Cinq siècles d’illustrations de Rabelais
- Nicolas Le Cadet
_______________________________

pages 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10

Fig. 2. La vie inestimable du grand
Gargantua
..., 1537

Fig. 3. La vie inestimable du grand
Gargantua
..., 1537

Il faut attendre 1537-1538 pour qu’apparaissent les premières éditions amplement illustrées de Pantagruel et de la Pantagrueline Prognostication [21], ainsi que de Gargantua [22] et même d’un ouvrage pararabelaisien, le Disciple de Pantagruel [23]. On les doit à l’imprimeur lyonnais Denis de Harsy, connu pour avoir imprimé une collection d’élégants petits livres français illustrés pour Romain Morin (1530-1532) [24]. Non seulement Harsy recourt pour la première fois dans l’histoire éditoriale rabelaisienne aux caractères romains et à une mise en page beaucoup plus aérée [25], mais il insère trente-neuf vignettes [26] dans son édition de Pantagruel et de la Pantagrueline Prognostication (vingt-six différentes) et cinquante-neuf dans son édition de Gargantua (vingt-huit différentes). Pour Pantagruel comme pour Gargantua, on trouve des bois sur la page de titre, en tête du prologue et de chacun des chapitres (trente-deux pour Pantagruel et cinquante-six pour Gargantua), mais aussi à l’intérieur du chapitre XX de Pantagruel, avant le rondeau que Panurge offre à la « haulte dame de Paris », puis à l’intérieur du chapitre XX de Gargantua, avant la liste des jeux du géant – ce qui annonce la création d’un chapitre entièrement dévolu à cette liste dans l’édition que publiera François Juste en 1542. Ils assurent ainsi la lisibilité du texte et permettent de baliser la lecture [27]. Leur fonction proprement illustrative est en revanche très relative, dans la mesure où il s’agit de réemplois et que c’est l’imprimeur qui choisit dans son stock l’image qui lui paraît convenir le mieux à tel ou tel emplacement. Il arrive même que l’image n’entre pas du tout en dialogue avec le texte, comme c’est le cas par exemple pour certaines des images amoureuses et courtoises que l’on aurait plus volontiers attendues dans un roman sentimental, genre alors très en vogue dans le milieu éditorial lyonnais [28]. Quelques bois font toutefois exception, comme celui qui sert pour la page de titre de Gargantua – on y voit, accompagné de sa femme et de son fils, un géant tenant dans sa poche trois petites personnes (fig. 2) –, ou celui qui ouvre le dernier chapitre : il représente une partie de jeu de paume, ce que décrivent précisément les cent-huit décasyllabes de l’énigme en prophétie selon l’interprétation qu’en propose frère Jean (fig. 3). Ils pourraient bien avoir été spécifiquement gravés à l’occasion des travaux d’édition de Rabelais [29].

Les livres de Harsy exerceront une influence considérable sur l’histoire éditoriale rabelaisienne. Ils ont en particulier servi de modèle aux éditions de Pantagruel et de la Pantagrueline Prognostication [30] puis de Gargantua [31] publiées chez François Juste en 1542 et considérées comme les dernières revues par l’auteur. Si Juste renonce aux caractères romains au profit de la gothique bâtarde, il reprend en revanche à Harsy la disposition verticale des listes ainsi que la présentation plus aérée des pages. En particulier, alors que ses précédentes éditions ne contenaient pas de vignettes (à l’exception d’une pour le Pantagruel et la Pantagrueline Prognostication de 1537 [32] et de deux pour le Gargantua de 1537 [33]), Juste en utilise désormais dix-neuf dans son Pantagruel et sa Pantagrueline Prognostication de 1542 (huit différentes) et dix-sept dans son Gargantua de 1542 (neuf différentes). Certes, il renonce à placer comme Harsy une vignette en tête de chaque chapitre, mais l’évolution est tout de même notable.

De même, c’est à partir d’un exemplaire des éditions Harsy qu’Etienne Dolet réalise en 1542 ses éditions pirates de Pantagruel, la Pantagrueline Prognostication et le Disciple de Pantagruel [34] puis de Gargantua [35]. Les bois gravés utilisés sont très proches de ceux de Harsy, qui leur ont visiblement servi de modèle. L’édition de Pantagruel, la Pantagrueline Prognostication et le Disciple de Pantagruel comporte quarante-neuf vignettes (quatorze différentes) – dont trente-quatre pour le seul Pantagruel, en tête du prologue, de chacun des trente-deux chapitres, et avant le rondeau du chapitre XXV – et celle de Gargantua cinquante-neuf (quatorze différentes), situées en tête du prologue et des cinquante-six chapitres, et avant la liste des jeux.

Pierre de Tours, qui hérite du matériel de Juste, publie aussi sous son nom une édition non datée, richement illustrée, de Gargantua, Pantagruel et la Pantagrueline Prognostication [36]. Puis, en 1547, une édition copieusement illustrée des trois premiers livres de Rabelais et de la Pantagrueline Prognostication sort des presses de Claude La Ville, prétendument à Valence [37]. La page de titre du Tiers livre en fait d’ailleurs un argument publicitaire puisqu’on y lit la précision suivante : « Nouvellement imprimé, reveu, et corrigé, et de nouveau istorié ». Dans la mesure où les premières éditions du Tiers livre de 1546 ne comprenaient pas d’illustrations [38] – ce qui sera aussi le cas du Tiers livre de 1552 [39] –, il s’agit en fait d’une nouveauté totale, quand bien même les bois sont manifestement copiés du matériel iconographique lyonnais. De même, les quatre états conservés du Quart livre partiel (trois éditions sorties des presses de De Tours [40] et une contrefaçon anonyme de l’édition La Ville, 1547 [41]) contiennent chacun douze vignettes, avant le prologue et les onze chapitres. Les illustrations disparaissent en revanche des éditions du Quart livre de 1552 [42] et du Cinquiesme livre [43], à l’exception de la gravure de la Dive Bouteille.

 

>suite
retour<
sommaire

[21] NRB 10.
[22] NRB 21.
[23] NRB 131.
[24] William Kemp, « Les petits livres français illustrés de Romain Morin (1530-1532) et leurs dérivés immédiats », dans Il rinascimento a Lione, dir. Antonio Possenti et Giulia Mastrangelo, Rome, Edizioni dell’Ateneo, 1988, t. 1, pp. 467-525.
[25] Voir Henri-Jean Martin, La Naissance du livre moderne, Op. cit., « Les libraires lyonnais de Rabelais », pp. 219‑224 ; Raphaël Cappellen et Paul J. Smith, « Entre l’auteur et l’éditeur : la forme-liste chez Rabelais », L’Année rabelaisienne, n° 1, 2017, pp. 121-144 (pp. 125-126).
[26] Pantagruel est orné de trente-cinq vignettes et la Pantagrueline Prognostication de quatre vignettes.
[27] Sur cette fonction attribuée à l’image dans de nombreux livres illustrés de la Renaissance, voir Jean-Marc Chatelain et Laurent Pinon, « Genres et fonctions de l’illustration au XVIe siècle », art. cit., pp. 244-248 (« L’image et l’ordre narratif : la scansion du texte »).
[28] Véronique Duché-Gavet et Trung Tran, « Par les images et par le texte. Pour un Rabelais sentimental ? », dans Rabelais et l’hybridité des récits rabelaisiens, dir. D. Desrosiers et al., Etudes rabelaisiennes, LVI, Genève, Droz, 2017, pp. 227-248. Pour le Gargantua de Harsy, les deux critiques comptabilisent ainsi huit bois sentimentaux introduisant dix-neuf des cinquante-six chapitres.
[29] Raphaël Cappellen, « L’Enigme en prophétie, entre dualité auctoriale et pluralité interprétative (Gargantua, LVIII) », Op. cit., revue des littératures et des arts, « Agrégation Lettres 2018 », n° 17, automne 2017, mis à jour le 7 novembre 2017.
[30] NRB 12.
[31] NRB 23.
[32] NRB 11.
[33] NRB 22.
[34] NRB 13.
[35] NRB 24.
[36] NRB 27.
[37] NRB 38.
[38] NRB 28-35.
[39] NRB 36-37.
[40] NRB 41-43.
[41] NRB 39.
[42] NRB 45-52.
[43] NRB 54-57.