La parole chrétienne en écritures chamaniques.
Les pratiques textuelles du Père Paul Vial
chez les Yi-Sani (Chine) (1887-1917)

- Aurélie Névot
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Fig. 5. La Création du ciel et de
la terre
, 1909

Fig. 6. A. Le Roy, La Religion en
leçons et en images

Le prêtre précisa par ailleurs avoir dû « spiritualiser » certains termes « matériels » : « du langage ordinaire on prendra : laver, recevoir, pain, vin, désirer, commander, etc.; Mais il sera plus difficile de trouver : société, repentir, prière, se confesser (s’accuser soi-même), jeûne, abstinence, apparence, ordre etc. » [40] (Ibid.). C’est pourquoi Vial créa de nouvelles expressions : l’idée de société étant inexistante chez les Sani (selon lui, « la chose leur est inconnue »), il utilisa ce qu’il nomma une « numérale », « c’est-à-dire une préposition de classe pour indiquer la réunion des objets d’une même nature. Ainsi on dira “tso tibou”, une réunion d’hommes, aussi bien que “louma tibou”, un tas de pierres. L’Eglise est la réunion des justes ; nous dirons donc “roma tibou” et nous aurons créé un terme catholique » (Ibid.). Remarquons que dans le néologisme « roma » qu’il créa pour transcrire phonétiquement « Rome », le terme ro employé ici par Vial dans  signifie « pur », « purification ». Il est issu du répertoire propre aux bimo : seuls ces derniers utilisent ce phonème et en connaissent le sens contrairement à d’autres termes qui, s’ils sont indéchiffrables par les non initiés, se rapprochent phonétiquement de la langue vernaculaire des Yi-Sani. En associant  par ailleurs « catholique » à « universel », « c’est-à-dire partout sur la terre », Vial rechercha l’expression locale signifiant « sur toute la terre ». Cette dernière étant « mi ti ké », « Eglise romaine catholique » devint « mi ti ké Romatibou ». « Niarochetso » c’est-à-dire « les hommes qui se sont conservés très purs dès leur enfance » fut utilisé pour traduire « virginité ».

Vial ne rapporta qu’une seule fois la réaction des Yi-Sani à propos des expressions qu’il créa. Il remarqua ainsi : « il est facile de leur faire admettre des choses insolites pour eux. Ainsi quand il fallut traduire dans l’Ave Maria, le passage “ le fruit de vos entrailles”, j’étais fort anxieux. Impossible de dire autrement que “le fils de votre ventre” (epika gniza Jesou). Arrivé à ce passage, les filles rirent un bon coup, mais depuis lors, elles n’y font plus attention. Il en sera de même des ailes (ailes des anges) » (Vial, 06 01 1905). De fait, malgré de nombreuses erreurs, d’incompréhensions ou encore de quiproquo provoqués par l’emploi de termes proprement chamaniques (la pureté au sens des bimo ne renvoie aucunement à la virginité mais à des ablutions impliquant l’utilisation d’eau et d’herbes particulières), le prêtre pensait être sur la « bonne voie » :

 

je commence fortement à me lolotiser, non seulement dans mon cœur, ce qui est fait depuis longtemps, mais aussi dans mes habitudes et dans mon langage ; les livres lolos m’entrouvrent leurs secrets et je commence à entrevoir le moment où je pourrai parler chrétien dans ma nouvelle langue [41].

 

Vial savait pertinemment qu’il n’obtiendrait pas facilement l’aval de ses supérieurs : « le difficile sera de faire imprimer au frais de la mission, il faudra vaincre bien des préjugés, je les vaincrai. Ce sera un grand jour pour mes chers enfants. Ce sera le point stratégique qui les rendra vainqueurs de l’obscurité et du mépris » (Vial, Toussaint 1904). En l’espace de six mois, le projet de Vial aboutit car son catéchisme fut publié en avril 1905. Le prêtre s’en trouva fort satisfait et cette publication symbolisa pour lui l’évangélisation proprement dite et l’aboutissement de son apostolat. « Pour mes chers Gnipa » écrivit-il alors, « j’ai fait tout ce que j’ai pu. La publication du catéchisme est le couronnement en tant qu’œuvre personnelle. Pour aller plus loin, il faudrait des aides, il faudrait diviser mon district en deux ou trois autres » (Vial, 14 04 1905).

Ce catéchisme ne fut pourtant pas publié dans sa totalité.

 

J’ai remarqué qu’il n’était pas complet. On a omis les prières ! Sous prétexte que les prières récitées en une autre langue que le chinois feraient une Eglise dans l’Eglise !!! [souligné par Vial]. C’est un reste de préjugés que je combattrai, ou j’aurai mes prières en lolo ou je suis décidé à me croiser les bras ! (Vial, 18 02 1905).

 

Il parvint cependant à faire publier les prières grâce au soutien financier de Marie de La selle. Ce qui engendra, d’après le prêtre, une ferveur nouvelle qui dépassa ce qu’il osait espérer :

 

j’ai passé la fête de Pâques à la montagne et j’ai été ébahi de voir avec quelle rapidité mon catéchisme et mes prières en lolo se sont répandus. J’ai traversé un village et une vallée où je n’avais jamais mis les pieds ; eh bien, là même j’ai rencontré des pâtres sachant les prières (Vial, 19 04 1906).

 

Un mois plus tard, il s’exprima ainsi avec enthousiasme : « Je n’ai plus rien à craindre pour mes Gnipa, ils sont vraiment lancés sur le bon chemin » (Vial, 10 05 1906). Bien qu’il semblât satisfait des résultats de sa méthode d’évangélisation, le missionnaire ne le fut apparemment pas pleinement puisqu’il travailla à l’élaboration d’un quatrième catéchisme.

 

5 - Quatrième catéchisme indigène (1909) : illustrations, traductions et inculturation du message chrétien

 

« La littérature lolotte a bien ses phrases toutes coulées mais le charme est dans le rythme plutôt que dans l’idée. Tout s’écrit, tout se chante sur un vers de cinq syllabes » écrivait Vial [42]. Le prêtre dit prêter fortement attention à la psalmodie, c’est-à-dire au chant chamanique basé sur les manuscrits rituels, laquelle est effectivement prépondérante en ce qu’elle renvoie pour les Sani à la langue des dieux [43]. Le missionnaire déclara être « attiré par la facilité de cette prosodie » et essaya « de versifier en lolo la création, le déluge, etc ». Il ajouta : «  J’étais étonné de la facilité avec la quelle les chrétiens assimilaient mes vers, je ne suis dans l’assentiment d’aucune académie, décoré du titre de "barde lolo" » [44]. Il s’avéra pourtant que le prêtre utilisa les caractères chamaniques pour transcrire le dogme chrétien sans pour autant prendre en considération le rythme chamanique pentasyllabique.

Dans son catéchisme imprimé en 1909 [45] sur papier ordinaire, le caractère d’écriture « question » ouvre ainsi le texte écrit en colonnes verticales de gauche à droite, respectant en cela l’orientation scripturaire traditionnelle d’un manuscrit. Blanc sur fond noir, « question » marque ostensiblement le début de chaque vers interrogatif auquel succède une réponse, introduite de la même façon par le caractère « réponse » (fig. 5).

Vial inséra de surcroît un point d’interrogation après chaque question catéchétique et un point à la réponse correspondante. Il n’écrivit donc pas à la façon des textes chamaniques originels mais donna un autre rythme ainsi qu’une autre apparence à ses propres textes. Il s’inspira donc des manuscrits des Maîtres de la psalmodie pour créer son propre livre.

A propos non plus de la forme mais du fond, Vial dit avoir lié un terme autochtone à un sens chrétien et non plus l’inverse. Il souhaitait de la sorte enraciner le christianisme en milieu indigène. C’est pourquoi le phénomène d’inculturation, c’est-à-dire l’intégration du catholicisme à la culture locale, paraît prédominer sur celui d’acculturation, où la culture du peuple évangélisé serait fortement influencée par la culture chrétienne.

Dans ce dernier catéchisme, Vial s’intéressa aux images et à l’importance du visuel dans l’enseignement doctrinal. Dès 1904, il fut influencé par le « catéchisme des familles » destiné à l’enseignement doctrinal au sein des familles, que lui expédia sa bienfaitrice. Voici ce qu’il en dit :

 

presque toutes les réponses sont accompagnées d’une comparaison et d’une image. Celle-ci est prise n’importe où, dans la science comme dans la nature, dans l’archéologie comme dans les découvertes modernes. On touche du doigt la chose en même temps que l’idée est saisie par l’intelligence (Vial, 11 09 1904) (fig. 6).

 

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[40] Ibid.
[41] Ibid., p. 37.
[42] P. Vial, « Les Gni ou Gni-p’a: tribu lolotte du Yun-nan », op. cit., p. 300.
[43] Voir A. Névot (à paraître), The Masters of Psalmody (bimos). Scriptural Shamanism in Southwestern China, Leiden & Boston, Brill.
[44] Ibid.
[45] P. Vial, Catéchisme, Hong Kong, imprimerie de Nazareth, 1909.