Puis, en 1737, paraît à Londres une édition anglaise des Œuvres de Rabelais en cinq volumes due à John Ozell : l’éditeur reprend les traductions de Gargantua et Pantagruel par Thomas Urquhart (Londres, 1653) puis des trois livres suivants par Pierre Le Motteux (1693-1694), en y ajoutant une traduction des notes de Le Duchat. Cette édition est ornée de quinze gravures. Outre les quatre gravures de l’édition Le Duchat et un portrait de Rabelais, il s’agit de dix gravures (dont certaines sont signées Henry Robert ou Parr), réparties de la manière suivante : une pour Gargantua (XXV), deux pour Pantagruel (XXV et XXX), trois pour le Tiers livre (XVII, XXXIII et XXXIV), deux pour le Quart livre (VIII et XII) et deux pour le Cinquiesme livre (XI et XXX) (figs 9 à 18). Elles s’intéressent peu aux personnages des géants mais représentent quelques récits enchâssés (l’anneau de Hans Carüel, les religieuses de l’abbaye de Coignaufond ouvrant la boîte et laissant s’échapper l’oisillon, la convocation du seigneur de Basché par un Chiquanous) ou des scènes-clés de la fiction première : la dispute entre les fouaciers et les bergers, la ruse contre les six-cent-soixante cavaliers, l’enfer d’Epistemon, la consultation de la Sibylle, la vengeance de Panurge contre Dindenault, le tribunal de Grippeminaud et enfin Ouy dire tenant une école de témoignage. Pour la première fois dans l’histoire de l’illustration rabelaisienne, les images nouent un dialogue serré avec le texte. Ainsi, sur la gravure représentant l’enfer d’Epistemon, survolé de diables-dragons, on reconnaît quelques élus (Diogène tenant un sceptre dans la main droite ; Epictète attablé avec des demoiselles, sous une belle tonnelle) et surtout beaucoup de damnés : Cicéron attisant le feu, Trajan pêchant des grenouilles, les chevaliers de la table ronde tirant la rame, le pape Calixte prêt à raser un « maujoinct », Néron jouant de la vielle, Galien restauré prenant des taupes, le pape Jules en crieur de petits pâtés, Perceforest portant des fagots, le roi Tigrane réparant un toit, Cambyse faisant avancer ses mulets, Enée acheminant un gros sac dans son moulin ou encore, à l’arrière-plan, Giglan et Gauvain assis à côté de leurs porcs.
En 1741, l’édition Le Duchat est considérablement étoffée lorsqu’elle reparaît en trois volumes in-4° (Amsterdam, Jean-Frédéric Bernard), et la part prise par l’image augmente [55]. Outre les quatre gravures de 1711, on trouve en effet un nouveau portrait au frontispice du premier volume, un frontispice allégorique de Jacob Folkema (1692-1767) au deuxième, et douze scènes (figs 19 à 30) dessinées par Louis Fabricius Dubourg (1693-1775), un élève de Bernard Picart (1673-1733) : six pour Gargantua (VI, XIX, XXV, XXXV, XLIIII, LI), deux pour Pantagruel (IV, XIX), une pour le Tiers livre (XLIII), une pour le Quart livre (XXXIV) et deux pour le Cinquiesme livre (I, XLIII) [56]. Le dessinateur alterne les scènes d’extérieur (huit) et les scènes d’intérieur (quatre), montre une prédilection pour la représentation des groupes (soldats, courtisans, paysans, etc.) et du gigantisme : les trois géants Grandgousier, Gargantua et Pantagruel sont figurés de la même manière, avec un visage joufflu, un collier, une fraise et un chapeau à plume. Le style, de belle facture, est réaliste et grave. On ne trouve aucune trace d’obscénité, de verve satirique ou de caricature, même quand il s’agit de représenter le banquet de tripes durant lequel les sage-femmes accourent en foule pour l’accouchement de Gargamelle (G, VI), ou alors Janotus de Bragmardo, « le plus vieux et suffisant de la faculté », chargé de venir récupérer les cloches de Notre-Dame de Paris que le géant a dérobées (G, XIX), ou encore le savant anglais Thaumaste (P, XIX) et le fou Triboulet (TL, XLIII). L’épisode de Bacbuc encapuchonnant Panurge d’un long et blanc bonnet est également représenté avec le plus grand sérieux, sans le moindre signe de délire bachique (CL, XLIII). Dubourg donne ainsi à voir un Rabelais considérablement assagi, à mille lieux de ce « monstrueux assemblage d’une morale fine et ingénieuse et d’une sale corruption » que dénonçait La Bruyère dans Les Caractères (1690).
A la fin du siècle, en l’an VI du calendrier révolutionnaire (c. 1797-1798), l’édition des Œuvres de Rabelais publiée à Paris chez Ferdinand Bastien est ornée de soixante-seize gravures en taille-douce : outre le portrait de Rabelais et les quatre planches reprises de la première édition Le Duchat, on trouve soixante-et-onze planches anonymes : vingt-trois pour Gargantua, dix pour Pantagruel, sept pour le Tiers livre, dix-huit pour le Quart livre et treize pour le Cinquiesme livre. C’est la première fois qu’autant d’illustrations gravées spécifiquement pour le texte rabelaisien sont réunies. Les planches, quoique peu fantaisistes, sont relativement fidèles au texte et servent donc de support à la lecture, comme lorsqu’il s’agit de représenter Pantagruel s’apprêtant à envoyer à son père un pigeon voyageur, avec une bandelette de taffetas blanc attachée à ses pattes (QL, III) (fig. 31), les diables de Villon chargés d’effrayer la jument de Tappecoue (QL, XIII) (fig. 32) ou encore les représentants des quatre états de la société (un moine en froc, un fauconnier, un solliciteur de procès, un vigneron d’Orléans) venant accueillir Pantagruel et ses compagnons à leur arrivée sur l’île des Papimanes (QL, XLVIII) (fig. 33).
En 1829, un éditeur parisien, Jean-Nicolas Barba, nouveau possesseur de ces gravures, les republiera, accompagnées d’une notice explicative fournie par un « littérateur » signant « L. J. C…N » : cette Galerie rabelaisienne, ornée de 76 gravures, ou Rabelais mis à la portée de tout le monde s’arrêtera cependant au bout de trois livraisons, du fait d’un conflit entre l’éditeur et son collaborateur. L’année suivante, sous le titre Rabelais analysé, ou explication de 76 figures gravées pour ses œuvres, par les meilleurs artistes du siècle dernier, Jean-Nicolas Barba, en association avec Francisque Michel, achèvera son projet, en accompagnant toutes les gravures de notices explicatives plus succinctes et dépourvues cette fois « des interprétations historiques dont la vérité n’est rien moins que douteuse » [57]. C’est la première publication rabelaisienne dans laquelle l’image ne sert plus de faire-valoir au texte, mais occupe au contraire la première place, dans une optique de vulgarisation du savoir.
[55] Jean-Frédéric Bernard, dans l’« Avertissement du libraire » qui ouvre le volume des Œuvres de Maître François Rabelais publié par ses soins, s’en enorgueillit : « ces tailles douces [...] embellissent considérablement mon Edition ».
[56] Deux des illustrations ne se trouvent pas où elles devraient : l’entrevue avec l’ermite Braguibus (CL, I) est placée au tome I, juste avant le prologue de Gargantua ; et l’exploit de frère Jean se défaisant de ses gardes (G, XLIIII) est placé après le chap. XIV.
[57] Rabelais analysé, ou explication de 76 figures gravées pour ses œuvres, par les meilleurs artistes du siècle dernier…, Paris, Jean-Nicolas Barba, 1830, « Avis de l’éditeur », p. vii.