Des aquafortistes des années 1870 au Rabelais d’Albert Robida (1885-1886)
D’autres entreprises d’illustration du texte rabelaisien voient le jour dans les années 1870, qui correspondent à un autre tournant majeur dans l’histoire de l’estampe, avec la volonté de certains artistes, inquiets du développement des procédés photomécaniques [72], de réhabiliter une technique artisanale telle que l’eau-forte, qui fait partie de la famille de la gravure en creux sur métal. L’un des principaux aquafortistes de la période, Félix Bracquemond (1833-1914), réalise ainsi seize eaux-fortes en noir et blanc pour illustrer Rabelais, à la demande d’Alphonse Lemerre, éditeur parisien très intéressé par le livre illustré. Destinées à l’édition Marty-Lavaud (Paris, Alphonse Lemerre, 1868-1881, 4 vol.), elles seront publiées à part, en 1872, sous le titre Eaux-fortes de Rabelais dessinées par Bracquemond (Paris, Alphonse Lemerre) [73]. Quelques années plus tard, Emile Boilvin produit onze eaux-fortes en noir et blanc insérées dans les Cinq livres de F. Rabelais (Paris, Librairie des bibliophiles, 1876) : un portrait en tête du premier volume, et deux eaux-fortes pour chacun des cinq volumes [74].
En 1885-1886, treize ans après la parution des Œuvres de Rabelais illustrées par Doré aux éditions Garnier, Albert Robida (1848-1926), alors essentiellement connu pour ses talents de caricaturiste – il fonde même en 1880 son propre hebdomadaire humoristique, La Caricature –, ne craint pas de mettre à son tour en images [75], pour la Librairie illustrée, les Œuvres de Rabelais, le « plus puissant monument de notre vieille littérature, un chef-d’œuvre qui de toute sa hauteur, dans le vaste champ littéraire de la Renaissance, domine tous les autres chefs-d’œuvre » [76]. Les deux volumes in-folio, de près de cinq cents pages chacun, comportent en tout six-cents vignettes dans le texte et quarante-neuf planches hors-texte : quarante-et-une en camaïeu et huit en couleurs nuancées, obtenues par le procédé tout nouveau de la chromotypogravure, ce qui constitue une première dans l’illustration rabelaisienne [77]. Les comptes rendus de l’époque sont des plus élogieux, comme celui de l’hebdomadaire L’Univers illustré en date du 5 décembre 1885 : « Les grandes planches teintées ou en couleurs qui abondent à chaque chapitre […] sont des merveilles de facture et de reproduction » [78]. C’est par exemple le cas d’une planche colorée représentant la grande Truie dans laquelle pénètrent les cuisiniers de frère Jean au chapitre XL du Quart livre (fig. 55). Robida rend bien compte de toute la polysémie de la machine de guerre employée par le moine guerrier pour combattre les Andouilles de l’île Farouche. La Truie, cet « enfin mirificque » pourvu de gros couillards permettant de tirer des boulets de canon, superpose en effet chez Rabelais trois référents : un référent historique (la « Truye de Riole », machine de guerre médiévale grâce à laquelle les français vainquirent les Anglais à Bergerac en 1378), un référent mythologique par paronomase (« le cheval de Troye ») et un référent animal (la femelle du porc) particulièrement approprié puisqu’il s’agit de combattre des boyaux de porc, et que Mardigras, « leur dieu tutellaire en temps de guerre », est précisément un pourceau volant. Fabriquée en bois, prenant l’apparence d’une truie gigantesque, montée sur roues et pourvue de canons, la machine de guerre imaginée par Robida offre une puissance transposition visuelle du texte rabelaisien.
Le nombre d’illustrations contenues dans cette édition est comparable à celui du second Rabelais de Doré. De fait, comme le montre Michel Thiébaut, Albert Robida connaissait fort bien le travail de son illustre prédécesseur, mais il s’applique à s’en distinguer de diverses manières : par le souci de légender toutes les images, par sa recherche documentaire approfondie (sur les cuisines, les armures, les canons, les bateaux, l’architecture de la Renaissance), par sa veine sensuelle ou encore par un certain refus du fantastique.
Le Rabelais érotique de Jules-Arsène Garnier
Dans les années 1880, Jules-Arsène Garnier (1847-1889) réalise une série de cent-soixante tableaux tirés de l’œuvre de Rabelais [79] : exposés à Londres en 1890, ils font scandale. Après la mort de l’artiste, le poète toulousain Armand Silvestre reproduit en phototypie trente-deux de ces tableaux célébrant le nu féminin, avec des illustrations de Japhet (Le Nu de Rabelais d’après Jules Garnier par Armand Silvestre, illustrations de Japhet, Paris, E. Bernard & Cie, 1892), puis l’ensemble des tableaux sous la forme de planches couleurs hors texte, rassemblées dans Rabelais et l’œuvre de Jules Garnier (E. Bernard & Cie, 1897, 2. t.).
Les œuvres de Garnier, qui séduisent Armand Silvestre par « l’immense gaîté qui en déborde » [80] et qui pour Hugues Leroux illustrent mieux Rabelais que celles de Doré, Robida ou Bracquemond [81], accordent une large part à la représentation du nu féminin. En cela, elles constituent un jalon important dans la réception de la geste pantagruélique. De fait, la veine érotique – Armand Silvestre parle d’un « Gargantua et d’un Pantagruel nouveaux où Vénus serait, comme par miracle, descendue » [82] – sera très représentée dans les éditions rabelaisiennes du XXe siècle, à l’instar de l’édition américaine en trois volumes illustrée par Jean de Bosschère en 1929 (All the extant works of Francois Rabelais, New York, Covidi-Friede Publishers) : le frontispice du premier volume représente une femme nue tenant une pomme, avec en légende une phrase que Panurge adresse à la « haulte dame de Paris » au chapitre XXI de Pantagruel : « It Is to You That Paris Should Have Awarded the Golden Apple » (« C’estoit à vous à qui Paris debvoit adjuger la pomme d’or ») ; celui du second volume figure des nonnes lascives, avec pour légende une phrase prononcée par le diable de Papefiguière au chapitre XLV du Quart livre : « To Tempt the Noble Nuns » (« Je voys tenter du guaillard peché de luxure les nobles nonnains de Pettesec »).
[72] Pour les débats concernant les relations entre art, artisanat et industrie dans le monde du livre illustré, voir L’Illustration en débat : techniques et valeurs (1870-1930), dir. Anne-Christine Royère et Julien Schuh, Reims, Epure, 2015.
[73] Les illustrations sont réparties comme suit : un portrait de Rabelais, quatre illustrations pour Gargantua (XI, XXVII, XXXI, XXXVI), trois pour Pantagruel (IX, XIX, XXI), trois pour le Tiers livre (II, XXIV, XL), trois pour le Quart livre (VIII, XIX, LVII) et deux pour le Cinquiesme livre (III, XI). Voir Jean-Paul Bouillon, Félix Bracquemond : le réalisme absolu, Catalogue raisonné de l’œuvre gravé, 1849-1859, Genève, Skira, 1987, pp. 195-198.
[74] T. I : G, XXIII et XXXVI ; t. II : P, IX et XIX ; t. III : TL, II et XIV ; t. IV : QL, VIII et L ; t. V : CL, XIII et XLV.
[75] Sur l’audace de Robida, voir le témoignage d’Octave Uzanne, « Albert Robida, illustrateur de Rabelais », introduction de la réédition des Œuvres de Rabelais, illustrées par Albert Robida, Paris, Tallandier, 1930, p. ix.
[76] Prospectus annonçant la publication de l’édition de 1885.
[77] Pour une description matérielle de l’ouvrage et la campagne promotionnelle qui a accompagné sa publication, voir Sandrine Doré, Albert Robida (1848-1926) : un dessinateur fin de siècle dans la société des images, thèse de doctorat en histoire de l’art, Université Paris-Ouest Nanterre-La Défense, 2014, « Les Œuvres de Rabelais (1885-1886) : entre édition populaire et bibliophilie », pp. 167-177. Voir aussi Julien Chauffour, « Albert Robida, illustrateur et lecteur de Rabelais », L’Année rabelaisienne, n° 4, 2020, pp. 363-383.
[78] Cité par Sandrine Doré, Op. cit., p. 174.
[79] La répartition en est donnée par le Catalogue de 160 tableaux par feu Jules Garnier composant L’œuvre de Rabelais, s. n., 1898 : 57 pour Gargantua, 35 pour Pantagruel, 22 pour le Tiers livre, 33 pour le Quart livre et 13 pour le Cinquiesme livre.
[80] Armand Silvestre, « Avant-propos », dans Rabelais et l’Œuvre de Jules Garnier, E. Bernard et Cie, 1897 : « L’ensemble que l’éditeur Bernard met aujourd’hui sous vos yeux vous séduira tout d’abord par la vie intense qui s’en dégage, par l’immense gaîté qui en déborde, par une sève sensuelle qui découle bien du grand arbre dont il illustre les rameaux. La chair y réclame son droit comme il convient dans toute œuvre saine. La Beauté y proclame les siens comme il importe dans une œuvre forte. Les belles filles s’y montrent, soy rigoulant, comme dit le Maître, parmi les étudiants déjà penseurs et les hommes d’armes, dans les tavernes et dans les bois, et le poème immortel de l’amour physique y chante à toutes les pages ».
[81] Dans la préface qu’il rédige pour le Catalogue de l’Exposition des Œuvres de Jules Garnier qui eut lieu à Paris en 1889 (reproduit dans le Catalogue de 160 tableaux par feu Jules Garnier composant L’œuvre de Rabelais, Op. cit.), Hugues Leroux considère que le Rabelais de Lemerre contenant les eaux-fortes de Bracquemond est « plutôt un Rabelais enrichi d’une série d’eaux-fortes qu’un Rabelais illustré » (p. 9), que Doré a avant tout « conté son rêve fantastique » et « n’est pas entré dans le cœur de l’œuvre » (p. 10) et que Robida s’est montré bon caricaturiste mais n’a « pas assez montré ce qu’il y avait dans la boîte » (p. 11).
[82] Armand Silvestre, « Avant-propos », Le Nu de Rabelais d’après Jules Garnier par Armand Silvestre, illustrations de Japhet, Paris, E. Bernard & Cie, 1892, p. viii.