La parole chrétienne en écritures chamaniques.
Les pratiques textuelles du Père Paul Vial
chez les Yi-Sani (Chine) (1887-1917)

- Aurélie Névot
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On apprend, en effet, dans une lettre datée de 1902, que « les lolos ne sont pas du tout en faveur auprès de Mgr Escoffier [le supérieur de Vial]. Vu sa nature, je comprends cela. Il aime les livres, le bien être, la conversation savante et littéraire, il ne peut supporter le bruit de la foule et la familiarité. Il ne peut donc pas aimer les Lolos » (Vial, 04 06 1902). Les relations entre Vial et l’évêque Escoffier s’avéraient tendues depuis 1899. Cette année-là, Vial le rencontra, rapportant ainsi l’événement : « Mgr Escoffier a demandé aux domestiques (lolos) de sortir comme des chiens » (Vial, 26 04 1899). Vial serait alors parti sur le champ, ne supportant pas un tel comportement. Et leurs rapports s’envenimèrent plus que la correspondance et les publications ne le laissent entendre. Quelque chose se tramait depuis longtemps, apprend-on dans une lettre du Père Liétard adressée au Père Vial : « Moi aussi » écrivit en effet Liétard, « je pourrais donner des preuves comme quoi on a souvent voulu avant 1902 me lancer contre vous. J’ai vu des lettres, on m’en a envoyées, on m’en a lues ; je n’ai pas pris dans le piège. Aujourd’hui qu’il faut m’abattre, ne voudrait-on pas vous mettre contre moi ? » (Liétard, 05 12 1905). Liétard laisse même entendre qu’un complot aurait été mené contre Vial par le Père Rossillon (collègue de Vial chez les Yi) et Mgr Escoffier. De nombreuses querelles semblent donc avoir germé entre 1899 et 1902. Elles purent être à l’origine d’un refus de publication. Vial utilisa-t-il malgré tout ce catéchisme pour transmettre le dogme chrétien aux Yi-Sani ? Il ne le précisa pas, mais sa correspondance montre qu’il prêchait dans la langue indigène.

 

Je ne dirai pas que l’indigène se prête merveilleusement à l’explication de la doctrine » avoua- t-il cependant, « mais tandis que chez les Chinois on est obligé de se servir de certains mots relevés, de certaines phrases typées que tout le monde connaît sans bien les comprendre, l’indigène au contraire n’a pas deux langues et même les plus petites filles peuvent comprendre mon langage (Vial, 15 12 1898).

 

3. Deuxième catéchisme indigène (1904) : procédé de traduction des concepts chrétiens

 

Vial termina son deuxième catéchisme en 1904. Dans sa correspondance, on ressent fort bien sa crainte de devoir une nouvelle fois affronter ses supérieurs pour l’imposer : « mon catéchisme en caractères indigènes sera terminé dans quelques jours. Je vois d’ici la grimace que l’on fera quand je le présenterai à l’approbation ; mais il faudra bien que cela passe. Pour enlever tout prétexte, j’en fais faire le mot à mot par mon latiniste » (Vial, 16 10 1904).

Vial reprit des expressions contenues dans les manuscrits bimo afin de greffer le dogme chrétien. Par exemple, le mot « se » (au deuxième ton) qui veut dire « esprit », « divinité », dans le vocabulaire des Yi-Sani, fut traduit par « saint-esprit » ; « ishla » qui est l’essence vitale de tout être devint l’« âme » ; « kama » qui signifie « voie », « chemin », « route », prit le sens de « doctrine » ; « ngami » qui désigne le monde des morts fut traduit par « enfer ».

Quant au nom de Dieu en langue indigène, Vial hésita entre Musepa, l’esprit du ciel, et Gedze, l’esprit le plus puissant du panthéon des Sani introduit plus haut. « Je crois que j’aurais pu employer ce mot [Gedze] [30], mais les controverses chinoises à propos du Chan-ti [31] m’ont obligé de suivre la voie la plus sure, c’est-à-dire de me servir d’un mot nouveau » [32]. C’est la seule référence de Vial à la querelle des rites.

Le missionnaire prit rapidement conscience que son catéchisme de 1904 ne connut pas le succès escompté. Il écrivit à ce propos : « je ressens une résistance dans l’entendement de mes auditeurs, on récitait sans intérêt ni vivacité » [33]. Un jour, Vial entendit une petite fille chantonner, assise près de son brasero. Il précise : « c’était les premières demandes de mon catéchisme, ce n’était pas ma phrase, ou plutôt c’était elle, mais entremêlée de monosyllabes inutiles pour le sens, mais qui la rendaient plus harmonieuse et plus chantante ». Vial en vint à cette conclusion :

 

ma phrase était logique, elle n’était pas parlante. (…) En France, nous ne parlons pas notre catéchisme, nous le récitons. Ici, on le récite à l’église comme une prière, on le parle à la maison, on le chante en route ou dans les champs. Il faut que la voix puisse tomber, descendre, se reposer au moment voulu. Il me manquait une chose irrémédiable, c’était d’avoir appris le lolo en me roulant dans la poussière avec mes compagnons du premier âge, et résolument je jetai mon manuscrit au feu [34]. 

 

Vial n’abandonna pas pour autant son projet initial, mais, au lieu d’en être le seul maître, il fit cette fois-ci appel à plusieurs chamanes. Voici l’évocation qu’il en fit :

 

J’ai donc recommencé tout mon travail, c’est-à-dire que je l’ai mis entre les mains du maître d’école, de deux lettrés lolo et du latiniste, tous lolos. Ce n’est pas tout, comme le lolo est une langue chantante (je ne dis pas musicale) il faut que la phrase soit assez condensée pour ne pas blesser l’oreille. Cette perfection ne peut être acquise qu’au fur et à mesure qu’on avance dans la récitation. Il ne sera donc complètement terminé que vers le mois de février 1905 (Vial, Toussaint 1904).

 

Ce fut son troisième catéchisme.

 

4. Troisième catéchisme (1905): utilisation de métaphores et d’images

 

« Lorsque mes vénérables prédécesseurs eurent à faire en chinois le travail qui m’occupe actuellement en lolo, comment s’y prirent-ils ? Sincèrement je crois qu’ils ne se mirent pas beaucoup en frais pour s’enquérir des goûts et de la tournure d’’esprit de leurs nouveaux chrétiens. Ils choisirent un catéchisme européen et le traduisirent en chinois » [35]. Or, d’après Vial, alors que les Occidentaux aiment les abstractions, les définitions et les déductions logiques, les Chinois aiment les images, les comparaisons, les paraboles. Et il faut prendre ces faits en considération, souligna-t-il, car « les chinois et à plus forte raison, les races aborigènes, n’admettent dans leur entendement que ce qui est passé par leur imagination. Frappons donc l’imagination et nous ouvrirons l’intelligence » [36]. Reprenons ainsi leurs schèmes de pensée pour mieux y faire pénétrer le christianisme, suggère l’ancien élève jésuite.

« Plus une langue est simple, plus elle est torturée par les idées qui veulent sortir, et par les images qui sont les idées des peuples enfants. Les idées ont dû se faire au moule du langage, et le moule aux idées » [37]. Vial prit précisément conscience de ne pas être sorti du même « moule » (pour reprendre son expression) que les Yi-Sani. Qui mieux, donc, que les indigènes pour traduire les concepts chrétiens ? Persuadé du bienfondé de son travail – car « il est facile de voir que cette christianisation de leur langue les rend heureux » (Vial, 08 12 1904) – et de la prépondérance à accorder aux sensibilités locales, Vial s’employa ainsi à la réalisation d’un troisième catéchisme « aidé cette fois-ci de deux séminaristes lolo ». L’un d’eux avait passé dix ans au séminaire de Yunnansen (Kunming) et avait de bonnes connaissances en latin et en théologie. Ce fut « un instrument providentiel que la bonté de Dieu m’avait ménagé et qu’elle m’offrait juste au moment où je me voyais entièrement désemparé » déclara Vial [38].

Dans ce troisième catéchisme, le missionnaire employa des métaphores pour traduire les concepts chrétiens, reprenant certaines traductions qui apparaissaient déjà dans son deuxième catéchisme. Tel fut par exemple le cas du mot “kama” qui signifie « chemin », « voie » et qu’il employa pour traduire « la doctrine ». Vial dit à ce propos : « Que la doctrine soit une voie, c’est une très vielle comparaison usitée par tous les prédicateurs, mais ici, c’est plus qu’une comparaison, c’est une synonymie » [39].

 

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[30] Rappelons que Vial traduisit Gedze par « Dieu » dans son travail de transcription de la mythologie écrite des Sani évoqué précédemment.
[31] Shangdi, « le seigneur d’en haut » employé par les Jésuites pour désigner Dieu, fut au cœur de la querelle des rites.
[32] P. Vial, Nadokouseu, op. cit., p. 33.
[33] Ibid., p. 44.
[34] Ibid.
[35] P. Vial, Nadokouseu, op. cit., p. 39.
[36] Ibid., p. 40.
[37] Ibid., p. 16.
[38] Ibid., p. 45.
[39] Ibid., p. 40.