La parole chrétienne en écritures chamaniques.
Les pratiques textuelles du Père Paul Vial
chez les Yi-Sani (Chine) (1887-1917)

- Aurélie Névot
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Fig. 4. P. Vial, traduction d’un texte
chamanique, 1898

Les manuscrits chamaniques, reflets des Saintes Ecritures

 

Le prêtre distingua deux temps dans son apostolat : le premier, de 1887 à 1895, fut marqué par le prosélytisme de conversion. Au cours de cette phase, le souci de Vial fut de constituer une base solide de « fidèles » à partir de laquelle il pourrait prêcher. Pour établir ce socle où le message chrétien resta au second plan, ce fut l’image du Messie libérant les affaiblis de la misère et de l’oppression qui prédomina. Profitant du statut que lui accordait le protectorat français, le missionnaire chercha ainsi à « séduire » les Yi-Sani car, précisa-t-il, « en général l’intérêt matériel les guide en tout et très volontiers et très innocemment » (Vial, Pentecôte 1895). Au terme de cette période prosélyte, l’essentiel fut de démontrer que les Yi-Sani, « brebis égarées de l’avant-garde catholique », ont bien une « religion », celle des chrétiens. On pouvait déjà lire sous la plume de Vial, en 1889 : « à propos des traditions indigènes, ils connaissent la création et possèdent le mot créer, jou, ils disent : mou klou pa ne jou, tout est créé par Dieu, il est vrai qu’ils ajoutent, “mi ne pna ne jou”, tout est créé par la terre. Le sens est qu’il y a un esprit supérieur (masculin pa) et un esprit inférieur (féminin ma) » (Vial, 19 05 1889).

 

1. La langue et l’écriture indigènes : des substrats chrétiens

 

Le missionnaire tenta de prouver que les paroles du dieu chrétien étaient originellement connues des Yi-Sani, mais que, du fait d’une dégénérescence, ces derniers les auraient oubliées. Ceci transparaît notamment dans un article que Vial intitula « Les Lolos ont-ils une religion ? », publié en 1902 [16]. Le travail du prêtre consista donc à rechercher des réminiscences chrétiennes dans les croyances locales, et notamment dans les livres rituels des bimo. Vial partageait une idée communément admise par ses confrères. C’est une « théologie de la révélation primitive » pour reprendre l’expression de Claude Prudhomme [17], les missionnaires croyant, de même que leurs prédécesseurs du XVIe siècle, retrouver une trace chrétienne dans les sociétés qu’ils souhaitaient évangéliser. On lit ainsi dans la correspondance de Vial :

 

Dieu lui-même les a déposés en nous (...). Les Lolos se présentent à nous comme une maison quelque peu délabrée par le temps et les hommes, mais qui offre encore, aux yeux non prévenus, à l’extérieur quelques beaux fragments d’architecture, et, à l’intérieur, quelques gentils recoins charmants de calme et d’hospitalité [18].

 

Le 7 décembre 1889, Vial écrivit encore : « C’est étonnant combien je trouve de racines grecques dans la langue indigène » ; puis pour mieux le prouver, il proposa le tableau comparatif suivant :

 

grec indigène
ballo          :           lancer             :           lancer
kêlê            :           tumeur              :           tumeur
bous           :           bœuf bou           :           bœuf
philos         :           ami pély          :           ami
erdos          :           image idà            :           image

 

Le missionnaire poursuivit ainsi son argumentation :

 

On dit que le grec descend du sanscrit, je croirais plutôt que le sanscrit comme le grec et ma langue [celle des Sani] descendent d’une souche commune, apanage des fils de Japhet. Je penche à croire que la race lolo est japhétique et il est étonnant combien, malgré sa position au milieu des Chinois, cette race s’est conservée, simple et bonne et franche, avec une grande mobilité de cœur et de caractère (Vial, 07 12 1889).

 

D’après la Bible, Japhet fut l’un des trois fils de Noé et d’eux descendraient toutes les nations dispersées sur la terre après la grande inondation. Les Lolos (Yi) étant divisés en branches et parlant des langues différentes de celle(s) des Han, Vial les associa aux descendants de Japhet.

Il aboutit par ailleurs à la conclusion que les textes rituels des bimo nous ramèneraient également au temps biblique : « La littérature lolotte [yi-sani] est restée ce que probablement elle était quand nos premiers pères se sont séparés sur les monts Pamir ou ailleurs et la tribu gni [yi-sani] est peut-être celle qui a la mieux conservé la tradition primitive, parce que, seule à ma connaissance, elle possède encore des livres qu’elle sait expliquer. On sent qu’on n’est pas devant une œuvre originale, et j’ai pensé expliquer toutes ces anomalies en les considérant comme des œuvres traduites, mais traduites d’après un texte écrit en une langue polysyllabique » [19]. Et sans réserve, le prêtre de conclure : « L’origine de ces livres remonterait donc jusqu’à cette époque où les Lolos, habitant leur pays primitif, côtoyaient une race aryenne » [20].

 

2. La genèse biblique et la « généalogie lolo »

 

C’est en 1898 que Vial découvrit ce qu’il appela la « généalogie lolo » grâce à un bimo du nom de « long nez » [21]. En traduisant ces manuscrits, il dit relire la genèse biblique. Comme bon nombre de ses collègues avant et après lui, Vial était conscient de devoir assurer la pérennité financière de son apostolat en mettant en avant des éléments locaux susceptibles de convaincre les autorités ecclésiastiques du bienfondé de sa mission. Il distingua alors les parties suivantes : la création du monde et de l’homme, la désobéissance de la trinité humaine à la trinité divine, l’époque de sécheresse universelle, l’époque du déluge universel, l’époque des ténèbres universelles, et la rédemption de l’humanité (fig. 4).

Dans la partie « création du monde », Vial traduisit par « Dieu » le nom de Gedze, divinité la plus puissante du panthéon yi-sani qui engendra le ciel blanc et la terre noire. Commentant « l’époque du déluge », il considéra que les ancêtres des Yi-Sani furent sauvés par l’arche de Noé. Au tournant du XXe siècle, Marie de La selle lui fit parvenir la bible du Père Vigouroux. Voici ce que Vial nota encore à sa lecture : « J’ai fait une remarque frappante pour un petit détail, il s’agit du déluge ; M. Vigouroux fait remarquer (p. 298, premier volume) que le nom de l’arche, en hébreu, Lebah, signifie ici coffre, or dans la tradition indigène du déluge, le mot “leke” a absolument le même sens » (Vial, 08 05 1899). Le missionnaire rapprocha par ailleurs les livres de divination des bimo de l’almanach prophétique de Mathieu de la Drôme [22] ; ils auraient « quelques lointaines ressemblances » écrivit-il [23].

 

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[16] P. Vial, « Les Lolos ont-ils une religion ? », Paris, Annales des Missions étrangères de Paris, 1902, pp. 128-139.
[17] C. Prudhomme, Stratégie missionnaire du Saint Siège sous Léon XIII : 1878-1903, Rome, Ecole française de Rome, 1994, p. 204.
[18] P. Vial, « L’esprit et le cœur chez les Lolos », Paris, Annales des Missions étrangères de Paris, 1904, p. 138.
[19] P. Vial, « Les Gni ou Gni-p’a: tribu lolotte du Yun-nan », Paris, Revue des Missions catholiques, 1894, p. 304.
[20] Ibid.
[21] P. Vial, Les Lolos - Histoire. Religion, Mœurs, Langue, Ecriture, Shanghai, Etudes sino-orientales, imprimerie de la Mission catholique, 1898, p. 8.
[22] Suite à la publication de De la prédiction du temps, en 1862, Mathieu de la Drôme publia à partir de 1863 un almanach annuel rendant compte de ses prédictions du temps basées sur les phases de la lune.
[23] P. Vial, « L’esprit et le cœur chez les Lolos », op. cit., p. 132.