Cinq siècles d’illustrations de Rabelais
- Nicolas Le Cadet
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Fig. 1. Pantagrueline
Prognostication
, s. d.

Résumé

L’histoire de l’illustration rabelaisienne commence dès le vivant de l’auteur. Elle prend la forme de vignettes obtenues par le procédé de la gravure sur bois et insérées dans plusieurs éditions de ses œuvres. Les bois sont cependant rarement gravés spécifiquement pour le texte. C’est pourquoi, en dehors de deux chefs-d’œuvre de l’édition parisienne – les Songes drolatiques de Pantagruel (1565) et sept dessins de « drôleries » de Baptiste Pellerin –, et d’une traduction hollandaise de 1682 dotée de deux frontispices illustrés, il faut attendre le XVIIIe siècle pour que la mise en images des textes rabelaisiens se mette réellement en place. La fiction pantagruélique stimule ensuite la créativité d’artistes du XIXe siècle comme Victor Adam, Achille Devéria, Maurice Sand, Gustave Doré, Félix Bracquemond, Emile Boilvin, Albert Robida ou Jules-Arsène Garnier. Puis au XXe siècle les adaptations de Rabelais mises en images pour la jeunesse se multiplient, ainsi que les éditions illustrées pour les adultes, visant un public assez large ou réservées au contraire à des bibliophiles.

Mots-clés : Rabelais, études de réception, éditions illustrées, estampe, gravure sur bois, taille-douce, eau-forte, adaptations, bibliophilie

 

Abstract

The history of Rabelaisian illustrations dates back to the author’s lifetime. Taking the form of woodcut vignettes, they were inserted into several editions of his works. Woodcuts, however, were rarely specifically engraved for the text. And apart from two masterpieces of the Parisian edition – Pantagruel’s Songes drolatiques (1565) and seven drawings of ‘drôleries’ by Baptiste Pellerin – and a Dutch translation of 1682 with two illustrated frontispieces, it did not become commonplace to illustrate Rabelaisian texts until the 18th century. Pantagruelian fiction then stimulated the creativity of 19th century artists such as Victor Adam, Achille Devéria, Maurice Sand, Gustave Doré, Félix Bracquemond, Emile Boilvin, Albert Robida and Jules-Arsène Garnier. In the 20th century, adaptations of Rabelais’s works in pictures for young readers multiplied, as did illustrated editions for adults, aimed at a broad audience or reserved for bibliophiles.

Keywords: Rabelais, reception studies, illustrated editions, print, woodcut, intaglio, etching, adaptations, bibliophily

 


 

Plan

Les bois gravés des premières éditions de Rabelais (1532-1564)

Drôleries parisiennes

Les éditions illustrées de Rabelais au XVIIIe siècle

Rabelais à l’âge d’or des illustrateurs

Les Rabelais de Victor Adam (1820), Achille Devéria (1823) et

Maurice Sand (1842-1850)

Les deux Rabelais de Gustave Doré (1854/1873)

Des aquafortistes des années 1870 au Rabelais d’Albert Robida (1885-1886)

Le Rabelais érotique de Jules-Arsène Garnier

Esthétique comparée : le dialogue des illustrateurs

La vogue des Rabelais illustrés au XXe siècle

Les adaptations illustrées pour la jeunesse

Les éditions illustrées pour les adultes

Une enluminure moderne : le Gargantua de Charles Humbert (1925)

Une « installation drolatique » : Gérard Garouste en Rabelaisie

 


 

Depuis la première publication de ses ouvrages authentiques – Pantagruel (c. 1532), la Pantagrueline Prognostication (c. 1532), Gargantua (c. 1535), le Tiers livre (1546), le Quart livre (c. 1552) – puis de l’Isle sonante (1562) et du Cinquiesme livre (1564), Rabelais a suscité, en France et à l’étranger, l’intérêt d’une myriade d’éditeurs [1], de commentateurs [2], de traducteurs [3], de lecteurs et d’imitateurs [4], de gens de théâtre [5], mais aussi de dessinateurs, de graveurs et de peintres. Ces divers acteurs de la réception de Rabelais ont fait l’objet de nombreuses études depuis les travaux pionniers de Jacques Boulenger, Lazare Sainéan et Marcel de Grève [6].

Les illustrateurs font toutefois exception [7]. Comme le constatait récemment Henri Zerner dans le seul article de synthèse publié à ce jour sur la question, force est de constater qu’ils n’ont « pas beaucoup attiré l’attention des savants » [8]. Peut-être le langage iconographique a-t-il été jugé inapte à rendre compte du savoir encyclopédique, du feuilletage de sens et de la profusion linguistique des « mythologies Pantagruelicques » [9]. Peut-être aussi a-t-on considéré que le texte de Rabelais, à la différence de celui des Fables de La Fontaine par exemple [10], n’est pas prévu dès le départ avec un accompagnement iconologique, et que les images, surajoutées, sont dès lors peu susceptibles d’éclairer la poétique de l’auteur. Pourtant, en plus d’offrir un point d’observation privilégié sur la longue histoire du « livre à figures » [11] et ses évolutions techniques, l’illustration rabelaisienne compte de très belles réussites et même quelques chefs-d’œuvre que le présent numéro de la revue Textimage aimerait contribuer à faire mieux connaître des spécialistes comme du grand public. C’est donc à près d’un demi-millénaire d’imagerie rabelaisienne que nous convions ici les lecteurs « benevoles », tous bons et joyeux pantagruélistes, en les priant de chausser leurs lunettes, de tousser un bon coup, de secouer les oreilles de bon cœur et de feuilleter ces pages « tout à l’aise du corps et au profit des reins » [12].

 

Les bois gravés des premières éditions de Rabelais (1532-1564)

 

L’histoire de l’illustration rabelaisienne commence dès le vivant de l’auteur. Elle prend la forme de vignettes obtenues par le procédé de la gravure sur bois en relief (ou en taille d’épargne) et insérées dans plusieurs éditions de ses œuvres, à côté d’autres éléments décoratifs : encadrements, lettrines, bandeaux, bordures, culs-de-lampe [13]. Ces vignettes entretiennent souvent un lien distendu avec le texte, et parfois même aucun lien du tout car, sauf exception, les bois n’ont pas été gravés spécifiquement pour l’édition en question : pour des raisons financières, les imprimeurs préféraient en effet réutiliser des planches disponibles dans leurs fonds. Dans l’article qui ouvre le présent numéro, Richard Cooper analyse en détail les premiers livres rabelaisiens illustrés, publiés par cinq imprimeurs lyonnais : Denis de Harsy, François Juste, Etienne Dolet, Pierre de Tours et Claude La Ville [14]. Chacun de ces imprimeurs dispose de son propre matériel iconographique, plus ou moins riche, mais le principe est toujours le même : les bois utilisés sont à la fois polyvalents (ils peuvent illustrer des situations variées) et récurrents (ils figurent dans divers ouvrages et même plusieurs fois dans un même imprimé).

Les premières éditions connues de Pantagruel [15], de la Pantagrueline Prognostication [16] et de Gargantua [17] ne contiennent pas d’illustrations, sinon parfois sur la page de titre. En particulier, la page de titre de la première édition de la Pantagrueline Prognostication ([Lyon, François Juste], s. d. [c. 1532]) [18] donne à voir une grande vignette représentant un fou – reconnaissable à son bonnet à grelot – devisant d’astronomie avec un sage : sa main droite est tendue vers le ciel où sont figurés le soleil et la lune, ainsi que trois étoiles et trois oiseaux (fig. 1). La gravure n’a pas été réalisée pour l’occasion : on la trouve déjà dans l’édition de La Nef des folz parue chez François Juste en 1530 – dans le chapitre intitulé « De la cure des astrologues » [19]. Le réemploi est néanmoins très pertinent : l’image annonce efficacement la dimension satirique d’une pronostication joyeuse dans laquelle le narrateur, maître Alcofribas, aligne à plaisir les truismes, par exemple lorsqu’il prédit les maladies à venir : « Ceste année les aveugles ne verront que bien peu, les sourdz oyront assez mal, les muetz ne parleront guieres, les riches se porteront ung peu mieulx que les pouvres, et les sains mieulx que les malades » [20].

 

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[1] Pour les premiers éditeurs de Rabelais, voir les travaux fondateurs de Pierre-Paul Plan (Les Editions de Rabelais de 1532 à 1711, Paris, 1904) et de Stephen Rawles et Michael Screech, A new Rabelais bibliography. Editions of Rabelais before 1626, Etudes rabelaisiennes, XX, Genève, Droz, 1987 (abrégé désormais NRB).
[2] Pour les exégètes du XXe siècle, voir notre article « Rabelais et les rabelaisants : pour une histoire des querelles critiques au XXe siècle », L’Année rabelaisienne, n° 1, 2017, pp. 31-83.
[3] Elsa Kammerer propose une synthèse sur l’histoire des traductions de Rabelais dans son article « Rabelais (Not) Translated (16th-21st Centuries) », dans A Companion to François Rabelais, dir. Bernd Renner, Leyde, Brill, 2021, pp. 540-569.
[4] Pour les premiers imitateurs, voir la thèse non publiée de Christine Arsenault (Les « Singes de Rabelais » : transfictionnalité et postérité littéraire de l’œuvre rabelaisienne (1532-1619), dir. Claude La Charité et Mireille Huchon, 2015) et les articles qui en sont dérivés. La critique travaille sur un corpus de trente-sept textes (1532-1619) qui entretiennent des liens intertextuels plus ou moins explicites avec Rabelais.
[5] Voir notre ouvrage Rabelais et le théâtre, Paris, Classiques Garnier, 2020, pp. 391-402 (« La postérité scénique de Rabelais ») et pp. 403-408 (« Rabelais en scène »).
[6] Jacques Boulenger, Rabelais à travers les âges. Compilation suivie d’une bibliographie sommaire, Paris, Le Divan, 1925 ; Lazare Sainéan, L’Influence et la réputation de Rabelais : interprètes, lecteurs et imitateurs, Paris, Gamber, 1930 ; Marcel de Grève, L’Interprétation de Rabelais au XVIe siècle, Etudes rabelaisiennes, III, Genève, Droz, 1961 ; id., La Réception de Rabelais en Europe du XVIe au XVIIIe siècle, études réunies par C. de Grève et J. Céard, Paris, Champion, 2009.
[7] L’ouvrage de Lazare Sainéan, centré sur les interprètes, les lecteurs et les imitateurs, consacre ainsi moins de deux pages à l’iconographie rabelaisienne (Op. cit., pp. 256-257).
[8] Henri Zerner, « Rabelais en images », dans Inextinguible Rabelais, dir. M. Huchon, N. Le Cadet et R. Menini, Paris, Classiques Garnier, 2021, pp. 517-533 (p. 517 pour la citation). Gaël Boclet consacre également quelques lignes à la question : « Les illustrateurs de Rabelais », Papiers Nickelés, n° 34, 3e trimestre 2012, pp. 16-18.
[9] Nous citons le texte de Rabelais d’après l’édition des Œuvres complètes procurée par Mireille Huchon dans la « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, Gallimard, 1994 (ici Quart livre, épître liminaire, p. 517). Les abréviations sont les suivantes : (Pantagruel), PP (Pantagrueline Prognostication), (Gargantua), TL (Tiers livre), QL (Quart livre), CL (Cinquiesme livre). Les chapitres sont cités en chiffres romains et les numéros de page en chiffres arabes.
[10] Pour l’illustration des Fables, dont l’histoire commence dès 1668 avec l’édition originale du premier recueil, orné de cent-dix-huit vignettes réalisées par François Chauveau, voir notamment l’ouvrage d’Alain-Marie Bassy, Les Fables de La Fontaine. Quatre siècles d’illustration, Paris, Promodis, 1986 ; la notice que Jean-Pierre Collinet consacre à « La Fontaine et ses illustrateurs » dans son édition de la Pléiade (Œuvres complètes, I, Paris, Gallimard, 1991) et le numéro 14 de Textimage intitulé « La Fontaine en images » (Hiver 2022 - en ligne).
[11] C’est le terme qui est utilisé par Rabelais lui-même lorsque Panurge projette de composer, sur le sujet de la « commodité des longues braguettes », « un beau et grand livre avecques les figures » (PXV).
[12] G, Prol., p. 8.
[13] Pour une vue générale sur le livre illustré au XVIe siècle, voir R. Brun, Le Livre illustré en France au XVIe siècle, Paris, Alcan, 1930 ; Id., Le livre français illustré de la Renaissance. Etude suivie du Catalogue des principaux livres à figures du XVIe siècle, Paris, Picard, 1969 ; Le Livre et l’image en France au XVIe siècle, Cahiers V.-L. Saulnier, 6, Paris, Presses de l’ENS, 1989 ; Jean-Marc Chatelain et Laurent Pinon, « Genres et fonctions de l’illustration au XVIe siècle », dans Henri-Jean Martin, La Naissance du livre moderne. Mise en page et mise en texte du livre français (XIVe-XVIIe siècles), Paris, Editions du Cercle de la Librairie, 1999, pp. 236-269.
[14] L’article de Richard Cooper prolonge un précédent travail centré sur les illustrations des quatre états du Quart livre de 1548 : « Rabelais imaginaire : autour du Quart Livre de 1548 », dans Langue et sens du Quart Livre, dir. F. Giacone, Paris, Classiques Garnier, 2012, pp. 331-362.
[15] NRB 1-9.
[16] NRB 14-18.
[17] NRB 19-20.
[18] NRB 14.
[19] NRB, p. 115 ; Mireille Huchon, Rabelais, Paris, Gallimard, 2011, p. 165.
[20] PP, III, p. 926.