« Comme on sculpte » : de l’écriture à la
lecture ? Réflexions à partir de la poésie
des XXe et XXIe siècles

- Claire Gheerardyn
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Conclusion

 

S’il faut imaginer qu’on écrit comme on sculpte, les écrivains, et tout particulièrement les poètes, privilégient le procédé de la taille, per via di levare, comme modèle imaginaire. Le modelage, menant au travail du bronze, a été considéré comme un art moindre, ne relevant pas tout à fait de la sculpture [76]. Il continue de souffrir du mépris relatif dans lequel on l’a longtemps tenu. Néanmoins, quand bien même les textes insistent sur la taille, comme on l’a vu avec Merrill et Foer, ils peuvent être considérés, d’une manière plus générale, comme relevant de l’alliage, du modelage, de l’assemblage [77]. Allons même plus loin : toute lecture procède via di porre, par adjonction de matière dans l’esprit du lecteur [78]. La lecture sculpturale permet quant à elle de pétrir en esprit un texte pour le transformer. Il ne s’agit pas de traiter le texte comme un minéral à tailler, mais plutôt comme une glaise souple, comme une forme jamais tout à fait définitive, réservoir de transformations potentielles. Le modèle imaginaire du modelage cesse ici de s’opposer à celui de la taille : il le subsume.

Tentons une ultime lecture sculpturale, appliquée à une page de Carl Andre. Dans une lettre de 1963 [79], Andre cite un fragment relevé dans la première édition américaine des poèmes complets de Michel-Ange, parue en 1960. Cette dernière présentait, en guise de vers liminaires, les quelques mots suivants [80] :

 

David with a sling
And I with a Bow.

Michelagnolo.

Broken is the High Column.

 

David avec une fronde
Et moi avec un Arc.

Michelagnolo.

Elle est brisée, la Haute Colonne.

 

Ces lignes ont été inscrites sur un dessin rassemblant deux études à la plume : l’une dresse à la verticale, sur la base d’une épaule, un long bras masculin qui surplombe le reste de la page ; l’autre représente David, le pied sur la tête de Goliath (fig. 9). Le paragone a rapproché le dessin, art des contours, de la sculpture. L’esquisse en question se rapporte probablement au David de bronze, désormais perdu, réalisé en 1508 par Michel-Ange pour Pierre de Rohan. On y lit : « Davicte cholla fromba / e io chollarcho / Michelagniolo ». Et plus bas sur la page, on déchiffre : « Rocte l’alta cholonna el verd[e] ». C’est-là une citation du premier vers du sonnet CCLXIX de Pétrarque : « Rott’è l’alta colonna el verde lauro... » [81].

Avec cet objet trouvé, nous sommes face à un « poème involontaire », au sens où Brassaï a parlé de « sculptures involontaires ». Sensible à l’irradiation de ce petit fragment, l’éditeur a choisi de le lire presque comme un quatrain. Les majuscules introduites au début de chaque ligne contribuent à créer un effet de poème, renforcé, dans la traduction anglaise, par le schéma rythmique parallèle des trois premières lignes et par l’assonance entre « Bow » et « Michelagnolo », à la manière d’une rime minimale. L’éditeur retaille ce petit bloc verbal, retranchant les derniers mots (« el verd »). L’absence de « the green » crée une arrête plus tranchante, faisant saillir les mots « High Column ». La dernière ligne demeure détachée : l’éditeur lutte contre la tentation de remodeler ces mots sous une forme trop cohérente [82].

Ces annotations rapides, jetées sur l’esquisse, intriguent dans leur brièveté. En quoi ce « poème involontaire » relève-t-il du sculptural ? On peut à tout le moins le considérer comme un élément dans un assemblage : Michel Ange réunit deux dessins différents à trois fragments verbaux. Il ajointe des morceaux hétérogènes : une revendication rythmée, pleine de force, énoncée à la première personne ; un nom, qui sert aussi de signature au dessin ; et enfin une citation : dans des mots tracés au présent, il emboîte un vers trouvé (là encore) chez Pétrarque. En citant ce fragment, le « poème » inscrit sur le dessin devient lui-même la Haute Colonne brisée, dont le lecteur ne recueille plus qu’un ultime débris. On retrouve l’imaginaire de l’érosion qui travaille Merrill.

Carl Andre pétrit et remodèle les mots de Michel Ange pour leur conférer de nouveaux sens. Il révèle ainsi la plasticité de ce fragment. Le pronom à la première personne du singulier se fait objet de transformations successives. Endossé par Michel-Ange, il affirme le pouvoir de l’artiste, capable d’accomplir l’exploit héroïque de David. L’outil servant à sculpter l’argile, c’est-à-dire « l’arc de découpe » (« Bow »), prend le relai de la fronde (« sling ») pour renverser Goliath. Mais si le bras tracé à la plume est une « Haute Colonne » prête à s’effondrer, l’œuvre est à la fois triomphe et échec. Dans sa lettre, Carl Andre commence par proposer une tout autre interprétation. Il imagine que c’est le dieu Amour qui parle, armé de son arc, se réjouissant d’avoir infligé une défaite à Michel-Ange. Pourtant, l’épistolier lui-même finit par prendre en charge cette première personne. Les mots « high column » l’ont aimanté en raison de l’amour qu’il porte à la Colonne sans fin de Brancusi. Autour de cette autre Colonne, pivote l’œuvre d’Andre. Ce dernier propose des colonnes tombées à terre, parfois transformées en routes sur lesquelles marcher. La fin de la lettre fond les maillons d’une chaîne rassemblant les œuvres d’au-moins trois sculpteurs-poètes : Michel-Ange (auteur des sonnets), Brancusi (auteur d’aphorismes poétiques, et dont les oiseaux forment encore d’autres colonnes, hautes et précaires) et lui-même (auteur de poésie concrète et parfois de « sonnets »). En s’appropriant le « poème » de Michel-Ange, Carl Andre lance une interrogation au sculptural. Pour lui, « sculpter », ce n’est plus dresser des formes à la verticale, mais les faire tomber à l’horizontale [83], c’est réduire les volumes en miettes élémentaires. Ainsi, Carl Andre remodèle le référent du quatrain. Il pétrit les mots de Michel-Ange pour qu’ils nomment le protocole formant le centre de sa propre œuvre.

Des lectures successives métamorphosent l’argile du « poème involontaire » de Michel-Ange. C’est peut-être retrouver ce que Man Ray et Anri Sala nous ont révélé, l’un avec sa Sculpture mouvante, l’autre avec Air Cushionned Ride : l’expérience de la forme étendue dans l’espace est celle d’un objet pris dans des transformations progressives. D’une sculpture (et en particulier d’une ronde-bosse), nous ne voyons pas tout d’emblée. De même, dans la lecture sculpturale, le texte n’est pas figé. Sa forme et ses significations se transforment, prises dans un devenir.

 

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[76] Citons un exemple révélateur trouvé dans le Journal des frères Goncourt, dont l’un pause pour le sculpteur Alexandre Carpentier. Les débuts de cet artiste sont rapportés en ces termes : « Il a voulu se faire sculpteur, ayant alors la conception d’un sculpteur, comme d’un homme monté sur un échafaudage, frappant sur un ciseau avec un maillet. […] [Aux Beaux-Arts], pétrir de la glaise ne lui semblait pas, avec les idées de son enfance, l’œuvre d’un vrai sculpteur, d’un sculpteur frappant, à tour de bras, sur de la matière dure » (Entrée du 8 juillet 1894, E. de Goncourt, Journal des Goncourt : mémoires de la vie littéraire, t. IX, Paris, Bibliothèque Charpentier, G. Charpentier et E. Fasquelle, 1896, pp. 232-233).
[77] « Bronze » (1984), autre poème de Merrill, est ostensiblement créé per via di porre, par adjonction de sections de textes hétérogènes. L’italique affiche délibérément la diversité des matériaux utilisés (J. Merrill, « Bronze », Late Settings [1985], Collected Poems, Op. cit., p. 449-458).
[78] Pour Bee Library, œuvre installée de 2012 à 2014 au Yorkshire Sculpture Park, Alec Finlay et Rachel Bollen ont suspendu dans les arbres vingt-quatre livres et les ont transformés pour accueillir des abeilles sauvages. On peut considérer que le trajet reliant chacun de ces nids éphémères, permettant d’ajouter les livres les uns aux autres, forme une sculpture per via di porre, métaphore de la lecture. Chacun des livres a été choisi pour son rapport avec l’apiculture, rappelant que lire consiste à récolter du nectar et à faire un miel de pensée, et peut-être aussi une cire.
[79] C. Andre, « Lettre du 8 novembre 1963 à Reno Odlin », Cuts, Op. cit., p. 240.
[80] Complete Poems of Michelangelo, traduction par Joseph Tusiani, York New, Noonday Press, 1960, p. 1. Lorsque les poèmes paraissent dans une tout autre édition, le traducteur Creighton Gilbert explique qu’il a choisi d’omettre ce quatrain. Il estime « excessif » d’y voir un poème. Voir “Translator’s Foreword to the Second Edition”, Complete Poems and Selected Letters of Michelangelo, édition de R. N. Linscott, traduction de C. Gilbert, Princeton, Princeton University Press, 1980, pp. XXII-XXIII.
[81] Fr. Pétrarque, « Brisée est la colonne haute et le laurier vert », Canzoniere. Le Chansonnier, édition bilingue, trad. Pierre Blanc, Paris, Bordas, « Classiques Garnier », 1988, pp. 428-431.
[82] Carl Andre achève de transformer ces mots en quatrain et il remplace Michelagnolo par « Michelangelo » : « David with a sling / And I with a bow./  Michelangelo / Broken is the high column ».
[83] Andre a déclaré : « Je ne fais que poser la Colonne sans fin de Brancusi à même le sol au lieu de la dresser vers le ciel. Presque toute la sculpture est priapique, avec l’organe mâle dressé en l’air. Dans mon travail, Priape est tombé par terre. La position ainsi engagée consiste à courir à la surface de la terre » (« All I’m doing is putting Brancusi’s Endless Column on the ground, instead of in the sky. Most sculpture is priapic with the male organ in the air. In my work, Priapus is down on the floor. The engaged position is to run along the earth. »), D. Bourdon, « The Razed Sites of Carl Andre: A Sculptor Laid Low by the Brancusi Syndrome », Artforum, vol. 5, n° 2, octobre 1966, p. 15, nous traduisons.