La parole chrétienne en écritures chamaniques.
Les pratiques textuelles du Père Paul Vial
chez les Yi-Sani (Chine) (1887-1917)

- Aurélie Névot
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Vial accusa les autorités romaines de faire paradoxalement du catéchisme un livre à vénérer, et donc un objet superstitieux. Il déclara en effet :

 

on ne vous demande pas de comprendre, on vous demande de réciter. Les mêmes livres grimoires sont tellement passés à l’état d’objets superstitieux, qu’on les impose à la vénération même du dernier paysan s’il veut être chrétien. Et les écoles, à quoi peuvent-elles servir ? Réciter du matin au soir des textes incompréhensibles, ce n’est pas, je crois, d’une civilisation bien soignée ;

 

tout ceci est pour Vial d’une « extravagante inutilité » [26].

Depuis la querelle des rites, le Vatican exigeait que les missionnaires utilisent des mots latins transcrits phonétiquement en chinois, sans être obligés de penser le dogme à travers de nouveaux concepts. Vial n’eut de cesse de critiquer ce refus d’acculturation qui émane des instructions de 1883. Il s’insurgeait encore à ce propos quelques années plus tard :

 

Oui, des livres chinois, des livres écrits en un style que les Chinois eux-mêmes, ne comprennent pas. En général, on prêche pour être compris, on parle pour être entendu, on enseigne pour éclairer l’intelligence, mais en Chine, nous avons changé tout cela ; ici les livres ne sont pas faits pour les hommes, mais les hommes pour les livres. On ne vous demande pas de comprendre, on vous demande de réciter. On vous juge, non sur ce que vous faites, mais sur ce que vous savez [27].

 

2. Premier catéchisme chinois et premier catéchisme yi-sani (1895)

 

C’est avec le catéchisme chinois romain que Vial arriva chez les Yi-Sani qui parlent une langue affiliée à la famille tibéto-birmane. Le prêtre parvint très vite à ce constat : « Tout mon vouloir, toute ma puissance se brisent devant un mot : je ne sais pas leur langue. Ils parlent et je ne les comprends pas, ils m’interrogent, et je ne leur réponds pas » [28]. Dès 1892, il eut l’idée de traduire en langue yi-sani des prières qu’il fit apprendre à deux enfants. C’est aussi cette même année que Vial fit part à sa donatrice des foudres de ses supérieurs concernant cette indigénisation du message chrétien. « Ah ! » s’exclama-t-il « si je demandais d’être changé ! Avec quelle précipitation on me prendrait au mot. Ce qui déplait surtout c’est mon amour pour mes chers Lolos » (Vial, 29 06 1892).

Deux ans plus tard, le prêtre rendit compte de son expérience : « hier soir, après la prière, j’ai parlé cœur à cœur ; les femmes, d’ordinaire si craintives, surtout chez les indigènes, viennent à moi visiblement attirées. Pendant la prière, j’avais remarqué qu’elles avaient oublié pas mal de mots (en chinois). Je ne disais rien lorsque de leur propre mouvement, elles se mettent à réciter la prière en leur langue et remarque que je ne les avais jamais apprises qu’à deux enfants, il y a plus de trois ans. Ce matin elles ont fait la même chose » (Vial, 10 01 1895). Le missionnaire y vit un présage favorable et une preuve de la compréhension du dogme par les locaux : « je vois que mes enfants non seulement me comprennent mais me sentent ; ils inventent des paroles pour me faire comprendre leur amour » (Vial, 13 02 1895). Vial ne laissa pas en suspens cet élan indigène, consacrant ensuite l’essentiel de son temps à la transcription phonétique de prières en yi-sani en écriture latine, tout en amorçant la rédaction d’un nouveau catéchisme chinois. Il privilégia l’explication du dogme. Seule la correspondance de Vial nous donne quelques détails à ce propos :

 

il [le catéchisme chinois qu’il rédigea] ne ressemble pas à celui [le catéchisme chinois officiel] que les enfants étudient. La phrase est fort simple et fort claire. Je m’étends beaucoup plus sur l’explication du credo, capitale aux nouveaux chrétiens, et beaucoup moins long sur les autres parties. Sans doute Mgr voudra la corriger, car ma manière heurte trop de préjugés chinois, surtout pour un jeune évêque [Mgr Escoffier] qui manque d’expérience pratique (Vial, 11 06 1898).

 

L’idée d’écrire un « catéchisme lolo » aurait ensuite germé à partir d’une conversation que Vial aurait tenue avec un jeune catéchumène yi-sani. Le missionnaire lui aurait demandé en langue yi-sani : « Combien y-a-t-il de dieu ? ». L’enfant n’aurait su répondre qu’en mandarin. Il connaissait par cœur son catéchisme chinois rédigé sur la base de questions-réponses, sans pouvoir le traduire dans sa propre langue, preuve évidente, aux yeux du missionnaire, qu’il ne comprenait pas le dogme. « Vous voyez la nécessité d’avoir un catéchisme écrit dans votre langue » déclara alors Vial aux individus présents [29].

 

On lit encore sous sa plume, en 1897 :

 

Plus j’avance dans le fond de cette nature indigène plus l’étude en devient intéressante, et je suis convaincu que pour bien connaître la langue, il faut bien connaître les livres. La langue a une foule d’expressions tirées des livres ou des légendes. Je comprends aussi de plus en plus que la conversion d’un peuple est une chose de très longue durée. Il faut atteindre la vie cachée, la vie intime et combien de missionnaires peuvent se dire la connaître ? Quand un peuple n’a pas d’histoire, il y a des légendes et des paroles, ses mœurs, ses sentiments, tout se modèle là-dessus » (Vial, 07 10 1897).

 

Vial poursuivit ainsi son but qui était non pas de créer une nouvelle écriture mais de nouveaux mots et donc de nouveaux textes sur la base des écrits chamaniques – lesquels seraient, d’après le prêtre, originellement chrétiens.

Le missionnaire était sur le point de terminer la rédaction de son catéchisme chinois lorsqu’il écrivit :

 

le catéchisme lolo est tout aussi avancé car je compose en deux langues questions par questions afin qu’ils se répondent exactement et le jour où mon catéchisme lolo paraîtra en caractères indigènes sera un bien beau jour. Je pourrais le composer moi-même, mais je préfère inviter un lettré  pour éviter les erreurs de tons (Vial, 11 06 1898).

 

C’est donc avec l’aide d’un bimo que le prêtre rédigea ce premier catéchisme lolo. « Mon catéchisme est sur le point de paraître » écrivit-il le 10 décembre 1899, « il fera crier plus d’un confrère mais il fera son chemin car après tout, il est d’une nécessité flagrante ». Sur le terrain, je n’ai toutefois trouvé aucune trace de ce catéchisme. Apparemment, la pratique indigéniste de Vial fut contrée par les autorités ecclésiastiques.

 

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[26] P. Vial, Nadokouseu, op. cit., p. 29.
[27] Ibid., p. 30.
[28] Ibid., p. 4.
[29] Ibid., p. 43.