La parole chrétienne en écritures chamaniques.
Les pratiques textuelles du Père Paul Vial
chez les Yi-Sani (Chine) (1887-1917)

- Aurélie Névot
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Fig. 3. Le P. Vial en 1909 et Mlle de la Selle en 1906

Précisons que si Vial put développer de telles pratiques d’évangélisation sur le long terme, en s’opposant aux réglementations du Vatican et, dans le même temps, aux coloniaux français alors présents au Yunnan, porteurs, selon lui, d’idées anticléricales, tout en passant outre certains mandarins locaux, c’est parce qu’il bénéficiait du soutien financier de Marie de La Selle.

J’ai annoncé précédemment que mon propos se base essentiellement sur la correspondance que Vial entretint avec cette marquise à partir de 1868 (fig. 3). Il repose également sur des données ethnographiques récentes qui permettent de retracer le parcours de Vial et de mieux saisir comment il fut formé à l’écriture bimo, quel statut il acquit et pourquoi il utilisa certains caractères d’écriture particuliers du répertoire des initiés.

« L’image écrite », pour reprendre l’expression d’Anne-Marie Christin [6], interviendra ici dans des contextes différents. Je m’intéresserai tout d’abord à l’apprentissage de Vial auprès de bimo. J’examinerai ensuite les interprétations du prêtre à la lecture des manuscrits chamaniques auxquels il eut accès. Considérant les Yi-Sani comme « des enfants de l’avant-garde catholique », il utilisa leurs écrits comme matériau prompt à prouver l’universalité du dogme chrétien. Seront considérées ici au premier plan les écritures chamaniques comme porteuses de la Sainte Parole ; elles recèleraient la Parole chrétienne oubliée par les Yi-Sani. Enfin, il s’agira de prêter plus particulièrement attention aux quatre catéchismes que Vial rédigea de 1899 à 1909. Ils font état de l’évolution de la stratégie et du phénomène d’inculturation mis en œuvre par le missionnaire qui s’employa à traduire le dogme dans l’écriture secrète et rituelle des bimo. On assiste alors à la création de néologismes écrits sur la base des graphies chamaniques pour porter la Sainte Parole. Le titre de cet article : « la Parole chrétienne en écritures chamaniques » a donc un double sens. C’est, au regard de ce missionnaire, la Parole chrétienne contenue dans les textes chamaniques originaux et la Parole chrétienne transcrite dans ces écritures chamaniques – que j’emploie ici au pluriel, car chaque lignée entretient ses particularités scripturales. Dans un premier temps, Vial fait dire aux textes rituels autre chose que ce que les bimo leur font dire, sans toutefois les transformer. A ce dévoiement premier, conceptuel, fait suite un autre, plus fondamental, car il s’inscrit, quant à lui, dans le texte même, puisque Vial s’empara cette fois-ci de l’écriture rituelle pour la manipuler et associer des caractères d’écriture qui ne l’étaient pas jusque-là. Mais cette manipulation ne se fit pas à sens unique. Le prêtre aurait sollicité l’aide de bimo afin qu’ils traduisent par eux-mêmes certains concepts chrétiens.

 

L’inscription de Vial dans la transmission textuelle des Maîtres de la psalmodie

 

Vial s’intéressa très tôt aux manuscrits des chamanes, les bimo représentant selon lui la « tradition vivante et écrite des lolos » [7]. Il avait précisé, vingt ans plus tôt :

 

Les lettrés indigènes (Pimo) ne forment pas une caste particulière, vivant du produit de leur science (écriture). Ce sont tout simplement de bons et gros villageois, de rudes campagnards qui trouvent avantage à mettre une double corde à leur arc. De père en fils se perpétue sa petite dose de science, en étudiant le soir auprès de son père, au retour de l’ouvrage. Ce bagage littéraire n’est pas pesant ; la plus forte tête ne peut rien vous dire en dehors du mot à mot et quel mot à mot ! Leur lecture même est des plus assommantes ; c’est un des plus rudes exercices de patience que je me sois imposé [8].

 

Au printemps de cette même année, Vial écrivit encore : « Comme j’ai la réputation d’être un indigéniste distingué, on m’apporte tous les manuscrits que l’on possède. Hier, on me montrait un livre de divination » (Vial, 06 05 1890). Mais « je ne donnais pas sans recevoir » précisa le prêtre. On apprend, quelques années plus tard, en 1898, qu’il troquait, en effet, ces livres contre du papier et des crayons : « un vieux va me chercher ses livres en caractères indigènes et ils sont tout épatés de me savoir quelque peu lettré. Je fis l’acquisition d’un de ses livres pour un crayon, trois journaux et une feuille de papier à lettre » (Vial, 08 03 1898). Un détour par l’ethnographie contemporaine est indispensable afin de comprendre comment Vial opéra et quel statut lui attribuèrent probablement les Maîtres de la psalmodie.

 

1. La transmission scripturaire et sanguine au regard des bimo

 

Les caractères d’écriture chamanique se transmettent au sein de lignées patrilinéaires, et c’est, d’après les bimo, en exprimant le désir d’être initié qu’un homme manifeste l’appel qu’il a reçu des esprits de la psalmodie – les esprits auxiliaires de ces chamanes –, et auquel il répond donc en suivant un enseignement (que l’on ne peut pas lui refuser). Il apprend alors auprès d’un maître qui lit à haute voix ses textes rituels. Lentement, le disciple incorpore les écrits de ce dernier en copiant ses manuscrits, tout en le suivant dans ses activités sacrificielles. J’emploie ici le verbe « incorporer », car les écrits sont associés à des substances, une relation consubstantielle étant établie entre les caractères d’écriture et le sang (et par extension les souffles corporels) du chamane. Transmettre son savoir, son écriture, en ligne patrilinéaire, c’est transmettre son sang ; en d’autres termes, le processus est trans-sanguin. L’écriture est à ce point associée à la trans-corporéité des Maîtres de la psalmodie que les concepts d’« écriture » et de « sang » ne font qu’un graphiquement, bien qu’ils diffèrent d’une lignée d’initiés à l’autre. Les chamanes qui se rapportent à un ancêtre commun écrivent en effet le mot « écriture-sang » au moyen d’une graphie spécifique, distincte de celle employée par leurs confrères inscrits dans d’autres lignées, tout en prononçant ce terme de la même façon : se au premier ton (les Yi-Sani en distinguent cinq).

Il semble difficile de généraliser les pratiques de transmission entre bimo tant elles reposent sur une relation intime et dialogale, portée par le sang ou transformée sous les effets des bouleversements sociaux des XIXe et XXe siècles [9]. Quoi qu’il en soit, deux modes de transmission sont à distinguer pour cette tradition chamanique – je n’évoque pas ici ce qui est observable aujourd’hui sur le terrain mais ce que cette tradition établissait comme règles de transmission avant l’ingérence de l’Etat chinois en son sein.

Soit le disciple copie directement les livres de son maître (son père, son grand-père) – ce que Bamo Ayi appelle « hereditary bimo » [10]. Il devra les copier plusieurs fois, car plus il les copie, plus il acquiert un pouvoir rituel, plus il incorpore donc l’écriture-sang de son maître. Ce type de transmission est perçu comme le plus traditionnel, le plus ancien et génèrerait les bimo renommés pour leur efficacité rituelle. Les Maîtres de la psalmodie transmettent alors les substances agnatiques et chamaniques, propres à leur lignage, par les textes manuscrits. Si plusieurs fils sont autorisés à suivre un apprentissage, un seul d’entre eux deviendra Maître de la psalmodie.

 

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[6] A.-M. Christin, L’Image écrite ou la déraison graphique, Paris, Flammarion, « Champs », 2009 [1995].
[7] P. Vial, « Yunnan : un curieux texte lolo », Annales des Missions Etrangères, 1911, p. 82.
[8] P. Vial, De la langue et de l’écriture indigènes au Yun-nan, Paris, éd. Ernest Leroux, 1890, p. 120.
[9] Voir A. Névot, Comme le sel, je suis le cours de l’eau. Le chamanisme à écriture des Yi du Yunnan (Chine), Nanterre, Société d’ethnologie, « Collection Haute Asie », 2008 ; « Une écriture chamanique bonne pour gouverner. Du processus de nationalisation des caractères d’écriture ni en caractères d’écriture yi », dans B. Baptandier et G. Charuty (dir.), Du corps au texte. Approches comparatives, Nanterre, Société d’ethnologie, 2008, pp. 293-323 ; « Chamanes et intellectuels d’Etat : les transcriptions de la mémoire écrite des Nipa (Yunnan/Chine) », dans G. Krauskopff (dir.), Les Faiseurs d’histoire, Politique de l’origine et écrits sur le passé, Nanterre, Société d’ethnologie, 2009, pp. 217-246 ; « Paul Vial (1855-1917) le “Père des esprits”. L’inculturation d’un prêtre catholique en Chine », dans P. Servais (dir.), Christianisme et Orient, 17e-21e siècles, Louvain-La-Neuve, Bruylant-Academia. 2010, pp. 153-175 ; Versets chamaniques. Le Livre du sacrifice à la terre (textes rituels du Yunnan, Chine), Nanterre, Société d’ethnologie, « Collection Ecritures », 2013 ; « The politics of Ethnicity in China and the Process of Homogenization of the Yi Nationality », dans M. Carrin, P. Kanungo et G. Toffin (dir.), The Politics of Ethnicity on the Margins of the State: Adivasis/Janjatis in India and Nepal, Delhi, Primus, 2014, pp. 279-300.
[10] Bamo Ayi, « On the Nature and Transmission of bimo Knowledge in Liangshan », dans S. Harrell (dir.), Perspectives on the Yi of Southwest China, Berkeley and Los Angeles, University of California, 2001, p. 121. La transmission en ligne directe, paternelle, est statistiquement la plus importante chez les Nuosu, une branche Yi du Sichuan. Il en était de même chez les Yi-Sani, mais avec les nouveaux processus promus par l’Etat, elle est désormais concurrencée par la transmission hors lignage. Elle est sur le point de disparaître.