Cinq siècles d’illustrations de Rabelais
- Nicolas Le Cadet
_______________________________

pages 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10

Fig. 50. Œuvres de François
Rabelais…
, 1854

Fig. 51. G. Doré, « Je croi que
ces maroufles veulent que je leur
paye ici ma bien-venue », 1854

Fig. 52. G. Doré, « Les pauvres diables de moines ne
sçavaient auquel de leurs saincts se vouer », 1854

Fig. 53. G. Doré, « Sucçants
bien fort les bourses des parties,
engendrent à leur procès, têtes,
pieds, gryphes, becs, dents, etc. », 1854

Fig. 54. G. Doré, « La septiesme, à la croupe d’une
montagne, sous un grand et ample chastaigner, leur
fut monstrée la maison de la vaticinatrice », 1854

Les deux Rabelais de Gustave Doré (1854/1873)

 

En 1854 paraît chez J. Bry une édition bon marché des Œuvres de Rabelais, qui prend la forme d’un in-octavo de 340 pages utilisant du papier de mauvaise qualité. Le texte des cinq livres, disposé sur deux colonnes, est enrichi de cent-quatre illustrations de Gustave Doré (1832-1883) : quinze planches hors-texte et quatre-vingt-neuf vignettes gravées sur bois – ce qui en fait l’édition de Rabelais la plus richement illustrée à cette date. Doré, qui n’a alors que vingt-deux ans, s’était surtout fait connaître jusqu’ici par ses caricatures d’actualité. C’est la première fois qu’il entreprend d’illustrer un chef-d’œuvre de la littérature. Le succès sera considérable – on ne compte pas moins de cinq rééditions [67] – et marque un tournant majeur dans la carrière de l’artiste.

Le frontispice (fig. 50) en dit long sur sa conception épique du patrimoine littéraire [68]. Il met en scène trois groupes de personnages de taille différente. Tout en haut, un Rabelais géant tient un grand livre ouvert sur les premières pages de La vie treshorrificque du grand Gargantua, pere de Pantagruel. Il est entouré de trois personnages, légèrement en retrait : Socrate, Homère et une troisième figure – peut-être Aristote. Dans la partie inférieure de l’image, devant le livre, se tiennent des personnages de taille moyenne : ce sont les grands écrivains des XVIe-XIXe siècles qui puisent leur inspiration dans le livre du Maître. Enfin, tout en bas, une foule d’admirateurs de toute petite taille se rue vers des ouvrages que leur tendent deux de ces écrivains : Alain-René Lesage (pour Gil Blas) et Molière (pour Tartuffe et Les Fourberies de Scapin). En une image frappante qui, comme dans la fiction pantagruélique, joue sur les changements d’échelle, Doré parvient à évoquer simultanément les modèles antiques de Rabelais et les écrivains qu’il a lui-même fécondés. L’image fait écho au prologue de Gargantua, avec les figures de Socrate le silène (qui sert d’imageant au « livre seigneurial » vanté par Alcofribas) et d’Homère parangon de tous les philologues. Mais il s’agit aussi d’illustrer la dernière phrase de la notice historique de Paul Lacroix, en tête de l’édition (« Rabelais, le plus grand génie de son époque, n’a pas fait seulement ce roman si comique, si profond, si vaste, si sublime, qui survivra même à la langue française, il a fait de plus Molière, La Fontaine, Lesage et Paul-Louis Courier » [69]). Châteaubriand ne disait pas autre chose dans le passage de son Essai sur la littérature anglaise (1836) consacré « aux génies-mères » : « Rabelais a créé les lettres françaises ; Montaigne, La Fontaine, Molière, viennent de sa descendance ». La réflexion rabelaisienne sur la filiation, rappelée par le titre au centre de la page (« Gargantua, père de Pantagruel »), est ainsi réinterprétée sur le plan de l’histoire de la littérature. Le livre de fiction gigantale, occupant la moitié de l’image, donne naissance à d’autre livres qui, à la manière de la chaîne d’inspirés décrite par Socrate dans le Ion de Platon, stimuleront à leur tour l’imagination et la créativité de générations de lecteurs.

Pour autant, il ne s’agit pas pour Doré de s’effacer devant ce génie-mère qu’est Rabelais et de se contenter d’illustrer servilement ses cinq livres. Bien au contraire, il entend aussi faire œuvre d’auteur et déployer pleinement son propre imaginaire. De fait, s’il rend bien compte de la veine satirique et bouffonne du texte d’origine, comme lorsqu’il représente le « pissefort » de Gargantua (fig. 51), la débandade burlesque des moines de Seuilly (fig. 52) ou encore les gens de justice suçant « bien fort et continuellement les bourses des parties » (TLXLII) (fig. 53), le Rabelais de Doré se caractérise aussi par une atmosphère très personnelle, qui s’inscrit dans la tradition du romantisme noir et qui est marquée par un goût pour le fantastique et pour les scènes nocturnes ou crépusculaires [70], à l’instar du paysage donnant sur la chaumière de la Sibylle de Panzoust, avec son immense châtaigner aux branches tortueuses recouvertes de corbeaux et ses autres créatures au symbolisme infernal : chat, serpents, chauves-souris, crapauds, hiboux et autres marabouts dont les ombres inquiétantes se projettent sur un plan d’eau (TLXVII) (fig. 54).

Près de vingt ans plus tard, en 1873, sous la Troisième République, paraît chez Garnier frères une nouvelle édition des Œuvres de Rabelais illustrée par Doré. C’est un cas unique dans la carrière de l’artiste : à aucun autre moment, il n’est revenu sur un texte qu’il a déjà mis en image. Mais le projet est totalement différent : il s’agit cette fois d’un in-folio de grand luxe en deux volumes, orné de six-cent-cinquante-huit vignettes dans le texte (non légendées contrairement à la première édition) et de soixante-et-une planches hors-texte [71]. De tels chiffres, totalement inédits dans l’histoire de l’édition rabelaisienne, font écho au gigantisme de l’œuvre. La comparaison des illustrations de 1854 – dont la quasi-totalité est reprise – et de celles de 1873 permet de mesurer l’évolution stylistique de l’artiste. De plus, comme le montre ici Philippe Kaenel, l’entreprise artistique et commerciale que fut l’édition de 1873 est éclairée par un grand nombre de documents précieux : le contrat entre Doré et la maison Garnier, daté du 17 juillet 1868 ; le cahier contenant la répartition des bois, des sujets, des formats aux divers graveurs ; une lettre écrite par Doré à son éditeur en 1872 ; les épreuves de gravures sur bois (« fumés ») conservées à la Bibliothèque nationale ; mais aussi la migration des illustrations vers d’autres supports : aquarelles, peintures, eaux-fortes ou encore sculptures.

En 1854, l’année du premier Rabelais, Doré fait également paraître, chez le même éditeur J. Bry, l’Histoire dramatique, pittoresque et caricaturale de la sainte Russie, une « histoire en images » (ancêtre de la bande dessinée) qui, comme le montre Lionel Piettre, noue un dialogue permanent avec Gargantua. Le dessinateur-narrateur de l’histoire de la Russie, depuis les origines jusqu’au XIXe siècle, s’inscrit en effet dans les pas d’Alcofribas, l’historiographe bonimenteur des chroniques pantagruéliques, et de Rabelais lui-même, présenté comme le « premier et seul véritable historien de la Russie ». Le texte qui accompagne les 543 dessins gravés multiplie par ailleurs les références à des épisodes clefs de Gargantua, qu’il s’agisse de la naissance du géant, de son éducation ou encore de la séance du conseil de guerre de Picrochole. Rabelais semble même avoir nourri la créativité aussi bien lexicale que graphique de Doré. Dans le contexte de la guerre de Crimée (1853-1856) opposant l’Empire russe à une coalition formée de l’Empire ottoman, de l’Empire français, du Royaume-Uni et du royaume de Sardaigne, Doré met ainsi la langue et le rire rabelaisiens au service d’une propagande anti-russe, comme pour mieux exorciser le souvenir de la malheureuse campagne de Russie (1812).

 

>suite
retour<
sommaire

[67] Henri Le Blanc, Catalogue de l’œuvre complet de Gustave Doré, éd. Ch. Bosse, Librairie, Paris, 1931, pp. 285-290.
[68] Nous développons ici certaines pistes suggérées par Philippe Kaenel, « Le livre en représentations : Gustave Doré et Rabelais », Nouvelles de l’estampe, 2023, « Gustave doré et le livre illustré ».
[69] Cité par Philippe Kaenel, Ibid., p. 8.
[70] Voir Fantasy and Faith: The Art of Gustave Doré, dir. Eric Zafran, Robert Rosenblum and Lisa Small, London, Yale University Press, 2007 ; et Gustave Doré (1832-1883). L’imaginaire au pouvoir, dir. Philippe Kaenel, Paris, Flammarion, 2014.
[71] Pour le tome 1, Henri Le Blanc (Op. cit., p. 291) mentionne un portrait de Rabelais hors-texte (frontispice), 29 planches hors-texte et 407 vignettes ; pour le tome 2, 31 planches hors-texte et 251 vignettes. 98 des 104 gravures de l’édition de 1854 ont été reprises et 7 vignettes proviennent des Contes drolatiques de Balzac (Société Générale de Librairie, 1855). Voir aussi René Favret, Deux illustrateurs de Rabelais. Gustave Doré. Albert Robida, Tours, René Favret, 2007.