Le phénomène éditorial des adaptations illustrées pour la jeunesse n’est pas propre à la France. On le retrouve par exemple au Japon, comme le montre Aya Iwashita-Kajiro qui s’intéresse à douze adaptations illustrées de Rabelais, publiées entre 1934 et 2018, souvent au sein de collections visant à faire connaître aux enfants japonais la littérature mondiale. Presque toutes ces adaptations s’inscrivent dans le sillage de l’une ou l’autre des deux traductions en japonais du texte original : celle de Kazuo Watanabe à partir de 1939 et celle de Shiro Miyashita entre 2005 et 2012. Dans trois cas, les illustrations sont empruntées aux éditions françaises ; pour le reste, elles sont originales et réalisées par des artistes japonais.
Les éditions illustrées pour les adultes
Parallèlement à ces éditions conçues pour la jeunesse, de très nombreuses éditions illustrées pour adultes voient le jour au XXe siècle. Certaines visent un public assez large, comme celles illustrées par William Heath Robinson [91], Louis Morin [92] ou encore Yves Brayer qui réalise des gouaches pour l’édition des Œuvres complètes adaptées en français moderne par Maurice Rat (Paris, Union latine d’éditions, 1947).
C’est le cas aussi des trois volumes rabelaisiens illustrés par Albert Dubout (1905-1976) et publiés chez Gibert Jeune : Gargantua (1935), Pantagruel et le Tiers livre (1936), le Quart livre et le Cinquiesme livre (1937). Dessinateur de presse de renom, affichiste pour le cinéma et le théâtre, peintre et même cinéaste, Dubout était aussi un illustrateur prolifique puisqu’entre 1929 et 1976 il publie une centaine d’albums. Louise Millon-Hazo montre que dans les dessins humoristiques en couleurs qu’il réalise pour Rabelais (deux-cent-huit au total), Dubout s’inscrit dans la continuité du burlesque rabelaisien – qui consiste à introduire des éléments comiques, familiers ou triviaux à propos de personnages ou de scènes relevant a priori d’un registre élevé – mais aussi du grotesque, comme en témoigne notamment son exploration de l’intériorité corporelle, en particulier des estomacs et des bouches gigantales. Dubout, qui pratique volontiers une veine érotique dans les années 1930, marque aussi une prédilection pour la représentation des femmes nues – qu’il combine parfois avec une satire des clercs lubriques. Ce sont tantôt des femmes démesurées accompagnant des hommes minuscules – motif comique qui traverse toute l’œuvre de Dubout –, tantôt au contraire des femmes miniatures face à un Gargantua ou à un Pantagruel disproportionné. Ces scènes paillardes entrent parfois en résonance avec la lettre du texte, mais il arrive aussi qu’elles s’en émancipent complètement.
La plupart des éditions illustrées pour adultes sont cependant à tirage limité et réservées à des bibliophiles. Parmi les artistes sollicités par les éditeurs, on peut citer Hermann-Paul [93], Joseph Hémard [94], Jean Chièze [95], André Collot [96], Laszlo Barta [97], Jacques Touchet [98], Louis Icart [99], Schem [100], Maurice L’Hoir [101], Henry Lemarié [102], Charles-Emile Pinson [103], Fernand Van Hamme [104] ou encore Claude Verlinde [105]. Ces Rabelais pour bibliophiles sont pour la plupart inconnus du grand public et n’ont pas fait l’objet d’études critiques : ils recèlent pourtant de nombreux chefs-d’œuvre, de style très varié [106].
L’exemple le plus fameux est celui d’André Derain (1880-1954), l’un des pères du fauvisme et un grand spécialiste du livre illustré – il a mis en images une trentaine d’ouvrages tout au long de sa carrière [107]. En 1943, il publie à 275 exemplaires chez l’éditeur genevois Albert Skira (1904-1973) un Pantagruel orné de bois dessinés et gravés par ses soins puis mis en couleurs sous sa direction, dans l’atelier de Roger Lacourière à Paris [108]. Il s’agit du cinquième livre illustré publié par Albert Skira, après les Métamorphoses d’Ovide par Picasso en 1931, les Poésies de Mallarmé par Matisse en 1932, Les Chants de Maldoror de Lautréamont par Dali en 1934 et les Bucoliques de Virgile par André Beaudin en 1936 [109]. L’ouvrage comprend en tout cent-soixante-dix-huit bois : vingt-deux en pleine page, pourvus d’un titre, trente-quatre lettrines (une par chapitre), seize ornements et cent-six vignettes dans le texte, de formats très variables, représentant des personnages, des animaux (vache, lion, âne, chien), des bateaux ou encore des paysages en lien avec le texte. Les bois en pleine page, en dehors du frontispice et de l’illustration finale, sont placés sur la page de gauche, en regard du chapitre qu’ils illustrent [110]. Ce sont essentiellement des portraits en pied : les cinq premiers représentent les géants dans l’ordre chronologique, et les suivants des personnages liés à la fiction ou des objets (le trophée) et des lieux de l’intrigue (la ville des Amaurotes). Les bois, ornés de couleurs vives et joyeuses, évoquent le style des cartes à jouer et sont volontiers ludiques, comme lorsqu’il s’agit de représenter Le Tyrepet des apothecaires, l’un des titres de la bibliothèque de Saint-Victor (P, IX), Panurge mettant son épée sur le pavé et l’oreille tout contre pour écouter si le guet arrive (P, XVI) ou encore les grimaces que font les deux protagonistes du débat par gestes (P, XIX).
Une enluminure moderne : le Gargantua de Charles Humbert (1925)
Dans la catégorie des livres d’artistes inspirés de Rabelais, il faut réserver un traitement à part à une œuvre du peintre suisse Charles Humbert (1891-1958), passionné par les livres anciens, la calligraphie et l’enluminure [111] : le Gargantua, fabuleux manuscrit calligraphié et enluminé du second-né des livres rabelaisiens, réalisé entre le 9 mars 1922 et le 12 janvier 1925. Sur 39 planches (69 x 44,5 cm), le texte de Rabelais est entièrement retranscrit à l’encre de Chine dans un cartouche central (39 x 26 cm) et tout autour se déploie l’enluminure. Conservé à la bibliothèque de La Chaux-de-Fonds [112], le manuscrit n’a pas donné lieu à une édition du vivant de l’auteur et ne peut donc être mis sur le même plan que les éditions illustrées pour bibliophiles. La seule édition existante a été publiée en 1980 à cinq cents exemplaires dans un format légèrement réduit, avec un petit fascicule contenant une notice de Maurice Favre sur Charles Humbert et une présentation de l’œuvre par André Gendre, grand spécialiste de la littérature française de la Renaissance [113].
[91] The works of Mr. Francis Rabelais, London, G. Richards, 1904.
[92] Gargantua et Pantagruel, vingt-quatre planches hors texte en couleurs, Paris, Henri Laurens, 1911 (en ligne sur Gallica. Consulté le 12 avril 2024).
[93] Gargantua, Paris, Léon Pichon, 1921.
[94] Gargantua et Pantagruel, Paris, G. Crès & Cie, 1922.
[95] Pantagruel, Lyon, Association générale de l’internat et du conseil d’administration des hospices civils, 1932.
[96] Gargantua et Pantagruel, illustrés de soixante-cinq eaux-fortes en couleurs par André Collot, 5 t., Paris, Le Vasseur et Cie, 1933.
[97] Gargantua, Fontenay-aux-Roses, Editions de la Cigogne, 1934.
[98] Gargantua ; Pantagruel, Paris, Editions du Rameau d’Or, 1935.
[99] Gargantua et Pantagruel, Paris, Le Vasseur, 1936.
[100] Gargantua, Dijon, Henri Pasquinelly, 1937 ; Pantagruel, Dijon, Henri Pasquinelly, 1946.
[101] Pantagruéline Prognostication, Paris, par un groupe de bibliophiles, 1947.
[102] Gargantua. Pantagruel, 3 vol., Paris, Editions du Rameau d’Or, 1950.
[103] Gargantua (1953) et Pantagruel (1960), Brie-Comte-Robert, Les Bibliolâtres de France.
[104] Gargantua (1973), Pantagruel, roy des Dipsodes (1973), le Tiers livre (1974), le Quart livre (1975), le Cinquiesme et dernier livre (1976), Grenoble, Roissard.
[105] Pantagruel, Paris, Atelier du Lys, 2001.
[106] Parmi les artistes inspirés par Rabelais, on peut aussi citer Jean-Claude Buisson, auteur de nombreux dessins et tableaux rabelaisiens (« Quinze dessins inédits de Jean-Claude Buisson », L’Année rabelaisienne, n° 4, 2020, pp. 19-35).
[107] Voir notamment L’Enchanteur pourrissant (1909) d’Apollinaire, Paris, Kahnweiler, 1909.
[108] Les horribles et espovantables faictz et prouesses du très renommé Pantagruel, roy des Dipsodes, fils du grand geant Gargantua, composé nouvellement par maitre Alcofrybas Nasier. Orné de Bois en couleurs dessinés et gravés par André Derain, Paris, Albert Skira, 1943. Voir l’exemplaire numérisé sur le musée du LaM (en ligne. Consulté le 12 avril 2024).
[109] François Chapon, Le Peintre et le Livre. L’âge d’or du livre illustré en France (1870-1970), 1987 ; rééd. Les Editions des Cendres, 2018, « Albert Skira », pp. 153-172.
[110] Vitdegrain (frontispice), Grandgousier (p. 10), Gargantua (p. 18), Badebec (p. 22), Pantagruel (p. 26), Messager (p. 46), Panurge (p. 52), Plaideurs (p. 70), La sentence (p. 76), Le supplice (p. 80), Thaumaste (p. 104), Tour de Panurge (p. 124), Carpalim (p. 128), La dame de Paris (p. 132), Eusthenes (p. 138), La chasse (p. 142), Le trophée (p. 148), Ville des Amaurotes (p. 172), Pantagrueliste (p. 176), Le médecin (p. 184), Le pertuys (p. 186), Mardi Gras (p. 191).
[111] Sur les livres calligraphiés et enluminés par Humbert, et en particulier L’Enfer de Dante, réalisé à partir de 1920, voir Philippe Kaenel, « “Nous aimons voir Giotto dessinant Dante” : Charles Humbert et le livre enluminé vers 1920 », dans Survivals, revivals, rinascenze. Studi in onore di Serena Romano, dir. Nicolas Bock, Ivan Foletti et Michele Tomasi, Rome, Viella, 2017, pp. 279-292.
[112] On peut consulter la version numérisée du manuscrit sur le site des bibliothèques romandes (en ligne. Consulté le 12 avril 2024).
[113] Gargantua de Rabelais illustré par Charles Humbert, introduction par M. Favre et A. Gendre, La Chaux-de-Fonds, Editions Lux, 1980, [8] p., [39] pl.