Cinq siècles d’illustrations de Rabelais
- Nicolas Le Cadet
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Fig. 34. Œuvres de Rabelais.
Edition variorum...
, 1823

Fig. 35. Œuvres de Rabelais.
Edition variorum...
, 1823

Figs 36 à 45. Œuvres de Rabelais.
Edition variorum...
, 1823

Fig. 46. M. Sand, Alcofribas devant le grand
tombeau de bronze
, 1842-1850

Fig. 47. M. Sand, La Consultation d’Her Trippa,
1842-1850

Fig. 48. M. Sand, Les Pantagruélistes sur l’île
de Ruach
, 1842-1850

Fig. 49. M. Sand, Le Calme plat au
large de l’île de Chaneph
, 1842-1850

Rabelais à l’âge d’or des illustrateurs

 

Le XIXe siècle voit les éditions de Rabelais se multiplier, avec une première « renaissance éditoriale » dans les années 1820 grâce au travail de quatre éditeurs (François-Henri-Stanislas de L’Aulnaye, Esmangart et Eloi Johanneau et enfin Paul Lacroix), puis une profusion d’éditions dans la seconde moitié du XIXe siècle [58]. Le rôle assigné aux illustrations dans ces éditions est souvent central. L’époque est en effet à la production massive de livres illustrés et à l’émergence d’une nouvelle catégorie professionnelle : l’illustrateur [59].

 

Les Rabelais de Victor Adam (1820), Achille Devéria (1823) et Maurice Sand (1842-1850)

 

Le renouveau éditorial commence en 1820 avec la parution des Œuvres de Rabelais en trois volumes due à François-Henri-Stanislas de L’Aulnaye et parue chez Théodore Desoer [60]. L’édition présente, outre un petit portrait de l’auteur, d’après une illustration d’Alexandre-Joseph Desenne (1785-1827), imprimé sur les pages de titre de chacun des trois volumes, quatorze planches hors-texte d’après des dessins de Victor Adam (1801-1866). Elles sont gravées au moyen d’une technique novatrice, importée d’Angleterre, qui allait révolutionner la gravure de reproduction au XIXe siècle : la gravure sur bois debout. Contrairement à la gravure sur bois de fil répandue aux XVe-XVIe siècles, la planche de bois est désormais taillée perpendiculairement au sens des fibres, ce qui permet une bien plus grande précision, avec l’utilisation d’un burin comme pour la gravure en creux sur du métal (ou en taille-douce). Raphaël Cappellen a montré qu’onze de ces illustrations s’inspirent de gravures figurant dans l’édition de Ferdinand Bastien de 1797-1798, tout en étant « bien plus dépouillées que leurs modèles » [61]. Si l’on met de côté la figure de la Dive Bouteille, il ne reste donc que deux gravures indépendantes de ce modèle : une qui confronte Mercure et Couillatris et une autre qui montre le tour joué par Panurge à la « haulte dame de Paris ».

L’étape suivante est celle de la publication par Esmangart et Eloi Johanneau de l’édition dite variorum en neuf volumes (Paris, Dalibon, 1823). Outre les deux portraits de Rabelais qui ornent le premier volume (figs 34 et 35), on trouve, dispersées dans les huit premiers volumes, dix planches hors-texte en noir, dessinées par Achille Devéria (1800-1857) (figs 36 à 45). Chacun des cinq livres de Rabelais a le droit à deux planches. Pour les deux premiers livres, l’artiste choisit de mettre en valeur les géants, qu’il s’agisse de Gargamelle découvrant son bébé (GVI), de Grandgousier (avec Gargantua à ses côtés) donnant une belle épée de Vienne au prisonnier Toucquedillon (GXLVI) ou bien de Pantagruel écoutant la plaidoirie de Baisecul (PXI) puis tenant Loupgarou par les pieds pour s’en servir ensuite d’arme contre les trois cents géants (PXXIX). Pour les livres suivants, Devéria retient quelques scènes cocasses : le songe de Panurge (TLXIV), la consultation de la Sibylle de Panzoust (TLXVII), le Chiquanous battu par Basché et sa troupe (QLXII), la vieille Papefiguière montrant son « comment a nom » à un petit diable (QLXLVII), la rencontre avec l’ermite Braguibus (CLI) et la descente vers le temple de la Bouteille en compagnie de la Lanterne, figurée sous les traits d’une lumineuse jeune femme revêtue d’un simple voile transparent (CLXXXV).

En 1820, dans ses notes sur les « éditions partielles ou complètes des œuvres de Rabelais », De L’Aulnaye se montrait très sévère vis-à-vis des illustrations des éditions de 1741 et de 1797-1798, fustigeant notamment l’infidélité des costumes [62]. Puis, trois années plus tard, dans une réédition des Œuvres de Rabelais (Paris, Louis Janet, 1823), il dit un mot de l’édition variorum qui vient de paraître et des gravures d’Achille Devéria : « Cette édition […] se recommande par la beauté de l’exécution, par le luxe de ses gravures, auxquelles il ne manque que le caractère et les costumes convenables aux personnages […] ». Et d’ajouter en note ce constat pessimiste :

 

La réflexion nous a convaincus qu’il est à peu près impossible de composer une suite de bons dessins pour le roman de Rabelais. La stature démesurée de Grandgousier, Gargamelle, Pantagruel et Gargantua, contraindra toujours le dessinateur à réduire les autres personnages à la taille de pygmées. D’ailleurs, comme Rabelais se joue sans cesse de la vraisemblance, comment peindre un homme qui, tantôt s’assied sur les tours de Notre-Dame, tantôt passe la Seine à la nage, ou grimpe, ainsi qu’un chat, au faîte d’une de nos maisons ? [63]

 

Il nous semble au contraire que le travail d’Achille Devéria, précurseur à bien des égards, ouvre la voie aux futurs illustrateurs de Rabelais. Non seulement il montre que le texte rabelaisien, par sa fantaisie et l’abondance de son matériau narratif, a tout pour stimuler l’imagination des artistes, mais il révèle aussi en retour à quel point l’image peut venir enrichir la lecture.

L’édition que Paul Lacroix (dit le Bibliophile Jacob) publie en 1840 (Paris, Charpentier), après d’autres travaux éditoriaux dans les années 1820, n’est en revanche pas illustrée, mais c’est à partir d’un de ses exemplaires, aujourd’hui conservé à la Médiathèque de Montpellier, que George Sand (1804-1876) va travailler à un projet qui restera inabouti : celui d’une édition illustrée des Œuvres de Rabelais pour l’éditeur Pierre-Jules Hetzel [64]. Ce projet est connu par quatre lettres de George Sand adressées à différents interlocuteurs entre décembre 1847 et janvier 1848. Dans l’optique « d’initier les femmes et les jeunes gens à un chef d’œuvre » [65], elle a demandé à Victor Borie d’expurger le texte de Rabelais de ses obscénités et de ses longueurs, cependant que son fils Maurice (1823-1889) devait réaliser 212 illustrations (184 vignettes et 28 lettres décorées et culs de lampes) pour l’ensemble des livres : 43 vignettes pour Gargantua, 29 pour Pantagruel, 27 pour le Tiers livre, 43 pour le Quart livre, 32 pour le Cinquiesme livre et 10 pour la Pantagrueline Prognostication. Le projet n’a pas été mené à son terme mais la Médiathèque de Montpellier a acquis, en 1997 et en 1998, trente gouaches, des dessins, des bois gravés et une matrice de gravure sur bois, réalisés entre 1842 et 1850 [66]. Maurice Sand met complètement de côté le grotesque, le gigantisme et l’obscène, et emploie un style réaliste qui rend compte de maints détails du texte. Telle gouache donne ainsi à contempler, devant le tombeau de Gargantua découvert dans un pré chinonais, des paysans, des piocheurs ainsi que maître Alcofribas, avec son bonnet doctoral et ses bésicles (GI) (fig. 46). Telle autre reproduit le moment où le mage Her Trippa prédit les mésaventures conjugales de Panurge par chiromancie (i. e. divination par l’examen des formes et des lignes de la main). Le compagnon de Pantagruel, très contrarié, regarde de biais Epistemon qui l’a accompagné pour cette consultation (TLXXV) (fig. 47). Maurice Sand s’amuse aussi à représenter l’île de Ruach, peuplée d’habitants se nourrissant de vent : au premier-plan, les Pantagruélistes regardent passer « troys gros esventez » munis de leurs soufflets, cependant qu’au fond on aperçoit des moulins à vent tourner et des drapeaux flotter (QLXLIII) (fig. 48). Une gouache représente aussi l’épisode du calme plat, au large de le l’île de Chaneph, durant lequel les Pantagruélistes passent le temps chacun à sa manière (QLLXIII) : Pantagruel s’est endormi sur son livre, Panurge souffle dans un tuyau de Pantagruélion, Gymnaste taille des cure-dents de lentisque, Carpalim fabrique un moulinet et Eusthènes fait jouer ses doigts sur une longue couleuvrine (fig. 49).

 

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[58] Raphaël Cappellen et Christelle Girard, « Les renaissances éditoriales de Rabelais au XIXe siècle », dans Le XIXe siècle, lecteur du XVIe siècle, dir. Jean-Charles Monferran et Hélène Védrine, Paris, Classiques Garnier, pp. 133-160.
[59] Philippe Kaenel, Le Métier d’illustrateur : Rodolphe Töpffer, J.-J. Grandville, Gustave Doré, Genève, Droz, 2005.
[60] Les trois volumes sont numérisés sur Gallica (en ligne).
[61] Raphaël Cappellen, « Les illustrations des Œuvres de Rabelais parues chez Desoer en 1820 », L’Année rabelaisienne, n° 4, 2020, pp. 187-224 (p. 194).
[62] Œuvres de Rabelais, 1820, t. III, pp. xxii-xxiii : « [à propos de l’édition de 1741] les estampes sont sans doute d’un assez beau burin, mais d’une conception froide et peu ingénieuse. On n’y reconnaît pas la plus légère notion des costumes du temps. Gargantua y est constamment représenté en trousse et en fraise de coureur ou de sauteur, tandis que Rabelais nous dit lui-même qu’il portait presque toujours une grande et longue robe de grosse frise comme on le voit dans les anciennes figures en bois ; la lettre placée au bas des estampes est d’une inexactitude révoltante ; on y lit Gargantua pour Gymnaste, Braguibar pour Braguibus. » ; [à propos de l’édition de 1797-1798] « Ces figures, il faut en convenir, sont un chef d’œuvre d’extravagance et de confusion : le dessinateur a voulu imiter Holbein dans l’Eloge de la folie d’Erasme, mais il n’a été que son singe. Du reste, même infidélité de costume que dans les planches de Bernard Picart ».
[63] Œuvres de F. Rabelais, Paris, Louis Janet, 1823, t. III, pp. iii-iv.
[64] Voir Gilles Gudin de Vallerin, « Gouaches et dessins de Maurice Sand pour une édition de Rabelais par George Sand (1842-1850) », dans Des moulins à papier aux bibliothèques : le livre dans la France méridionale et l’Europe méditerranéenne (XVIe-XXe siècles), Actes du Colloque, Université de Montpellier III, 26 et 27 mars 1999, Montpellier 2003. Pour l’histoire de la production de ces dessins d’une facture très particulière, éloignée du style propre à Maurice Sand, voir Lise Bissonnette, Maurice Sand, Une œuvre et son brisant au XIXe siècle, Presses universitaires de Rennes et Presses de l’université de Montréal, 2017, p. 147.
[65] George Sand, Correspondance, éd. G. Lubin, Paris, Classiques Garnier, 1964-1991, « A Gabriel Falampin, 14 janvier 1848 », t. XXV, p. 531.
[66] Les illustrations de Maurice Sand sont disponibles sur Mémonum, la bibliothèque numérique patrimoniale de Montpellier Méditerranée Métropole.