La parole chrétienne en écritures chamaniques.
Les pratiques textuelles du Père Paul Vial
chez les Yi-Sani (Chine) (1887-1917)

- Aurélie Névot
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Fig. 12. L’église de Haiyi

Fig. 13. La tombe du Père Vial à Weize

Il y aurait aujourd’hui environ 2000 Sani chrétiens. Le terme « église », qui se dit localement « la maison de l’esprit céleste des Nipa », apparaît sur les constructions chrétiennes (fig. 12).

Personne, hormis les bimo, ne sait lire les caractères d’écriture ainsi exposés. Qu’en dire, alors, si ce n’est que ces écritures secrètes, rendues visibles, ne sont pas destinées à être lues ? Visibles et illisibles, ne seraient-elles pas destinées à l’esprit céleste, Musepa ? En un mot, l’écriture des bimo est ici exposée à l’attention de ce dernier, sur le fronton de l’église. Elle garde, de fait, certaines caractéristiques rituelles. Et l’on assiste à la transposition d’une écriture particulière qui passe d’un support de papier, réservé au regard d’un seul homme, spécialiste religieux, à un support de béton, presque monumental, à la vue de tous. Ce néologisme « maison de l’esprit céleste », créé par Vial un siècle auparavant, apparaît aujourd’hui parce qu’il a été transmis au sein de la communauté des chrétiens. C’est que le missionnaire, sorte de prêtre-bimo, a créé des mots nouveaux qui perdurent aux côtés du vocabulaire transmis exclusivement au sein des lignées chamaniques. Il n’a pas été initié bimo au sens noble du terme car il n’a pas hérité du sang initiatique, mais il a créé une lignée chrétienne chamanisée.

Depuis la mort du Père Zhang en 2012, figure tutélaire du christianisme local qui avait suivi un enseignement à Kunming auprès de missionnaires français avant l’arrivée de Mao Zedong au pouvoir, le catholicisme prend un nouveau tournant chez les Yi-Sani. Les anciennes églises ont été détruites et celle bâtie par Zhang attire moins de fidèles qu’autrefois. Quant à l’église où l’on célèbre le rite chrétien officiel, dans le village de Lumeiyi, là où Vial s’établit à la fin des années 1880, elle est dirigée par un prêtre reconnu par l’Etat et qui n’est pas Sani. L’un d’entre eux me faisait précisément remarquer en novembre 2013 : « Comme le prêtre n’est pas Sani, on est obligés de parler chinois et d’utiliser des catéchismes chinois. » Localement, la sinisation du dogme chrétien serait-elle dès lors en train de prendre le pas sur le christianisme chamanisé ? Autrement dit, les caractères d’écriture chinois l’emporteraient-ils dorénavant sur les caractères d’écriture chamanique et ce, sous l’influence du gouvernement chinois qui vise à contrôler avec virulence la propagation du christianisme sur son territoire et à déstructurer dans le même temps le chamanisme bimo ? Je laisse cette question politique en suspens pour revenir au rapport de l’écriture à l’image, crucial dans le cadre de notre réflexion collective.

J’ai précédemment proposé une hypothèse que je reformule ainsi : le catéchisme de Vial de 1909 contiendrait peu d’images, au sens de dessins, car l’écriture rituelle est efficiente pour les Yi-Sani et suffit, par sa présence même, à fonder une croyance dans son efficacité. Mais alors que la langue rituelle des Yi-Sani repose sur l’écriture chamanique des bimo, et est difficilement compréhensible par les non initiés du fait de son rythme pentasyllabique et du caractère elliptique de certaines expressions métaphoriques ou encore de mots secrets voire manquants, Vial a créé un catéchisme qui transcrit, sur la base d’une écriture originellement chamanique, des paroles qui ne suivent pas un style de versification particulier, mais qui renvoient à un parler quotidien et à système de questions-réponses en lien avec des préoccupations chrétiennes et pédagogiques. Le missionnaire comprit d’ailleurs très vite que le « parler chamanique » des Maîtres de la psalmodie, en d’autres termes leurs pratiques psalmodiques (textuelles et chantées tout à la fois), se distinguent fondamentalement du latin qui offre une certaine osmose entre la langue du quotidien et l’écriture :

 

Quand bien même on connaîtrait sa langue, on n’aurait pas encore vaincu toutes les difficultés que présente la traduction des livres lolos ; il en existe d’autres que je vais expliquer en quelques mots. 1° La première est de savoir où commence, où finit une phrase. L’habitude invétérée qu’ont les lettrés lolos de lire leurs livres par coupes de cinq caractères les a obligés à ajuster plus ou moins le sens à cette mesure. Ici, vous avez un mot du moins qui aurait précisé l’idée, là, un mot de trop qu’il ne faut pas traduire ; et, comme la langue fourmille de mots composés, vous serez parfois obligé de découvrir sous un seul caractère le sens résultant de trois mots réunis. 2° Beaucoup de locutions ont vieilli, d’autres ne sont employées que dans certains pays. D’autres enfin se sont perdues ou se sont éteintes. Les livres, eux, ne changent pas ; ils sont copiés tels quels, sans aucune intelligence du texte et sans souci de comprendre, mais comme beaucoup de ces livres se répètent, il n’y a plus qu’une étude comparée qui puisse vous permettre de saisir le sens de beaucoup de phrases. 3° Comme tous ces livres sont manuscrits, des caractères ont dû être changés, d’autres omis, parfois des lignes entières oubliées. Il serait bon de recourir aux manuscrits les plus anciens ; mais comme les dates sont nulles ou très vagues, force est bien de s’en tenir aux conjectures. 4° Enfin une dernière difficulté, ce sont les caractères eux-mêmes ; ils ne sont ni absolument idéographiques, ni absolument phonétiques ; aussi on est embarrassé de savoir sous quel aspect il faut les prendre. Le mieux serait de se faire lire le livre, si l’on pouvait trouver un lecteur assez intelligent pour couper les phrases selon le sens et non selon la mesure. Mais c’est impossible, mille fois plus impossible que de lire des vers français sans s’occuper de la rime [51].

 

Ce que l’on observe, finalement, c’est la rencontre de deux pensées de l’écrit qui ont chacune un rapport très particulier à la parole : la parole chamanique est rituelle et secrète et elle est dite émaner de l’apprentissage de l’écriture-sang, la parole chrétienne a des fonctions pédagogiques et repose sur la transcription de la parole des Yi-Sani du quotidien dans l’écriture locale.

Anne-Marie Christin rappelle que l’Occident n’a pas emprunté une écriture pour la faire sienne, mais qu’il en a seulement hérité. « Nous n’avons pas souhaité l’écrit », renchérit-elle [52], « nous l’avons pris comme il venait », cette écriture devant non seulement servir dans son principe à transposer une parole mais en étant de surcroît le reflet exact. Elle ajoute :

 

Les paroles que l’on voulait retrouver protégées par le manuscrit comme dans un coffret magique, c’étaient celles des textes fondateurs de la tradition chrétienne, c’était la Bible, théorie même de la Parole créatrice, est-il nécessaire de le rappeler ». Et cette tradition a donné à l’oral, c’est-à-dire à l’usage de la langue vulgaire, une fonction essentielle dans l’activité religieuse. « Il fallait prier, prêcher en latin ; ce n’était pas en grec, ni en hébreu, que l’on devait lire et méditer les textes saints, c’était dans la Vulgate de saint Jérôme, c’est-à-dire dans la version de la Bible qui, traduite en latin courant, était accessible à tous. (…) Aussi la religion chrétienne devait-elle confisquer l’écrit au profit d’une parole non seulement toute-puissante pour des motifs d’ordre ontologique mais quotidiennement omniprésente » [53].

 

Christin parle d’une société du verbe close sur elle-même. Un tel ethno-logocentrisme eut pour conséquence l’idée qu’il existait une seule écriture de l’absolu, laquelle avait connu d’abord des formes tout à fait maladroites et imparfaites avant de se révéler dans l’alphabet. Et c’est sans doute en vertu de cette loi de la simplicité divine que Vial crut lire les fondements bibliques dans les textes chamaniques. Il fut ensuite obligé de délocaliser sa pensée, de reconnaître que cette écriture n’est aucunement le double de la langue parlée. Elle n’est pas une langue de communication entre homme, elle est secrète, ritualisée dans sa transmission comme dans sa pratique. Vial a donc « logo-décentré » la Parole chrétienne en la désalphabétisant, tout en transformant l’usage premier de l’écriture chamanique de telle sorte qu’elle transcrive une parole moins elliptique et en relation avec le parler courant. Il a logocentré l’écriture en présence. Mais le prêtre avait-il véritablement compris que la parole chamanique n’est pas la référence ultime et exclusive de l’écrit, que le corps s’avère tout aussi crucial dans les processus de transmission textuelle ? Vial a emporté cet autre secret dans sa tombe (fig. 13).

 

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[51] P. Vial, Les Lolos - Histoire. Religion, Mœurs, Langue, Ecriture, op. cit., pp. 66-67.
[52] A. M. Christin, L’Image écrite ou la déraison graphique, Paris, Flammarion, « Champs-arts », 2009 [1995], pp. 36-37.
[53] Ibid.