Cinq siècles d’illustrations de Rabelais
- Nicolas Le Cadet
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Fig. 4. Songes drolatiques de
Pantagruel
, 1565

Fig. 5. Songes drolatiques de
Pantagruel
, 1565

Fig. 6. B. Pellerin, frontispice
de l’Ile Sonnante, v. 1562/1575

Fig. 7. B. Pellerin, illustration de l’Ile Sonnante (?),
v. 1562/1575

Fig. 8. B. Pellerin, illustration des Chats-fourrés (?),
v. 1562/1575

Drôleries parisiennes

 

Dans les années qui suivent la publication de l’Isle sonante (1562) et du Cinquiesme livre (1564), soit plus de dix ans après la mort de Rabelais (1553), l’illustration de ses livres connaît un important renouveau grâce au travail de deux artistes évoluant dans le milieu de l’édition parisienne.

Le premier est l’auteur anonyme des cent-vingt planches des Songes drolatiques de Pantagruel, où sont contenues plusieurs figures de l’invention de maistre François Rabelais : et derniere œuvre d’iceluy, pour la recreation des bons esprits, publiés en 1565 par l’imprimeur parisien Richard Breton [44]. Ces figures hybrides (religieux-soldat, homme-femme, homme-animal, homme-machine), saturées de références satiriques à l’Eglise catholique, connaîtront une fortune considérable jusqu’à aujourd’hui – il n’est que de songer à la réinterprétation qu’en proposera Salvador Dalí [45]. Elles sont attribuées à Rabelais lui-même, à la fois dans le titre de l’ouvrage – qui introduit le mot « drolatique » dans la langue français – et dans l’épître au lecteur : « La grande familiarité que j’ay eue avec feu François Rabelais m’a incité (amy lecteur) voire contraint de mettre ceste derniere de ses œuvres en lumiere ». L’affirmation a été prise au sérieux, comme en témoigne par exemple le neuvième et dernier tome de l’édition dite variorum d’Esmangart et Eloi Johanneau (1823) qui reproduit Les Songes drolatiques comme s’il s’agissait d’une « œuvre posthume » de Rabelais [46]. Mais Jean Porcher puis Michel Jeanneret ont montré qu’il s’agissait très certainement de l’œuvre de François Desprez, l’auteur du Recueil de la diversité des habits (1562), illustré de cent-vingt-et-une gravures sur bois et publié chez le même Richard Breton. Après l’épître au lecteur, les cent-vingt planches se succèdent sans interruption : elles sont numérotées et imprimées recto verso, en pleine page, sans légendes ni commentaires explicatifs (figs 4 et 5). Elles fonctionnent donc davantage comme un « recueil d’estampes » [47] que comme un livre illustré – et a fortiori comme une illustration du texte rabelaisien, même si les créatures qui s’y déploient, inspirées de Bosch, de Bruegel l’Ancien, de l’art des grotesques mais aussi des estampes de propagande protestante, ne sont pas sans évoquer certains des monstres rencontrés par les voyageurs des Quart et Cinquiesme livre au cours de leur périple maritime – ainsi que la virulente satire religieuse qui caractérise ces ouvrages. On songe en particulier à Quaresmeprenant, à Antiphysie et sa progéniture (les « monstres difformes et contrefaicts en despit de Nature »), aux Gastrolatres, au clergé de l’Ile Sonnante ou encore aux frères Fredons.

L’autre artiste est Baptiste Pellerin, dessinateur et peintre actif à Paris entre 1543 et 1575. Longtemps tombé dans l’oubli, il apparaît aujourd’hui comme l’un des principaux maîtres illustrateurs de son temps, grâce à de récents travaux qui lui ont notamment restitué des œuvres attribuées jusqu’alors au graveur Etienne Delaune [48]. C’est à Baptiste Pellerin qu’on a aussi attribué sept dessins de « drôleries » – le mot apparaît au dos de l’une des feuilles – acquis par le Louvre en 2011 et qui doivent être rapprochés d’un frontispice, également acquis en 2011 et conservé au sein du département des arts graphiques du musée. La provenance, la destination et même la date exacte de ces huit dessins restent un mystère. Il est possible qu’il s’agisse d’un matériau destiné à une édition illustrée de l’Ile Sonnante – on connaît d’ailleurs plusieurs exemples de collaboration entre Baptiste Pellerin et des écrivains [49]. De fait, comme l’ont montré Frank Lestringant et Dominique Cordellier [50], le frontispice (fig. 6) et l’un des dessins (fig. 7) semblent clairement illustrer l’épisode anticlérical de l’Ile Sonnante, habitée par des oiseaux en cage représentant les différents degrés de l’Eglise romaine : « Clergaux, Monagaux, Prestregaux, Abbegaux, Evesgaux, Cardingaux et Papegaut, qui est unique en son espece » (CLII). Et un autre dessin (fig. 8) pourrait être inspiré de l’épisode des Chats-fourrés, ces magistrats du Cinquiesme livre aux « griphes tant fortes, longues, et asserées, que rien ne leurs eschappe » (CLXI). Pour le reste, l’influence rabelaisienne est moins certaine, même si on y retrouve la même veine satirique anti-cléricale et le même goût pour la peinture des monstres.

 

Les éditions illustrées de Rabelais au XVIIIe siècle

 

Dans la mesure où les bois gravés des premières éditions de Rabelais ne sont en général pas conçus pour illustrer ses œuvres, et que, pendant plus de cent ans, les éditions publiées après 1552 sont dépourvues de vignettes [51] en dehors de la bouteille du Cinquiesme livre ou des quelques portraits censés représenter Rabelais [52], la première véritable mise en images des œuvres de Rabelais est finalement très tardive. Henri Zerner choisit ainsi 1682 comme terminus a quo de sa « liste des éditions illustrées de Rabelais », placée en annexe de son article [53].

Comme le remarque en effet Paul J. Smith, chacun des deux volumes des Alle de Geestige Werken (Amsterdam, Jan ten Hoorn, 1682), traduction néerlandaise des Œuvres complètes de Rabelais par Nicolas Jarichides Wieringa, comporte un frontispice illustré, peut-être dû à Johannes Jacobsz van den Aveele (c. 1655-1727). Il s’agit de la deuxième traduction néerlandaise de Rabelais, après celle de la Pantagrueline Prognostication, publiée sous le titre de Lieripe (Anvers, Cornelis van de Kerkhove, 1562) – qui comporte aussi une page de titre illustrée, mais dont le bois a déjà utilisé au préalable. Le frontispice du tome I des Werken représente Rabelais à sa table de travail, entouré de quatre personnages ; à droite, Pantagruel est figuré de dos, cerné par des humains très petits en comparaison de lui ; à l’arrière-plan, sept cartouches représentent diverses scènes qu’il n’est pas toujours aisé de rattacher au texte rabelaisien. Sur le frontispice du tome II, Rabelais est assis dans un carrosse tiré par une mule, chevauchant vers une mer agitée à droite ; en haut de la page, cinq cartouches figurent des scènes qui font de vagues allusions à des épisodes rabelaisiens.

L’illustration de cette traduction de 1682 est toutefois limitée aux frontispices, et il faut donc attendre le XVIIIe siècle, « le siècle de la vignette » selon la formule des frères Goncourt [54], pour que la mise en images des textes rabelaisiens se mette réellement en place. Quatre étapes peuvent être distinguées. Tout d’abord, en 1711, la fameuse édition en six volumes in-8° des Œuvres de Maître François Rabelais par Jacob Le Duchat (Amsterdam, Henri Desbordes) est pourvue de six images : un frontispice de Rabelais en train d’écrire puis un portrait, tous les deux de la main de Willem de Broen (1686-1748), ainsi que quatre gravures dépliantes représentant la Devinière, la chambre de Rabelais, vue de l’intérieur puis de l’extérieur, et enfin une carte des environs de Chinon.

 

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[44] Sur cet ouvrage, voir les éditions de Jean Porcher (Paris, Mazenod, 1959) et de Michel Jeanneret (Editions [WVA], La Chaux-de-Fonds, 1989 ; rééd. introduction de Michel Jeanneret, postface de Frédéric Elsig, Genève, Droz, 2004), ainsi que l’essai de Pierre Jourde (Portrait des mouches, Sur les songes drolatiques de Pantagruel, L’Archange Minotaure, 2007) et l’étude de Lise Wajeman, « Les Songes drolatiques de Pantagruel : ce que le songe monstre », dans Traduire le rêve, dir. M. Anselmo et M. Wada, Etudes de Langue et Littérature françaises de l’Université Seinan-Gakuin, n°53, Presses de l’Université Seinan-Gakuin, Fukuoka (Japon), 2010, pp. 37-55.
[45] Les Songes drolatiques de Pantagruel. 25 interprétations de Salvador Dali, Genève, Editions Celamy, 1973.
[46] Œuvres de Rabelais. Edition variorum..., éd. Esmangart et Eloi Johanneau, t. 9, Paris, Dalibon, 1823.
[47] Anna Baydova, Illustrer le livre. Peintres et enlumineurs dans l’édition parisienne de la Renaissance, Tours, Presses universitaires François-Rabelais, 2023, p. 35.
[48] Valérie Auclair, « Etienne Delaune dessinateur ? Un réexamen des attributions », dans Renaissance en France, renaissance française ?, dir. M. Bayard et H. Zerner, Paris, Somogy Editions d’Art, 2009, pp. 143-160 ; Marianne Grivel, Guy-Michel Leproux et Audrey Nassieu Maupas, Baptiste Pellerin et l’art parisien de la Renaissance, Presses universitaires de Rennes, 2014. Sur les liens entre Baptiste Pellerin et Antoine Desprez, voir pp. 58-61.
[49] Anna Baydova, Op. cit., « Pellerin et les auteurs », pp. 207-214.
[50] Frank Lestringant, « “L’Isle sonante” et la sphère du monde : à propos de sept dessins de “drôlerie” attribués à Baptiste Pellerin », dans Illustrations inconscientes. Mélanges en l’honneur de Tom Conley, dir. Bernd Renner et Philip John Usher, Paris, Classiques Garnier, 2014, pp. 93-112 ; Dominique Cordellier, « Précisions sur quelques “drôleries” rabelaisiennes de Baptiste Pellerin », dans Inextinguible Rabelais, dir. M. Huchon, N. Le Cadet et R. Menini, Paris, Classiques Garnier, 2021, pp. 495-516.
[51] Pour les éditions de Rabelais jusqu’en 1626, voir NRB 47-93. L’édition des Œuvres de Maître François Rabelais en deux volumes, publiée en 1663 à Amsterdam chez les frères Elzevier, après trente-sept années de creux éditorial, ne présente pas non plus d’illustrations.
[52] Mireille Huchon, « Rabelais au gré de ses éditions », L’Année rabelaisienne, n° 4, 2020, pp. 57-71.
[53] Henri Zerner, « Rabelais en images », art. cit., pp. 528-533. On peut aussi mentionner les Spencer Grotesques, conservés à New York (Public Library, Spencer Collection) : il s’agit d’« un exemplaire des Œuvres de Rabelais paru en deux volumes à Rouen en 1669 » et « remonté en trois tomes afin d’inclure des planches bricolées en guise d’illustrations ». Voir Rire en images à la Renaissance, dir. Francesca Alberti et Diane H. Bodart, Turnhout, Brepols, 2018, « Introduction », p. 38.
[54] Jules et Edmond Goncourt, L’Art du dix-huitième siècle, second volume, Paris, Dentu, 1882, p. 7. Cité par Christophe Martin dans son ouvrage Dangereux Suppléments. L’Illustration du roman en France au XVIIIe siècle (Paris, Peeters, 2005, p. 1), qui met en avant trois fonctions de l’image dans le roman avec figures du XVIIIe siècle : « décorer une page, interpréter un texte, éveiller un imaginaire » (p. 25).