Les cas ultérieurs d’auto-illustration chez Kokoschka semblent indiquer que la commande catalyse ses débuts littéraires et que divers éditeurs porteront ensuite ses œuvres auto-illustrées. Les Enfants rêveurs trouveront une suite dans Le Boucher blanc (Der weisse Tiertöter), réalisé dès 1908-1909, et ses pièces de théâtre aussi seront auto-illustrées, notamment Assassin, espoir des femmes (Mörder, Hoffnung der Frauen), évoquant lalutte voire la guerre des sexes, encore absente du premier conte de fées cruel, qui paraît avec des dessins à l’encre chez Der Sturm en 1916, après être parue en revue en 1909-1910, ou Hiob, qui paraît à Berlin, chez Paul Cassirer, ornée de quatorze lithographies en 1917.
De même, Alfred Kubin, célèbre surtout pour ses activités de dessinateur, voit son activité littéraire annexe stimulée par des commandes émanant de revues et bientôt de petites presses. Après de nombreuses illustrations non auctoriales et un premier roman auto-illustré conçu à partir d’illustrations prévues pour Gustav Meyrink, L’Autre Côté (Die andere Seite. Ein phantastischer Roman) paru chez Georg Müller en 1909, une deuxième période de création mixte chez Kubin répond à une demande éditoriale qui vient nourrir son second talent. Les années 1920-1930 correspondent à une nouvelle phase d’écriture de récits divers, principalement des souvenirs et anecdotes, en sus des textes théoriques et autobiographiques. Ces formes courtes sont souvent discréditées par l’auteur et la critique du fait qu’elles sont pour la plupart des commandes auxquelles le dessinateur autrichien se plie de plus ou moins bonne grâce, et pour cause : Kubin semble tantôt haïr l’écriture, tantôt la redouter [44]. Le premier volume qui soit paru après L’Autre Côté est un recueil d’écrits hétérogène intitulé A différents niveaux (Von verschiedenen Ebenen) édité par Fritz Gurlitt à Berlin en 1922, dans un tirage limité à 500 exemplaires avec cinq lithographies signées en guise de supplément luxueux. En amont, mais aussi et surtout en aval de la parution de ce recueil, Kubin publie, sur deux décennies, une série de textes dans des revues germanophones, le plus souvent sur commande [45].
Cela va notamment donner lieu à une pratique de l’auto-illustration à rebours, la logique hétéronome qui affecte le texte étant double : commande et image le conditionnent. Le Cabinet de curiosités (Der Guckkasten) est publié à Vienne, aux Johannes Presse en 1925 [46], par l’éditeur et marchand d’art qui le commande, Otto Nirenstein, fondateur de la Nouvelle Galerie puis des « Johannes Presse » [47], qui a publié six ouvrages de Kubin entre 1920 et 1937 [48]. Il est illustré de lithographies originales tirées en pleine page pour la version de luxe, un tirage de tête limité à trente-trois exemplaires, tandis qu’un tirage de mille exemplaires comportedes reproductions au trait de ces lithographies. Les textes que Kubin y réunit sont d’une autre nature et leur dispositif est sans doute plus convaincant que les esquisses dispersées dans des périodiques, puisqu’il y inverse le processus d’illustration :
Ce n’est que pour accéder à un souhait particulier de mon éditeur que je me suis décidé à écrire ce petit livre. Avec les ans, j’ai de plus en plus de mal à communiquer avec les mots et de plus en plus de facilités pour le dessin. C’est pourquoi ces quelques dessins n’illustrent pas des histoires comme je l’ai souvent fait du reste. J’ai seulement regardé un jour dans mes cartons, j’y ai prélevé au hasard huit croquis, je les ai finis et je n’ai écrit les textes qui correspondent aux dessins qu’après coup [49].
L’élaboration du livre relève bien ici, non d’une démarche strictement auctoriale mais d’une inscription dans le monde de l’art, qui pactise avec le monde du livre à travers la figure de l’éditeur d’art et le luxe d’un livre bibliophilique. La réappropriation de la commande passe non par l’autobiographisation mais l’inversion (temporelle et hiérarchique) du processus d’illustration, dont l’auteur ne relève pas l’originalité ; il mentionne en effet cette œuvre incidemment parmi les ouvrages qu’il n’a pas écrits par lui-même.
Toutefois, la dernière phase de l’œuvre de Kubin semble représenter une réappropriation plus intime de la double pratique, favorisant en outre le tressage du texte et de l’image sur la page, au détriment de la facilité de publication des œuvres, comme en témoigne son cycle iconotextuel Ali, l’étalon blanc. Destin d’un cheval tartare en 12 tableaux (Ali, der Schimmelhengst. Schicksale eines Tatarenpferdes in 12 Blättern, 1932), publié finalement par les Johannes Presse. Bien que le plus clair de son travail lithographique, surtout quand il s’agit de cycles, reste dépendant du système éditorial, Kubin envisage de s’autonomiser, notamment pour ses Fantaisies dans la Forêt de Bohême (Phantasien im Böhmerwald, 1935) qui paraîtront finalement à Vienne, chez Wolfgang Gurlitt Verlag [50]. Le régime d’hétéronomie de la commande semble chez lui achopper sur un rêve d’autonomie qu’il ne réalisera jamais tout à fait. Pourtant, son passage de l’auto-illustration à l’illustration sur commande puis à la tentation de l’auto-impression révèle-t-il une nécessaire émancipation de la tutelle éditoriale ou montre-t-il au contraire que le monde éditorial, un temps promoteur du livre auto-illustré, est loin d’en être le moteur ?
Un foisonnement sauvage de l’auto-illustration ?
Entre impulsion éditoriale et appropriation auctoriale, ou impulsion auctoriale et récupération éditoriale, ces deux cas de figure illustrent bien la tension à l’œuvre entre les acteurs du monde du livre et l’autonomie désirable de l’artiste émancipé de sa tutelle littéraire dans l’entreprise livresque.
Quand il ne s’agit pas de détourner une commande, l’auto-édition s’inscrit parfois dans le prolongement du désir d’émancipation qui peut présider à l’auto-illustration, chez Pierre Albert-Birot, qui se publie à l’enseigne des éditions SIC, sa revue (comme c’est le cas pour La Joie des sept couleurs, 1919), ou Josef Váchal, qui s’illustre et s’imprime seul – de même que le livre d’artiste à proprement parler s’est dégagé de l’initiative éditoriale qui l’avait apparemment inventé. Car, pour être fréquemment commanditée chez les artistes visuels, la pratique partiellement amateure de l’auto-illustration n’a rien de contre-nature – comme semble du reste l’indiquer sa fréquence parmi les illustrateurs [51].
Afin de s’en assurer, il faudrait prendre la mesure du foisonnement (pour reprendre un terme cher à Jean Dubuffet) « sauvage » [52] de l’auto-illustration à l’état brut. Or Michel Thévoz, successeur de Jean Dubuffet en tant directeur de la Collection de l’art brut, a commenté l’émancipation des normes typographiques grâce à l’écriture manuscrite et les ornements visuels des « écrits bruts », en signalant la fréquence de la double pratique de l’écriture et du dessin dans les corpus asilaires, mais en postulant aussi une posture subversive à l’égard de la forme du livre et de la dissociation qu’elle a établie entre le texte et l’image en particulier, alléguant à l’inverse une « indissociation originelle » chez l’enfant [53]. Réciproquement, Christophe Bourseiller et Olivier Penot-Lacassagne reconnaissent que « la plupart des créateurs de l’art brut sont aussi des auteurs d’écrits bruts : dans leurs œuvres, ils mélangent souvent image et écriture, transgressant librement les considérations de forme et de genre » [54].
A l’opposé du « métier d’illustrateur » étudié par Kaenel (qui attribue toutefois le terme d’« auto-illustration » aux marginalia des manuscrits autographes [55]), l’analyse de cette pratique intersémiotique spontanée pourrait néanmoins venir corriger une partie des travers attribués à l’auto-illustration, à savoir son caractère à la fois éditorial et amateur, sans pour autant donner dans le cumul de talents, d’autant plus douteux qu’il efface les réalisations effectives auxquelles ils ont pu donner lieu et les traces de leur génération pour le moins « équivoque ».
[44] A. Geyer, Träumer auf Lebenszeit : Alfred Kubin als Literat, Vienne, Böhlau, 1998, p. 159.
[45] A deux exceptions près, Ibid., pp. 187 et 212.
[46] A. Kubin, Der Guckkasten [Vienne, Otto Nirenstein, Johannes Presse, 1925], traduit dans Le Cabinet de curiosités, trad. C. David, Paris, Allia, 1998, pp. 7-68 / Aus meiner Werkstatt. Gesammelte Prosa mit 71 Abbildungen, Munich, Nymphenburger Verlagshandlung, 1973, pp. 119-150.
[47] I. Engelmann, « Die Befriedigung des “Hungers” nach Werken Kubins », art. cit., p. 27.
[48] A. Horodisch, Alfred Kubin als Buchillustrator, New York, Aldus-Buch-Cie, 1949, p. 17.
[49] A. Kubin, « Postface », Le Cabinet de curiosités, Op. cit., p. 88 / « Nur um einem ganz besonderen Wunsch meines Verlegers nachzukommen, entschloß ich mich zum Schreiben dieses Büchleins. Die Mitteilung durch das Wort fällt mir mit den Jahren immer schwerer, meine Vorstellungen drängen mich mehr zum Bildmäßigen Darstellen. Diese Bilder sollen daher nicht Geschichten illustrieren, wie ich sonst oft getan. Ich griff vielmehr eines Tages in meine Mappe und entnahm ihr aufs Geratewohl acht Entwürfe, führte sie aus und schrieb nachträglich die Texte zu den Zeichnungen », « Schlussbemerkung zu Alfred Kubin, Der Guckkasten », Aus meiner Werkstatt, Op. cit., p. 179.
[50] A. Hoberg, « Editorische Notiz », dans : eadem et al., Alfred Kubin. Das lithographische Werk, Op. cit., p. 14 ; H. Martinelli, « Fantastique et Fantaisies dans la Forêt de Bohême d’Alfred Kubin », Textimage, « Varia n° 5 », printemps 2016 (en ligne. Consulté le 14 mai 2021).
[51] Elle touche plus d’un illustrateur sur cinq, si l’on s’en tient à ceux qui sont mentionnés dans le Dictionnaire des illustrateurs dirigé par M. Osterwalder (voir supra).
[52] La littérature « sauvage » caractérise les formes d’écriture ayant cours hors des « réseaux habituel de production-diffusion », selon D. Saint-Amand, « Introduction », Mémoires du livre / Studies in Book Culture, vol. 8, n° 1 : « La littérature sauvage », 2016 (en ligne. Consulté le 14 mai 2021).
[53] M. Thévoz, Le Langage de la rupture, Paris, PUF, 1978, pp. 81-83 ; voir aussi : Détournement d’écriture, Paris, Minuit, 1989.
[54] C. Bourseiller et Olivier Penot-Lacassagne, Les Contre-cultures, Paris, CNRS Ed., 2013, n. p.
[55] P. Kaenel, Le Métier d’illustrateur (1830-1880), Op. cit., p. 532.