètes de langue allemande, en particulier à partir du romantisme [20], ou chez Herbert Günther, qui étudie lui aussi les « doubles talents » dans un corpus de langue allemande allant du XVIe au XXe siècle et y voit un phénomène essentiellement germanique, qui ne serait affilié à aucun courant en particulier [21].

Un des mérites de ce genre d’études est de faire apparaître, dans la masse de l’inventaire, un certain nombre d’auteurs-illustrateurs. Son second intérêt est d’être un marqueur rétrospectivement judicieux, dans la mesure où c’est bien dès l’époque du romantisme que le souci d’abattre la frontière entre les arts se fait jour et que, passées les avant-gardes, le terme qui s’impose est celui d’« artiste » ou de « créateur », polyvalent s’il le souhaite, voire indiscipliné – évacuant ainsi toutes les spéculations collatérales sur la multiplicité de ses attributions. Néanmoins, cette pratique ne se limite pas au romantisme et se repère massivement chez les expressionnistes [22] au point qu’on voit parfois dans le double talent « la règle plutôt que l’exception » [23], et dans l’auto-illustration qui actualise lesdits talents une spécialité de l’illustration expressionniste allemande. Cette dernière particularité repose pour Lothar Lang sur la relation alors étroite entre littérature et arts visuels et s’explique par le fait que de nombreux artistes étaient doués dans les deux domaines [24]. Elisabeth Krimmel va jusqu’à proposer d’en faire un des critères de l’illustration expressionniste allemande, la « double aptitude » étant l’apothéose de la recherche d’une sensibilité commune entre auteur et illustrateur [25].

 

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sommaire

[1] R. Töpffer, « Notice » sur Monsieur Jabot, 1837, reprise en annexe de : T. Groensteen, M. Töpffer invente la bande dessinée, Bruxelles, Les Impressions nouvelles, 2014.
[2] P. Kaenel, Le Métier d’illustrateur (1830-1880). Rodolphe Töpffer, J.-J. Grandville, Gustave Doré, 2e édition, Genève, Droz, 2004.
[3] F. Chapon, Le Peintre et le livre. L’âge d’or du livre illustré en France 1870-1970, Paris, Flammarion, 1987.
[4] Y. Peyré, Peinture et Poésie. Le dialogue par le livre (1874-2000), Paris, Gallimard, 2001.
[5] A. Mœglin-Delcroix, Esthétique du livre d’artiste (1960-1980), Paris, Jean-Michel Place/Bibliothèque nationale de France, 1997, p. 28.
[6] Dessins d’écrivains : de l’archive à l’œuvre, sous la direction d’Y. Chevrefils Desbiolles, C. Bustarret et C. Paulhan, Paris, Le Manuscrit, 2011 ; L’Un pour l’autre, les écrivains dessinent, cat. expo. sous la direction de J.-J. Lebel et E. Lambert, Caen, IMEC, 2008.
[7] E. Deverin, Dessins de Littérateurs, Paris, Jouve, 1926.
[8] « Peintures et dessins des grands écrivains », sous la direction de S. Koffler, Le Courrier Unesco, n° 8, 15e année, août 1957 (en ligne. Consulté le 14 mai 2021) ; F. Chapon, « Les Dessins d’écrivain du fonds de Doucet », Jardin des Arts, n° 71, sept. 1960, pp. 40-49 ; « Les écrivains dessinateurs », sous la direction de W. Hofmann, Revue de l’art, n° 44, 1979, pp. 7-18 ; S. Fauchereau, Peintures et dessins d’écrivains, Paris, Belfond, 1991 ; R. Hobbs, « L’apparition du peintre-écrivain », dans Le Champ littéraire 1860-1900, sous la direction de K. Cameron et J. Kearns, Amsterdam/Atlanta, Rodopi, 1996, pp. 127-137 ; S. Serodes, « Les dessins des écrivains », dans « Sémiotique », sous la direction de L. Hay, Génesis n° 10, juillet 1996 ; P. Belfond, Dessins d’écrivains, Paris, éd. du Chêne, 2003 ; De la plume au pinceau. Ecrivains dessinateurs et peintres depuis le romantisme, sous la direction de S. Linarès, Valenciennes, Presses universitaires de Valenciennes, 2007 ; S. Linarès, Ecrivains-artistes : la tentation plastique, Paris, Citadelles & Mazenod, 2010.
[9] R. de Limais, Les Artistes écrivains, Paris, Félix Alcan, 1921 ; A. Mellerio, « Trois peintres-écrivains : Delacroix, Fromentin, Odilon Redon », La Nouvelle Revue, 15 avril 1923, pp. 303-314.
[10] Et in Fabula pictor. Peintres-écrivains au XXe siècle : des fables en marge des tableaux, sous la direction de F. Godeau, Paris, Kimé, 2006 ; L. Brogniez, Ecrit(ure)s de peintres belges, Bruxelles, PIE/Peter Lang, 2008 ; eadem, « Pictoriana : les écrits de peintres en Belgique (1830-2000) », Textimage, « Varia 1 », automne 2007, (en ligne. Consulté le 14 mai 2021)
[11] Voir par exemple : Peinture et littérature au XXe siècle, sous la direction de P. Dethurens, Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, 2007.
[12] Voir H. Platschek, Dichtung moderner Maler, Wiesbaden, Limes, 1956 ; Malende Dichte – Dichtende Maler, cat. expo. sous la direction d’E. Scheidegger, Zürich, Arche, 1957.
[13] Voir L. L. Szladits et H. Simmonds, Pen & Brush, The Author as Artist, an Exhibition in the Berg Collection of English and American Literature, New York, New York Public Library, 1969 ; D. Fieldman, The Writer’s Brush. Paintings, Drawings and Sculptures by Writers, Minneapolis (Minnesota), Mid-List Press, 2007.
[14] Voir K. Löffler, Ludwig Richter, Moritz von Schwind, Carl Spitzweg : Drei deutsche Malerpoeten, Leipzig, Georg Kummer, vers 1910 ? ; G. J. Wolf, Deutsche Malerpoeten, Munich, Bruckmann, 1920 ; H. Stolz, Sieben Malerpoeten, Düsseldorf, Verlag Schwann, 1948.
[15] E. Deverin, « Dessins d’écrivains romantiques (De Gautier à Baudelaire) », Marges, 15.04.1923, pp. 303-305.
[16] H. I. Schvey, « Doppelbegabte Künstler als Seher: Oskar Kokoshka, D. H. Lawrence und William Blake » trad. U. Weisstein, dans Literatur und bildende Kunst : ein Handbuch zur Theorie und Praxis eines komparatistischen Grenzgebietes, sous la direction d’U. Weisstein, Berlin, Erich Schmidt Verlag, 1992, pp. 73-85 ; G. J. Lischka, Oskar Kokoschka, Maler und Dichter : Eine literar-ästhetische Untersuchung zu seiner Doppelbegabung, Berne, Herbert Lang/Francfort-sur-le-Main, Peter Lang, 1972.
[17] W. Sorell, The Duality of Vision : Genius and Versatility in the Arts, Indianapolis (Indiana), Bobbs-Merrill, 1970 ; Doubly Gifted : The Author as Visual Artist, sous la direction de K. G. Hjerter, New York, Harry N. Abrams, 1986 ; G. Van Zon, Word and Picture, A Study of Double Talent in the Works of Alfred Kubin and Fritz von Herzmanovsky-Orlando, New York, Peter Lang, 1991 ; K. W. Hooper, « The Multi-Talented Artist : Toward an Abductive Approach », dans « The Interarts Project I : Establishing Frameworks », sous la direction d’E. J. Hinz, Mosaic, vol. 31, n° 1, Winnipeg, mars 1998, pp. 43-60 ; L. Brogniez et C. Audin, « On the art of crossing borders : the double artist in Belgium, between myth and reality », dans From Art Nouveau to Surrealism : European Modernity in the Making, sous la direction de N. Aubert, P.-P. Fraiture et P. McGuinness, Oxford, Legenda, 2007, pp. 30-40 ; K. W. Hooper, Ernst Barlach’s Literary and Visual Art : the Issue of Multiple Talent, Ann Arbor (Michigan), UMI Research Press, 1987.
[18] S. Linarès, Ecrivains-artistes, Op. cit., p. 74 ; F. Godeau, Et in fabula pictor, Op. cit., p. 196 ; J. Sudaka-Bénazéraf, Le Regard de Franz Kafka. Dessins d’un écrivain, Paris, Maisonneuve & Larose, 2001, p. 29 ; L. Huib Hoek, « La transposition intersémiotique. Pour une classification pragmatique », dans Rhétorique et image. Textes en hommage à A. Kibédi Varga, sous la direction de L. Huib Hoek et K. Meerhoff, Amsterdam/Atlanta, Rodopi, 1995, p. 69.
[19] F. Krobb, « Marginal Daubings : On Wilhelm Raabe’s Graphic Œuvre », dans Text into Image, Image into Text, sous la direction de J. Morrison et F. Krobb, Amsterdam/Atlanta, Rodopi, 1997, pp. 57-58.
[20] K. Böttcher et J. Mittenzwei, Dichter als Maler, Stuttgart, Verlag W. Kohlhammer, 1980, p. 6.
[21] H. Günther, Künstlerische Doppelbegabungen, Erweiterte Neufassung mit 156 meist erstveröffentlichten Abbildungen nach Werken deutschsprachiger Künstler vom 16.-20. Jahrhundert, Munich, Heimeran, 1960 ; Malende Dichter – Dichtende Maler, sous la direction d’E. Scheidegger, Zürich, Die Arche, 1957.
[22] K. L. Schneider, « Expressionismus in Dichtung und Malerei », dans Gratulatio : Festschrift für Christian Wegner, sous la direction de C. Wegner, M. Honeit, M. Wegner, Hambourg, Grossohaus Wegner, 1963, p. 234 ; D. Meyer, Doppelbegabung im Expressionismus, Zur Beziehung von Kunst und Literatur bei Oskar Kokoschka und Ludwig Meidner, Göttingen, Universitätsverlag Göttingen, 2013 (en ligne. Consulté le 14 mai 2021).
[23] « In Deutschland (...) zur Zeit der expressionismus die künstlerische Doppelseitigkeit eher die Regel als die Ausnahme [bildet] », affirme H. Wescher, cité dans Malende Dichter – Dichtende Maler, sous la direction d’E. Scheidegger, Op. cit., p. 9 (nous traduisons).
[24] L. Lang, Expressionist Book Illustration in Germany, 1907-1927, New York, New York Graphic Society, 1976, p. 64.
[25] E. Krimmel, « L’illustration expressionniste allemande, sismographe d’une époque », dans L’Illustration en Europe centrale aux XIXe et XXe siècles : un état des lieux, sous la direction de M. Theinhardt et P. Brullé, Cultures d’Europe centrale, n° 6, 2006, p. 185.