La parole chrétienne en écritures chamaniques.
Les pratiques textuelles du Père Paul Vial
chez les Yi-Sani (Chine) (1887-1917)

- Aurélie Névot
_______________________________

pages 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10

Soit le maître copie certains de ses manuscrits à l’attention de son disciple sur des cahiers et avec un stylo achetés par ce dernier. Ce mode de transmission s’opère lorsque le disciple n’est pas directement issu du lignage du maître enseignant, lorsqu’il n’appartient donc pas à un lignage chamanique puissant, voire à aucun lignage d’initiés. Ce type de transmission « non héréditaire », pour reprendre une nouvelle fois l’expression de Bamo Ayi, impliquerait [11] la dissociation graphique entre les concepts d’« écriture » et de « sang » chez les bimo des Sani. Il peut répondre chez les Nuosu du Sichuan à un rituel de divination annonçant qu’un nouveau né est destiné à devenir bimo bien qu’il n’appartienne à aucun lignage d’initiés. Il suivra alors un apprentissage sans toutefois bénéficier d’une grande reconnaissance, son rôle se limitant à des rituels domestiques peu importants. Par ailleurs, il n’héritera ni des livres ni des instruments de son maître et sera appelé « bimo impur/mélangé ». Il sera à jamais disciple sans être autorisé à créer un lignage d’initiés [12]. Il en est de même chez les Yi-Sani pour lesquels, je l’ai précédemment souligné, il est également d’usage qu’un bimo réponde à toute demande d’apprentissage perçue comme l’expression d’un appel lancé par les esprits de la psalmodie. Mais cet enseignement n’aboutira, disent-ils, qu’à la condition d’avoir des bimo pour ascendants. Dans ce schéma de transmission, le maître prête les doubles de ses manuscrits à son disciple qui ne mettra par écrit – s’il en est capable – ses propres manuscrits qu’à la mort de son maître car il devra alors rendre les écrits de ce dernier en les brûlant afin de permettre au bimo défunt de poursuivre son activité rituelle dans l’autre monde. Un changement s’opère donc au moment précis où ce maître devient ancêtre : le disciple est autorisé à copier sur la base des manuscrits copiés à son attention par son maître. Ce type de bimo ne développe toutefois pas son propre lignage initiatique. Il n’est pas impliqué dans une relation qui suppose un partage identitaire, une communauté sanguine. Ne pas hériter des os et de la chair – ce que la transmission de père en fils suppose par naissance – interdit la transmission effective du sang, laquelle exige l’initiation chamanique et la transmission des textes rituels par la copie, sur la base des écrits originels du maître.

Dans le processus de transmission entre consanguins, l’écriture est sang : le même caractère désigne ces deux concepts, et concerne le duo maître-disciple. Dans le deuxième cas, le caractère utilisé pour transcrire « écriture » se distinguerait de celui employé pour « sang », et un seul maître est susceptible d’enseigner à plusieurs disciples. Quand l’écriture est sang, il y a co-substantiation entre maître et disciple ; sinon, le disciple se fait simple énonciateur. Hors consanguinité, un écart corporel est établi avec son maître. Revenons à Vial.

 

2. Vial, un disciple hors lignée initiatique

 

Dans le dictionnaire publié par Vial en 1909, une distinction graphique est établie entre se, « caractère d’écriture », et se, « sang ». Le missionnaire Vial n’aurait donc pas hérité de l’écriture-sang. En 2015, la rencontre de bimo Chen de Beixiao m’a permis de mieux saisir la situation religieuse, politique et sociologique des Yi-Sani au cours de la seconde moitié du XIXe siècle. Voici ce qu’il en ressort : bimo Chen est l’héritier d’une lignée chamanique qui a ouvert une école de bimo en 1864, sous la dynastie des Qing (1644-1911). Cette « scolarisation » aurait été financée par le tusi local [13] afin d’éviter une rébellion des Yi-Sani et de faire état de leur puissance au regard des Han qui étendaient alors leur projet civilisationnel en ouvrant des écoles d’enseignement chinois dans les villages les plus reculés. Les incidents et les guérillas entre ces deux populations furent apparemment incessants.

L’arrière-arrière-grand-père de bimo Chen aurait plus précisément créé deux écoles, dès la seconde moitié du XIXe siècle : une première au sein de son village natal, à Beixiao, et une seconde dans l’ancienne ville de Lufu, où le tusi résidait. Dans ces lieux d’apprentissage, l’enseignement de l’écriture chamanique aurait été promu en dehors du propre lignage des Chen. Dans cette entreprise, que l’on pourrait qualifier d’« œcuménique », et qui avait pour fonction d’étendre la fonction religieuse et d’accorder davantage de visibilité aux bimo, le trisaïeul de bimo Chen n’était pas autorisé à transmettre les caractères d’écriture propres à sa lignée (associés au sang Chen). C’est pourquoi il transmit des graphies spécifiques à chacun de ses disciples, différentes de celles transmises à ses autres élèves. En 2015, bimo Chen a dressé devant moi deux listes (non exhaustives) de caractères inventés par son ascendant pour transcrire diversement le mot « écriture », d’une part, le mot « sang », d’autre part. Pour dire encore les choses autrement, un chamane aurait transmis à grande échelle, à partir de 1864, des copies de ses livres écrites de sa main, à des disciples « hors lignée ». Il ne respecta dès lors pas l’homographie entre « sang » et « écriture » (réservée à l’un de ses fils), tout en favorisant une grande hétérogénéité scripturale de ces mêmes mots.

L’arrière grand-père de bimo Chen – autrement dit le fils de ce trisaïeul fondateur d’écoles chamaniques – aurait appris le français dans l’école que le missionnaire Vial aurait quant à lui ouverte dans les années 1890, à l’arrière de l’école bimo de Beixiao. Et c’est ce chamane qui aurait enseigné, en retour, l’écriture chamanique à Vial. Ce dernier acquit donc le statut de disciple bimo hors lignée. Cet « échange » expliquerait pourquoi le prêtre français distingua graphiquement les termes « sang » et « écriture » dans le dictionnaire qu’il publia en 1909 : le sang lignager des Chen ne lui fut pas transmis.

Par la suite, au sein de cette école catholique et des autres établissements qu’il ouvrit dans la région, Vial enseigna lui-même l’écriture des bimo à tous les enfants, garçons comme filles, indépendamment de tout lignage rituel, donc. Par là, il désirait promouvoir la diffusion à grande échelle de l’écriture yi-sani afin de contrer à la fois l’écriture et la civilisation han (qu’il détestait), et la suprématie rituelle des bimo. Son ambition était de fonder un royaume chrétien lettré sur la base d’une écriture originellement chamanique qu’il désirait transmuer en écriture chrétienne. Bimo Chen m’a fait part de la « compétition » plus intense qui se serait alors engagée non plus seulement entre le chamanisme yi-sani et le projet de civilisation chinois, mais également entre ces derniers et le christianisme.

     Si le vécu de Vial en tant que disciple bimo restera à jamais une énigme – il ne fit jamais part de sa compréhension du système religieux en place –, force est de constater que l’apprentissage de l’écriture rituelle lui permit d’acquérir une légitimité certaine auprès des Yi-Sani. Vial rapporta les propos de certains d’entre eux : « C’est pas un Chinois, c’est un Lolo, ne vois-tu pas qu’il connaît nos caractères » [14]. Après la parution de son catéchisme de 1905, un chamane, « le plus célèbre de tout le pays lolo » selon Vial, lui rendit visite. Il lui aurait alors déclaré : « J’ai trouvé votre catéchisme et je l’ai lu, mais comme je ne comprends pas tout, je me suis dit que je viendrais vous demander des explications » [15]. Avant de nous intéresser aux différents catéchismes rédigés par Vial et au rôle des bimo dans leur rédaction, examinons de plus près les textes chamaniques copiés par le missionnaire – dont la plupart furent publiés.

 

>suite
retour<
sommaire
[11] Ibid. Je garde ici le conditionnel car telles sont les conclusions que je tire à ce jour.
[12] Bamo Ayi ne précise pas s’il apprend toutefois à écrire ou seulement à lire les textes de son maître.
[13] Tusi (土司) est une expression chinoise qui désignait les chefs tribaux placés sous la tutelle de l’empire chinois (sous les dynasties des Yuan, Ming et Qing).
[14] P. Vial, Nadokouseu, imprimerie de la Mission catholique, 1905, p. 19.
[15] P. Vial, « Yunnan: un curieux texte lolo », Paris, Annales des Missions étrangères, 1911, p. 84.