Genèses éditoriales de l’auto-illustration :

quand la commande promeut l’amateurisme
- Hélène Martinelli
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Quand l’amateur s’indiscipline

 

Dans le chapitre de la première histoire française de l’illustration qu’il consacre aux « écrivains-illustrateurs », Michel Melot signale que « [p]uisque l’image était mise sur un pied d’égalité avec la littérature, par les philosophes, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, leur communion fut mise en pratique par certains écrivains qui ne dédaignèrent pas de s’exprimer par l’un et l’autre moyen » [26]. Il cite entre autres les cas de William Blake, William Thackeray, Lewis Carroll, Rodolphe Töpffer, Johann Wolfgang von Goethe et Victor Hugo. Il ne se contente toutefois pas de constater que l’on trouve un écho de ces réflexions théoriques dans la pratique ; il conclut au contraire à la redéfinition subséquente de l’auteur et du livre, dépassant la seule contemplation du génie pour y voir un élément essentiel de la représentation qu’il se fait de sa fonction et de son objet :

 

A l’époque romantique, les écrivains encouragèrent ce changement de statut de « l’auteur ». Cette nouvelle conception de l’artiste, démiurge qui commande aussi bien à la plume qu’à la pointe, entrait bien dans leur notion de l’écriture, individuelle et insoumise à tout carcan. Ainsi ce nouveau type de rapports affecta-t-il tous les niveaux de l’écriture : la graphie, la signification du texte et la pratique même de l’écrivain. L’image n’est plus la rivale du texte ni son faire-valoir, ni même un adjuvant pour sa compréhension ou une concession au plaisir : c’est une écriture alternative [27].

 

Réciproquement, et dans une perspective socio-professionnelle plus pertinente pour cerner les enjeux éditoriaux concrets de la pratique, Philippe Kaenel s’attache à étudier la genèse du métier d’illustrateur et explicite les motivations internes à la profession. C’est à cette occasion qu’il évoque la vogue du dessin marginal parmi les écrivains. Concernant l’illustrateur, il explique que la multiplicité de tâches auxquelles il aspire ou qu’il adopte dépend moins d’un idéal romantique que de conditions de carrière faites de polyvalence, de conversions et de reconversions [28]. En s’intéressant aux cas de Rodolphe Töpffer, J.-J. Grandville et Gustave Doré, trois dessinateurs qui ont aspiré à la peinture, il décrit ainsi l’itinéraire de l’illustrateur dans sa quête de reconnaissance artistique voire d’autonomie au XIXe siècle, manifestant la prise de pouvoir de l’image sur la lettre et aboutissant à l’élaboration d’histoires en estampes qui ont été reconnues comme les ancêtres de la bande dessinée francophone.

C’est aussi dans le monde de la presse, indissolublement lié à celui de l’illustration et du livre, que cette entreprise se confirme. Le phénomène est ainsi conditionné par la précarité du métier mais favorisé par le support de publication : la revue, qui s’est développée dans la continuité des journaux illustrés entre 1830 et 1870 [29], se prête, en tant qu’elle est éphémère et de prestige variable, aux auto-illustrations ponctuelles. Il peut donc s’agir d’une alternative ou d’une phase de légitimation, le livre héritant de la revue, qui tend de plus en plus au livre [30]. Naissent dans le monde des périodiques des auteurs-illustrateurs comme Albert Robida, Louis Morin ou Bertall en France, ou en Angleterre William Makepeace Thackeray dans Punch, tandis que George Du Maurier, également lié à cette revue, s’illustre dès les années 1890. Bien qu’on ne puisse pas toujours parler d’auto-illustration au sens strict dans le rapport entre texte et images qui caractérise la revue, le développement du fonctionnement par rubriques et contributions régulières sinon sérielles y incite. La publication en revue de textes de théâtre auto-illustrés, fût-elle hautement paradoxale, est également révélatrice : elle concerne Oskar Kokoschka (Mörder, Hoffnung der Frauen est publié dans la revue Der Sturm en juillet 1910) ou Ernst Barlach (Der tote Tag paraît dans la revue Pan en 1917). En outre, les revues elles-mêmes sont souvent le fait d’artistes polyvalents, et les auteurs-illustrateurs en ont parfois fondé et en ont profité pour y donner libre cours à leurs talents multiples : c’est le cas d’Alfred Jarry et Remy de Gourmont pour L’Ymagier ou celui d’Aubrey Beardsley pour The Yellow Book, l’un et l’autre en 1894. Le fait que Josef Váchal et, avant lui, Lewis Carroll, aient concocté des revues « home made », des « one-man-review » pour ainsi dire, dont la durée de vie et la « diffusion » dans le cercle intime furent très limitées [31], confirme le rôle de cette formule dans le destin de l’auto-illustration.

De même qu’il est désormais classique de voir dans la revue un laboratoire des formes et non plus seulement une héritière de formes pré-existantes et circulant dans l’univers du livre, Serge Linarès propose de faire des « menus genres » le support idéal des expérimentations des doubles talents qui ne trouvent encore « aucune situation d’équilibre » au XIXe siècle [32]. Cela pourrait expliquer la précocité et la postérité de cette pratique dans le livre pour enfants, même si c’est aussi une fois concurrencée par la photographie que l’illustration, chassée du monde de la presse, s’y réfugie [33]. Depuis l’émergence de livres pour enfants à la fin du XVIIIe siècle, la production éditoriale s’en voit renforcée durant tout le XIXe siècle. L’auto-illustration y semble favorisée : « Dans plusieurs cas, l’illustrateur mania alternativement le crayon et la plume, notamment hors de France et parmi les femmes qui s’imposèrent dans ce domaine » [34] : c’est en effet le cas de Beatrix Potter, Kate Greenaway, Rudyard Kipling en Angleterre ou d’Elsa Beskow en Suède. Notons aussi que les Tchèques Josef Lada et Josef Čapek sont à la fois auteurs et illustrateurs de leurs œuvres – comme le sont en France Jean de Brunhoff et Antoine de Saint-Exupéry, icône nationale de l’auto-illustration. Aujourd’hui encore, les livres pour enfants sont le plus souvent le fait d’un seul auteur : systématiquement illustrés, sans doute attirent-ils des artistes compétents en ces deux matières, quitte à ce que leur audace y apparaisse relative ? Que des illustrateurs se risquent à l’écriture et que des littérateurs n’hésitent pas à s’illustrer de façon marginale ou en toute publicité ferait presque oublier que le choix de ces rôles de composition relève parfois d’une initiative éditoriale autant qu’auctoriale.

 

Une promotion éditoriale de l’amateurisme ?

 

Le « livre de peintre »

 

L’hypothèse de Kaenel semble se vérifier non seulement en France où des initiatives auctoriales émanent des illustrateurs, mais aussi en Angleterre où des littérateurs entreprennent de s’illustrer – comme les cas de William Makepeace Thackeray ou George du Maurier le montrent exemplairement [35], dont la démarche d’auto-illustration apparaît comme une continuation de leurs travaux pour les périodiques qui les pré-publient. S’il s’agit déjà, comme pour Lewis Carroll, d’une extension de l’amateurisme des auteurs, leur situation rejoint aussi, dans une certaine mesure les enjeux du « book beautiful » promu par William Morris en Angleterre, non sans échos en France chez Alfred Jarry et Remy de Gourmont. Le postulat d’une émancipation auctoriale pouvant mener jusqu’à une entreprise d’auto-édition empêche toutefois de prendre la mesure de l’enthousiasme éditorial qui en est le corollaire, et de restituer le continuum entre la programmation éditoriale voire commerciale chez les marchands d’art qui préside à certains livres d’artistes et l’état de nature du livre auto-illustré qui relèverait d’une démarche pour ainsi dire spontanée.

 

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[26] M. Melot, « Du côté des écrivains », dans L’Illustration, histoire d’un art, Genève, Skira, 1984, p. 144.
[27] Ibid., p. 144.
[28] P. Kaenel, Le Métier d’illustrateur (1830-1880), Op. cit.
[29] Voir J.-P. Bacot, La Presse illustrée au XIXe siècle. Une histoire oubliée, Limoges, Presses universitaires de Limoges, 2005.
[30] E. Stead, « De la revue au livre : notes sur un paysage éditorial diversifié vers la fin de siècle », Revue d’Histoire littéraire française, n° 4, vol. 107, 2007, pp. 803-823.
[31] Voir J. Váchal, Hodnodle nadšená et Dekadent geniální, revues manuscrites de 1901. En ce qui concerne Lewis Carroll, voir The Rectory Umbrella et Misch Masch, réalisées vers 1850, les deux seules qui soient conservées.
[32] S. Linarès, Ecrivains-artistes : la tentation plastique, Paris, Citadelles et Mazenod, 2010, p. 61.
[33] B. Noël, « Introduction » à M. Osterwalder, Dictionnaire des illustrateurs, 1800-1914, Illustrateurs, caricaturistes et affichistes [1983], Neuchâtel, Ides et Calendes, 1989, p. 20.
[34] N. G. Albert, « De l’autre côté du texte : L’illustration dans le livre d’enfants à la fin du XIXe siècle » dans Le Livre illustré européen au tournant des XIXe et XXe siècles. Passages, rémanences, innovations, sous la direction d’H. Védrine, Paris, Kimé, 2005, p. 215.
[35] Sur le cas victorien, voir M. Leroy, A Study of Authorial Illustration: The Magic Window, Newcastle upon Tyne, Cambridge Scholars Publishing, 2019 ; C. J. Golden, The Victorian Illustrated Book: Authors who Composed with Graphic Images and Words, thèse de doctorat soutenue à l’université du Michigan, 1986 ainsi que Serials to Graphic Novels, Gainesville, University press of Florida, 2017.