Genèses éditoriales de l’auto-illustration :

quand la commande promeut l’amateurisme
- Hélène Martinelli
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En France, le livre dit « de peintre » émane explicitement d’une logique de commande : le premier d’entre eux, Sonnets et eaux-fortes, qui paraît chez Lemerre en 1869, tient à l’initiative du critique d’art Philippe Burty, qui commande quarante-deux sonnets et eaux-fortes à des poètes et peintres contemporains, initiant le poème à partir de l’image ou l’image à partir du poème. Dès que les marchands de tableaux et galeristes se font définitivement éditeurs, apparaît une forme d’édition de création en France, qui mise sur l’alliance entre littérature et peinture, via la cohabitation du texte poétique avec des gravures « originales » de peintres célèbres. Ambroise Vollard, inventeur du terme de « Livre de peintre », fait travailler les Nabis comme c’est le cas avec Parallèlement de Verlaine illustré par Bonnard en 1900, le premier livre de son catalogue, vu rétrospectivement comme un symbole du livre moderne, par son titre et la date de sa parution. Daniel-Henry Kahnweiler systématise ces rencontres entre artistes et associe poètes de « l’esprit nouveau » et peintres fauves et cubistes comme dans L’Enchanteur pourrissant de Guillaume Apollinaire, illustré en 1909 par André Derain.

Dans les années 1930 et surtout après-guerre, outre les livres objets parus chez Georges Hugnet, des sociétés bibliophiliques se lancent elles aussi dans l’édition de livres illustrés, comme Albert Skira ou Tériade. Ce dernier commandera volontiers des « livres de peintre » – au sens fort selon François Chapon [36], puisqu’il ne s’agit plus ici d’une étiquette commerciale valant argument de vente mais que les peintres en question réalisent eux-mêmes le texte et l’image sans collaboration. C’est dans ce contexte que sont publiés : Divertissement deGeorges Rouault (Paris, Tériade, Editions Verve, 1943) ; Jazz d’Henri Matisse (Paris, Tériade, Editions Verve, 1947) ; Cirque de Fernand Léger (Paris, Tériade, Editions Verve, 1950).

Si l’entre-deux-guerres semble moins propice aux livres d’auteurs en France, il n’en va pas de même dans le monde germanique, où l’appellation de « Künstlerbuch » ou « Autorenbuch » met l’accent sur la dimension auctoriale de l’œuvre, et où le mouvement des petites presses, issus d’Angleterre, se développe partout en Allemagne [37] puis jusqu’en Autriche. Les livres impressionnistes puis expressionnistes sont d’abord promus par des éditeurs d’art : la réputation de Munich au début du siècle est d’être la ville de l’édition, grâce aux éditeurs comme Albert Langen, Georg Müller ou Reinhard Piper. On y publie notamment des livres de peintre « à la française », tel le Kandide illustré par Paul Klee (Munich, Kurt Wolff, 1920). Il faut dire que la vague graphique (« Die Graphik-Welle »), qui déferle après-guerre et atteint son sommet dans les années 1920, permet un réel développement de l’art du livre et de l’estampe en Allemagne. C’est d’ailleurs à Berlin qu’a été publié, chez Bruno Cassirer, le fameux Sindbad le marin de Max Slevogt en 1908, souvent considéré comme le premier livre d’artiste germanique. Le livre expressionniste s’installe ensuite durablement autour d’éditeurs comme Kurt Wolff, Paul Cassirer, Reinhard Piper ou Georg Müller [38].

L’art du livre viennois s’est aussi distingué par ses qualités artistiques, même si ce n’est plus un hyper-centre du marché du livre dans les années 1920 et 1930. Outre la publication des célèbres Nibelungen de Franz Keim illustrés par Carl Otto Czeschka en 1909, Vienne devient, grâce aux Ateliers viennois (Wiener Werkstätte) et sous l’influence du modèle anglais, un des lieux qui voit la naissance et le développement du graphisme. Le marchand d’art Otto Nirenstein suit le mouvement des petites presses en fondant lui aussi sa Nouvelle Galerie à Vienne en 1923, puis les Johannes Presse en 1924 [39]. Or ce sont les Ateliers Viennois qui passent commande d’un ouvrage à Oskar Kokoschka, et Otto Nirenstein qui commande à Alfred Kubin son Cabinet de curiosités [Das Guckkasten] en 1925. Si l’édition de livres auto-illustrés semble particulièrement en faveur dans les premières décennies du siècle, grâce à ses affinités avec l’expressionisme et comme l’indique la publication des œuvres de Ludwig Meidner, Ernst Barlach, Hans Arp, Else Lasker-Schüler, ou encore Max Beckmann, que dire de ces deux cas viennois, dont les œuvres consistent pour une bonne part en une réappropriation de la commande ?

 

Deux cas de commande

 

De véritables études de cas seraient nécessaires pour mesurer la part de détournement inhérente aux propositions de Kokoschka et de Kubin, mais un premier constat s’impose déjà : la commande, dont on présume qu’elle fait appel aux compétences reconnues d’un artiste célèbre sur un sujet donné, et qu’elle s’oppose à l’imaginaire d’une autonomie dans la création, promeut paradoxalement une pratique amateure, en catalysant aussi les talents secondaires des artistes. Dès le premier livre de peintre, Sonnets et eaux-fortes, la commande sollicitée par Burty a pu stimuler momentanément les expérimentations graphiques de Victor Hugo pour son unique publication en tant qu’artiste graphique : une eau-forte, sur un poème de Paul Meurice, « L’éclair » [40].

Il y a donc lieu de s’interroger sur les logiques de la commande qui peuvent non seulement cautionner les artistes déjà reconnus mais aussi investir dans leurs pratiques artistiques annexes et promouvoir indirectement l’auto-illustration, comme dans les livres de peintres commandités ultérieurement par Tériade, bien que le texte y ait une place réduite, sa dimension plastique manuscrite exceptée.

De fait, Oskar Kokoschka répond à une commande des Ateliers viennois quand il écrit et illustre les Gamins Rêveurs (Die träumenden Knaben, 1908) : bien qu’il soit un jeune artiste étudiant les arts plastiques, il est sollicité pour écrire un livre illustré. Est-ce à dire que la commande est simplement plus fréquente dans les livres pour enfants, qui sont souvent issus de propositions adressées à des auteurs ou artistes déjà institués ? Que le livre pour enfants se prête par définition à l’auto-illustration plus qu’à la collaboration entre artistes ? Ou bien faut-il voir là une stratégie spécifique des Ateliers Viennois qui promeuvent l’artisanat d’art plus que le livre de luxe ? Les Enfants rêveurs, texte auto-illustré de huit chromolithographies en couleurs, cernées de noir et monogrammées, dans un style ornemental encore imprégné de Jugendstil et un format presque carré avec une bande verticale de texte sur la droite, est publié à 500 exemplaires aux Wiener Werkstätte en 1908 puis en 275 exemplaires à Leipzig, au Kurt Wolff Verlag, en 1917. L’auteur y répond certes à une commande des Ateliers Viennois, mais il indique ne s’être tenu à cette consigne que pour le premier dessin, la vignette d’ouverture présentant des jeux juvéniles sur un fond décoratif :

 

Ma première œuvre graphique achevée, « Les Garçons en rêve » (Die träumenden Knaben), fut publiée en 1908 par les éditions de la Wiener Werkstätte. La commande primitive précisait que ce devait être un livre pour les enfants, des lithographies en couleurs. Je ne m’y suis tenu que dans le premier dessin. Ceux qui suivirent naquirent comme un poème libre en images. J’ai donné ce titre au livre parce que c’était un compte rendu, en paroles et en images, de ce qu’était alors mon état d’âme [41].

 

L’ouvrage contourne donc la commande générique qui lui a été faite, en direction non seulement d’une conception conjointe du texte et de l’image (un « poème libre en images » ou « Freie Bildichtung ») mais aussi d’une réappropriation personnelle sinon autobiographique – ce que confirme, s’il le fallait, le titre des images, telle la dernière : « La petite Li et Moi » [42]. De fait, il détourne pour partie le décorativisme du conte de fée en cauchemar érotique, soumis déjà à une stylisation expressionniste, la noirceur gagnant le texte comme les images. Les vignettes et la première planche sont sans référent textuel et, sauf les planches 2 et 3, l’illustration est rarement « littérale », ce qui pourrait contribuer à conserver l’illusion d’un livre pour enfants. Les autres planches sont loin de s’y cantonner, qui montrent : une jeune fille paisible, dans un paysage idyllique (4e planche) sans faire écho à la révolte de l’adolescent devenu loup-garou qui menace de dévorer le monde dans le texte ; ou une conversation de couples dans un parc (5e planche) sans donner à voir les découvertes charnelles de l’adolescence ; au point de perdre, dans les planches suivantes, un lien évident avec le texte, tout en composant une suite d’images cohérentes qui a ses leitmotive, motifs et couleurs, et constitue un « contre-chant » au poème [43].

 

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[36] F. Chapon, Le peintre et le livre, Op. cit., pp. 48-50.
[37] L. Lang, Expressionist Book Illustration in Germany, Op. cit., p. 14.
[38] Ibid., pp. 82-92.
[39] I. Engelmann, « Die Befriedigung des “Hungers” nach Werken Kubins », dans Alfred Kubin. Das lithographische Werk, sous la direction d’A. Hoberg, I. Engelmann et P. Assmann, Munich, Hirmer, 1999, p. 27.
[40] Même s’il réalise un cycle de dessins pour Les Travailleurs de la mer qu’il fera relier avec son manuscrit mais non éditer, voir P. Georgel, Les Dessins de Hugo pour « Les Travailleurs de la mer », Paris, Herschner, 1985.
[41] O. Kokoschka, Ma vie [Mein Leben, Munich, Bruckmann, 1971], trad. M.-F. Demet, Paris, PUF, 1986, p. 52.
[42] « Das Mädchen Li und Ich », O. Kokoschka, Die träumenden Knaben und Der weiße Tiertöter, Berlin, Insel Verlag, 1996, pp. 38-39.
[43] P. Hadermann, « L’hommage graphique et littéraire de Kokoschka à Klimt à travers l’exemple de Die träumenden Knaben », dans Les Avant-gardes et la tour de Babel. Interactions des arts et des langues, sous la direction de J. Weisberger, Lausanne, L’Age d’Homme, 2000, pp. 196-215.