Cinq siècles d’illustrations de Rabelais
- Nicolas Le Cadet
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Fig. 40. A. Devéria, « Le songe
de Panurge », 1823

Fig. 56. G. Doré, « Le songe de
Panurge », 1873

Fig. 57. E. Boilvin, « Le songe
de Panurge », 1876

Fig. 58. A. Robida, « J’avoys une femme jeune,
gualante... », 1885-1886

Esthétique comparée : le dialogue des illustrateurs

 

Il est très intéressant de confronter entre elles les transpositions visuelles que ces différents illustrateurs proposent d’un même passage. Ainsi, l’épisode du songe de Panurge, dans lequel une jeune femme, « belle en perfection », le câline et, pour jouer, lui fait deux belles petites cornes sur le front (TLXIV), fait l’objet de gravures de styles très divers. Devéria opte pour une représentation réaliste et sensuelle qui joue sur le clair-obscur : le corps de la jeune femme à moitié nue est mis en relief par le contraste du noir et du blanc (fig. 40). Doré, qui dessine la scène pour l’édition de 1873, réalise une petite vignette plus sage, la jeune femme, entièrement vêtue et portant une coiffe, se tenant derrière Panurge (fig. 56). Boilvin insiste bien davantage sur la dimension onirique de l’épisode : de la tête d’un Panurge allongé sur un lit poussent de longues cornes lumineuses que tient une jeune femme debout et à moitié nue (fig. 57). Robida montre un Panurge endormi sur le giron d’une jeune femme assise sur un nuage : un Cupidon, avec son arc et son carquois, est posé sur le genou gauche du dormeur, près d’un croissant de lune (fig. 58). La palme de la sensualité revient bien sûr à Jules-Arsène Garnier qui représente une jeune femme entièrement dénudée et bien en chair – Armand Silvestre n’eût « pas souhaité à Saint-Antoine de la rencontrer sur son chemin ! » [83]. Tout sourire et flottant dans les airs, elle tient les cornes d’un Panurge profondément endormi.

De même, l’utopie de Thélème, longuement décrite à la fin de Gargantua (GLII-LVIII), fait l’objet de représentations très diverses, comme le montre Olivier Séguin-Brault. Citée dès le XVIe siècle par le peintre anversois Herri met de Bles (v. 1535-1540), elle est ensuite imaginée par l’artiste de l’édition de 1797-1798 puis par une série d’illustrateurs du XIXe siècle (Maurice Sand, Gustave Doré, Albert Robida, Jules-Arsène Garnier). Des motifs-clefs reviennent comme celui du retour de la chasse ou de la construction de l’abbaye, mais seul Doré nous fait pénétrer dans la cour intérieure, observée par un Gargantua songeur. Thélème fait même l’objet de deux essais de restitution par Charles-Auguste Questel (1840) puis Léon Dupray (1890) : les deux architectes parisiens optent pour deux lectures opposées, le premier faisant de Thélème une bastille médiévale, le second le modèle de la première Renaissance française.

 

La vogue des Rabelais illustrés au XXe siècle

 

Le succès rencontré tout au long du XIXe siècle par les éditions illustrées, servies par une série de révolutions techniques, donne naissance à une véritable « culture visuelle » rabelaisienne – qui est également constituée par un grand nombre d’images, émancipées de toute fonction illustrative : des caricatures politiques [84], des enseignes et décors de restaurants ou brasseries, des géants de carnaval, des affiches commerciales et des cartes postales [85]. Le mouvement s’amplifie encore au XXe siècle : une multitude d’éditions illustrées des textes rabelaisiens voit le jour, au point qu’il devient malaisé de toutes les recenser. Il s’agit certes d’un mouvement général qui touche tous les grands classiques, mais le phénomène est sans doute aussi renforcé par l’extraordinaire renouveau critique apporté par la Société des études rabelaisiennes qui publie la Revue des études rabelaisiennes (1903-1912) et prépare l’édition critique des Œuvres sous la direction d’Abel Lefranc [86].

 

Les adaptations illustrées pour la jeunesse

 

Parmi cette masse d’éditions illustrées de Rabelais, il importe tout d’abord de mentionner les adaptations illustrées pour la jeunesse – mais aussi les transpositions en bande dessinée, qui constituent un champ d’études à part entière [87]. Le mouvement est déjà en marche au XIXe siècle, comme on l’a vu avec le projet inachevé d’édition expurgée et illustrée des Œuvres par George Sand et son fils Maurice. Mais ce n’est qu’au XXe siècle qu’il prend réellement forme. Dans les trente premières années du siècle paraissent tour à tour le Rabelais pour la jeunesse, adapté par Marie Butts et illustré par Fernand Fau (Librairie Larousse, 1910), l’album d’images Gargantua, avec des résumés de Sautriax et des illustrations d’Adrien Leroy (J. Leroy, 1914) et le Gargantua adapté par Gilles Robertet et illustré par Pierre Courcelles (Tours, A. Mame et Fils, 1926). Dans un souci de transmission patrimoniale, toutes ces éditions relèvent le défi de rendre Rabelais accessible aux enfants en opérant des coupes dans le texte et en simplifiant la langue, mais aussi en instaurant un dialogue permanent avec l’image.

C’est dans cette lignée que s’inscrivent les albums Gargantua (Paris, Delagrave, 1934) et Pantagruel (Paris, Delagrave, 1935), adaptés par Mad H. Giraud et illustrés par Samivel (1907-1992). Dans l’étude qu’elle consacre à l’album Gargantua, Anne-Pascale Pouey-Mounou montre que les illustrations de Samivel – trente-trois, en plus de la première de couverture, du frontispice, de la lettrine initiale et de la vignette finale – privilégient les motifs topiques du gigantisme et de la bonne chère et la représentation comique de l’enfance, tout en développant une sensibilité propre à l’artiste. Ce sont des planches en pleine page (en noir ou en trichromie), des illustrations de taille moyenne (en tête ou en cours de chapitre), des bandeaux horizontaux et verticaux ou encore des doubles pages comportant trois ou quatre vignettes. La répartition des illustrations dans l’album est très concertée : il s’agit de scander et d’égayer la lecture, mais aussi de créer, d’une image à l’autre, des effets d’écho ou de contraste, et parfois aussi une architecture signifiante. Les choix de mise en page ainsi que le régime allusif des images, qui fourmillent de détails renvoyant au récit rabelaisien ou encore à divers modèles iconographiques, témoignent d’une connaissance intime de la lettre du texte – et pas seulement de son adaptation.

Les adaptations illustrées de Rabelais pour la jeunesse se multiplient par la suite, avec une prédilection particulière pour Gargantua, comme l’ont montré tour à tour Catherine Lespiau [88], Isabelle Olivier et Gersende Plissonneau [89], ainsi qu’Eléonore Hamaide-Jager et Isabelle Olivier [90]. Dans la lignée de ces études, Mathilde Goulvestre s’intéresse à cinq adaptations illustrées de Gargantua pour la jeunesse publiées entre 1981 et 2018. Les illustrateurs – Isabel Gautray (1981), Nicole Claveloux (2004), Ludovic Debeurme (2004), Sébastien Mourrain (2014) et Gaëtan Noir (2018) –, imprégnés de cultures visuelles de toutes sortes et de diverses époques (manuscrits enluminés du Moyen Age, tableaux de la Renaissance flamande, châteaux de la Renaissance française, estampe de la Révolution française, toiles néo-classiques, caricatures politiques du XIXe siècle, peintures ou films du XXe siècle), réintroduisent une forme de plurivocité et de polyphonie, ainsi qu’une certaine densité culturelle, à laquelle le texte adapté avait dû renoncer.

 

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[83] Ibid., p. 34. C’est le septième tableau de nu féminin reproduit dans l’ouvrage.
[84] La plus célèbre est le Gargantua de Daumier (1831), lithographie qui assimile le roi Louis-Philippe à un nouveau Gaster exploitant le peuple.
[85] Bertrand Tillier, « Gargantua, géant de papier ? Migrations visuelles et jeux d’échelles », Cultures visuelles du XIXe siècle, Romantisme, n° 187, Armand Colin, 2020, pp. 28-43.
[86] Œuvres, édition critique publiée par A. Lefranc, J. Boulenger, H. Clouzot, P. Dorveaux, J. Plattard et L. Sainéan, Paris, Champion, 1912-1931. Les deux premiers volumes concernent Gargantua (1912) ; les deux suivants Pantagruel (1922) ; le cinquième le Tiers livre (1931). Un sixième volume, consacré à l’édition partielle du Quart livre, est publié chez Droz en 1955.
[87] On songe en particulier au Gargantua et Pantagruel de Dino Battaglia (Milan, 1979 ; version française, Saint-Egrève, Mosquito, 2001). Voir Valérie Nicaise-Oudart, « Dino Battaglia et Rabelais : dialogue de l’écriture et de la bande dessinée », Belphégor, volume 5, n° 1, décembre 2005 (en ligne. Consulté le 12 avril 2024).
[88] Catherine Lespiau, « Gargantua raconté aux enfants ou le problème de l’adaptation », dans Attention ! Un livre peut en cacher un autre. Traduction et adaptation en littérature d’enfance et de jeunesse, dir. Denise Escarpit, Nous voulons lire !, Pessac, Cahiers du CERULEJ 1, 1986, pp. 211-233. Le corpus étudié comprend trois adaptations de Gargantua, publiées entre 1934 et 1981.
[89] Isabelle Olivier et Gersende Plissonneau, « Gargantua et ses adaptations, entre Moyen Age et humanisme », dans Grands textes du Moyen Age à l’usage des petits, dir. C. Cazanave, Y. Houssais, Besançon, Presses universitaires de Franche-Comté, 2010, pp. 299-332. Le corpus étudié comprend neuf adaptations de Gargantua, publiées entre 1934 et 2006.
[90] Eléonore Hamaide-Jager et Isabelle Olivier, « Des paroles gelées aux images perlées de diverses couleurs. Rabelais lu et vu par des illustrateurs contemporains pour la jeunesse », dans Renaissance imaginaire. La réception de la Renaissance dans la culture contemporaine, dir. Sandra Provini et Mélanie Bost-Fievet, Paris, Classiques Garnier, 2019, pp. 241-270. Le corpus étudié comprend Gargantua et Pantagruel (2001) de Battaglia, Gargantua (2004) de Christian Poslaniec et Ludovic Debeurme, et Le Torchecul (2009) de Pef.