La parole chrétienne en écritures chamaniques.
Les pratiques textuelles du Père Paul Vial
chez les Yi-Sani (Chine) (1887-1917)

- Aurélie Névot
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Pour le prêtre, considérer les Yi-Sani comme païens serait alors une « grandissime erreur », car leur religion est à ses yeux fondamentalement chrétienne : les livres des bimo le prouvent et « surtout le déluge dont quelques phrases semblent être une traduction de nos livres saints » [24].

Le missionnaire, qui croyait déceler chez les Yi-Sani des comportements français et des aspects physiques de type européen, recherchait sans cesse les points communs lui permettant de prouver l’origine commune de cette population avec la création divine chrétienne dont l’universalité ne serait dès lors plus à prouver. Vial était toutefois conscient que de tels rapprochements choquaient les autorités ecclésiastiques du moment : « je sais bien qu’on a de la peine à s’imaginer qu’un peuple que toutes les relations présentent comme misérables et même sauvage puisse avoir des idées aussi relevées, tandis que des nations végètent encore dans le matérialisme » [25].

 

3. Le projet de civilisation de Vial

 

A l’été 1896, Vial s’exprimait ainsi à propos de son projet de civilisation yi-sani : « C’est le commencement d’un projet que j’ai en tête, fonder un village modèle. Je recherche moins la rente que le moyen d’introduire non seulement la religion, mais la civilisation, sa fille. La rente me fournira assez de riz pour nourrir tout mon monde. Je formerai mon village de Gnipa [Yi-Sani] et d’Ahi [Axi, autre branche yi locale] à qui j’imposerai des règles catholiques et hygiéniques » (Vial, 18 08 1896).

Le développement de l’instruction et l’accroissement du nombre d’écoles chrétiennes allèrent de nouveau de pair avec la prise de position du missionnaire contre les anticléricaux et les Han. Vial resta en effet persuadé que « si on enchinoise [les Yi-Sani], ils sont perdus » (Vial, 07 12 1904). Il fit donc en sorte de rendre son district chrétien de plus en plus indépendant des Han. C’est ainsi qu’il débuta la construction, en 1892, d’un village qu’il baptisa Saint Paul de la Tremblaye en référence à son prénom et au nom du château que sa bienfaitrice, Marie de la Selle, habitait dans la région de Cholet. « Pour venir ici, les Lolos [Yi-Sani] n’auront pas à traverser le pays chinois » précisa-t-il. Le prêtre ajoute : « Je fais étudier le français. Je tiens à ce que la classe soit exclusivement chrétienne et lolotte… je veux que les Lolos montent en même temps que les Chinois, en degré de civilisation » (Vial, 28 10 1906). Il enseigna non seulement le français, mais aussi la géographie, les mathématiques et, on l’a vu, l’écriture d’origine chamanique à laquelle les Yi-Sani prêtent une efficacité rituelle. Vial avait bien saisi qu’il devait avoir recours à cette dernière pour que ceux qu’il souhaitait évangéliser croient en l’efficacité de ses propres fonctions liturgiques.

Dans « le village de Paul », pour employer le toponyme actuel, Vial logeait dans ce qu’il appela un « château », entouré de nombreuses maisons destinées aux familles chrétiennes les plus « fidèles » de toute la région. En séparant, de la sorte, la communauté catholique de la société chamanique, le missionnaire s’investit dans une recomposition territoriale, et ce, afin d’asseoir et de centraliser son pouvoir. Il engendra en conséquence une certaine stratification clanique, bouleversant le rapport des Yi-Sani à leurs villages originels par leur intégration à une localité nouvellement créée.

Partant, l’écriture des bimo, secrète et réservée à des initiés, fut d’une part dé-ritualisée, car institutionnalisée par Vial pour acquérir une autre sacralité en devenant porteuse d’un projet de civilisation chrétien. D’autre part, cette écriture demeura rituelle en étant associée aux rites catholiques. A un transfert de sacralité s’ajoute donc un transfert de ritualité. C’est ce que je propose maintenant de développer en m’intéressant aux quatre catéchismes rédigés par Vial.

 

Les catéchismes de Vial : la transcription de la Parole chrétienne dans l’écriture chamanique des Maîtres de la psalmodie

 

On le précisait en guise d’introduction, suite à la querelle des rites, toute inculturation du dogme chrétien fut interdite en Chine à partir du XVIIIe siècle, d’où la généralisation et l’uniformisation d’un petit catéchisme (parvus catechismus) conforme au catéchisme romain élaboré par le Concile de Trente (1545-1563). L’instruction quae a praesulibus exigea en effet l’utilisation d’un catéchisme unique. Dans les premiers temps de son apostolat, c’est avec ce catéchisme que Vial tenta d’évangéliser les Han de Dali, une ville située dans le nord du Yunnan.

 

1. « La doctrine à la portée de leur esprit »

 

Les premières critiques émises par le prêtre fusèrent dès 1881, car ce catéchisme édicté par le Vatican lui semblait totalement inadapté : « Quelques chrétiens récitent les prières de préparation à la Sainte Communion, prières magnifiques. Hélas ! Que les chinois ne comprennent pas en général, car elles sont écrites dans le langage des livres, le langage parlé ne peut s’écrire et d’ailleurs une prière tout comme un livre écrit dans le langage parlé serait absolument méprisé. C’est comme si en France on voulait réciter des prières en patois. On n’en a pas et cependant que de villageois ne comprennent pas tout ce qu’ils récitent » (Vial, 06 04 1881). Pour Vial, l’utilisation d’un parler « religieux » aux dépens d’un langage simple et populaire pour traduire le dogme était responsable de l’incompréhension du catholicisme et de la « vérité divine » qu’il observait :

 

J’ai vu de vieux missionnaires connaissant parfaitement le chinois, entretenant très bien une conversation et qui au sermon ne disaient que des platitudes. Je veux que ma doctrine soit solide, qu’elle paraisse sincère à mes auditeurs comme elle est dans mon cœur et je veux m’efforcer de me servir des expressions propres (Vial, 24 6 1881).

 

C’est ce à quoi il consacra effectivement son travail, en utilisant auprès de ses catéchumènes han de Kioutong (?) non plus les termes religieux chinois reconnus par les autorités romaines, mais en inventant de nouvelles expressions :

 

Je veux cette semaine leur expliquer toute la doctrine en quelques mots, mais je veux la leur expliquer à ma manière et la développer dans toute sa simplicité naturelle, empruntant à la terre, aux champs, aux travaux, aux mœurs chinoises des comparaisons, pour mettre la doctrine à la portée de leur esprit. Je ne puis absolument pas me faire à la manière ordinaire de prêcher qui consiste surtout à répéter des grands mots, des phrases que les chrétiens connaissent par cœur, tout cela sonne creux aux oreilles des Chinois et aux miennes et surtout elle a trop d’analogie avec ces ronflantes, vaniteuses, orgueilleuses phrases que les lettrés récitent solennellement et qui sont tirées de Confucius. Cette simplicité je veux la conserver intacte dans mon cœur et elle me donnera cent fois plus d’influence (j’en ai déjà des preuves) que si je devenais le plus habile en politique (Vial, 09 10 1881).

 

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[24] P. Vial, « Les Lolos ont-ils une religion ? » , op. cit., p. 128.
[25] P. Vial, Dictionnaire Français-Lolo, dialecte Gni : tribu située dans les sous-préfectures de Lou Nan Tcheou, Lou Lean tcheou, Gouang-si Tcheou, province du Yunnan, Hong Kong, imprimerie de la Société des Missions étrangères, 1909, p. 137.