Dans la lignée des travaux de son père, Marianne Gendre Loutsch propose ici la première étude d’ampleur de ce manuscrit : elle met en lumière les principes thématiques, chromatiques et esthétiques qui organisent les planches, l’extraordinaire culture de Charles Humbert – qui va de l’enluminure médiévale à l’Art Nouveau, en passant par la peinture de la Renaissance, les éditions humanistes et le style maniériste –, et sa connaissance étroite du texte de Rabelais dont il illustre non seulement les séquences narratives, mais aussi les commentaires et les passages descriptifs. Le résultat est extraordinaire et mériterait d’être mieux connu [114]. Il s’agit en effet d’un support ludique et heuristique de premier plan pour tout amateur de Rabelais, dans la mesure où chaque planche offre une myriade d’allusions au texte que le lecteur est mis au défi d’identifier. Ainsi, sur la planche 12 (fig. 59), qui retranscrit les chapitres XVI et XVII de Gargantua, on reconnaît en haut à gauche la grande jument amenée par mer, depuis l’Afrique, sur quatre navires (« troys carracques et un brigantin ») : accoudé au rebord d’une fenêtre, le géant la regarde arriver. En bas à gauche, au milieu d’une forêt déboisée, la jument ressurgit, conforme à la description qu’en propose Rabelais au début du chapitre XVI : gigantesque, les sabots fendus en doigts, les oreilles pendantes, une petite corne au cul et une queue avec des crins hérissés. Seule la couleur change puisque sa robe est grise et non alezan brûlé. Monté sur la jument et faisant route vers Paris, Gargantua est reconnaissable à son pantalon rouge, son pourpoint blanc et bleu, son chapeau à plume rouge et ses bottes fauves que son père lui a données. De part et d’autre chevauchent Eudémon (jeune garçon vêtu d’une tunique rouge et d’un bonnet vert) et Ponocrates (barbu, dans la force de l’âge, recouvert d’un bonnet bleu). On retrouve le trio de personnages à quatre autres reprises sur la planche : à gauche, assoupis dans une clairière ; au milieu, puis en haut à droite, « faisant tousjours grand chere » en galante compagnie ; enfin, à droite, dans une imitation de grisaille, déambulant dans les rues de Paris où ils font à nouveau « chere lye » durant deux ou trois jours. La planche représente également les grandes étapes du chapitre XVII, lorsque le géant est contraint de se « reposer suz les tours » de Notre-Dame de Paris (en bas à droite), qu’il tire « sa mentule en l’air » pour compisser les Parisiens (en haut), qu’il fait « sonner bien harmonieusement » les cloches de Notre-Dame (en bas à droite) et qu’il discute avec des théologiens de la Sorbonne désireux de les récupérer (un peu au-dessus). Le flot d’urine qui jaillit de la royale mentule traverse l’enluminure, tel une pluie d’or, depuis le haut vers le bas et la gauche pour atteindre un groupe très dense de personnages, représentant les Parisiens (en costumes et hauts de forme) et les Parisiennes (en robe). En bas à droite, deux gargouilles surgies de la végétation versent du vin, offrant un contre-point bachique à la miction du géant. En dépit de la multitude d’épisodes représentés, la planche parvient à garder une forte unité chromatique et thématique : une forêt luxuriante et estivale (ce que vient confirmer la présence solaire de deux tournesols) domine en effet l’ensemble. C’est « l’ample forest » que traversent Gargantua et ses compagnons pour se rendre à Paris, alors que le temps est « serain et bien attrempé ». Mais le peintre en profite aussi pour rendre hommage aux enlumineurs médiévaux qui ornent volontiers leurs manuscrits de végétaux. Les femmes, le plus souvent nues, qui peuplent cette forêt – Eves sensuelles ou dryades de la mythologie se prélassant, sortant des branchages et grimpant dans les arbres – semblent d’ailleurs se substituer aux drôleries des enluminures. Bien sûr, ces femmes sont totalement absentes des chapitres XVI et XVII, mais elles servent surtout ici d’ornement. Pour le reste, Charles Humbert se montre fidèle à la lettre et même à l’esprit d’un texte caractérisé par son foisonnement narratif.
Une « installation drolatique » : Gérard Garouste en Rabelaisie
La confrontation des artistes avec le texte rabelaisien prend parfois des formes très originales, à l’instar de La Dive Bacbuc, installation drolatique sur la lecture de Rabelais (1998) de Gérard Garouste. Dans cette œuvre circulaire de 2,85 mètres, composée de toiles dressées et peintes recto verso, douze ouvertures sont ménagées en forme d’œilletons de différentes tailles : elles révèlent douze scènes peintes à l’intérieur de la toile, inspirées des cinq livres, depuis la dispute par gestes avec Thaumaste (P, XIX) jusqu’à l’épisode de la Dive Bouteille (CL, XXXIII-XLVII), en passant par le dialogue du torchecul (G, XIII), la consultation de la Sibylle de Panzoust (TL, XVI) ou encore la fable de Couillatris et de Mercure (QL, prol.). Pour Myriam Marrache-Gouraud, La Dive Bacbuc vise moins à illustrer le texte rabelaisien qu’à en saisir la quintessence, le secret qui s’y cache : le visiteur découvre l’œuvre progressivement, d’abord l’extérieur, puis l’intérieur, selon les hasards de la déambulation, ce qui n’est pas sans évoquer le travail du chien-lecteur dans le prologue de Gargantua.
Dans son article « Rabelais en images », Henri Zerner affirmait que « le monde de Rabelais est le fruit d’un imaginaire polymorphe et multi-sensoriel que l’image graphique, trop spécifique, appauvrit » [115] : « les images n’ont pas de prise sur le texte qui n’en reçoit à peu près aucun lustre » [116]. A l’issue de ce vaste parcours historique, qui nous a mené des bois gravés du XVIe siècle aux chefs-d’œuvre de Devéria, Doré, Robida, Humbert, Dubout et Derain, des Songes drolatiques de Desprez à « l’installation drolatique » de Garouste, des sages géants de Dubourg aux femmes lascives de Garnier, des officines lyonnaises de la Renaissance aux maisons d’éditions pour la jeunesse et aux cercles de bibliophiles contemporains, nous souhaiterions conclure au contraire sur une note beaucoup plus enthousiaste : le texte rabelaisien a toujours constitué un inépuisable réservoir d’images pour les artistes, en mesure de stimuler leur créativité. Et en retour, les illustrations, par la diversité même de leur facture et de leurs inspirations, donnent une idée non seulement des variations de l’interprétation morale et esthétique du texte à travers les âges, mais aussi de l’audace narrative, de la puissance verbale, de la polyphonie et de l’érudition d’une fiction proprement inextinguible. La foisonnante « culture visuelle » engendrée par les livres rabelaisiens n’est en effet qu’un hommage rendu à leur infinie fécondité. Rabelais, « l’humble architriclin » [117], a veillé à ce que le vin ne manque jamais pour ses lecteurs : « Ainsi demeurera le tonneau inexpuisible. Il a source vive, et vene perpetuelle » [118].
[114] Marianne Gendre Loutsch publiera prochainement une monographie sur le Gargantua d’Humbert chez l’éditeur neuchâtelois Alphil.
[115] Henri Zerner, « Rabelais en images », art. cit., p. 525.
[116] Ibid., p. 527.
[117] Rabelais, Œuvres complètes, éd. M. Huchon, Lettre à Antoine Hullot, p. 1019.
[118] TL, prol., p. 351.