Conclusion
    
   S’il faut imaginer qu’on  écrit comme on sculpte, les écrivains, et tout particulièrement les poètes, privilégient le procédé de la taille, per  via di levare, comme modèle imaginaire. Le modelage, menant au travail du  bronze, a été considéré comme un art moindre, ne relevant pas tout à fait de la  sculpture [76]. Il continue de souffrir  du mépris relatif dans lequel on l’a longtemps tenu. Néanmoins, quand bien même les textes insistent sur la taille, comme on  l’a vu avec Merrill et Foer, ils peuvent être considérés, d’une manière plus  générale, comme relevant de l’alliage, du modelage, de l’assemblage [77]. Allons même plus loin : toute lecture  procède via di porre, par adjonction de matière dans l’esprit du lecteur [78]. La lecture sculpturale permet quant à elle  de pétrir en esprit un texte pour le transformer. Il ne s’agit pas de traiter  le texte comme un minéral à tailler, mais plutôt comme une glaise souple, comme  une forme jamais tout à fait définitive, réservoir de transformations  potentielles. Le modèle imaginaire du modelage cesse ici de s’opposer à celui  de la taille : il le subsume.
   Tentons une ultime lecture sculpturale, appliquée à  une page de Carl Andre. Dans une lettre de 1963 [79], Andre cite un fragment relevé dans la première  édition américaine des poèmes complets de Michel-Ange, parue en 1960. Cette  dernière présentait, en guise de vers liminaires, les quelques mots suivants [80] :
    
   
   David  with a sling
     And  I with a Bow.
   Michelagnolo. 
   Broken  is the High Column.
    
   David  avec une fronde
     Et  moi avec un Arc. 
   Michelagnolo.
   Elle  est brisée, la Haute Colonne. 
    
     
   Ces lignes ont été inscrites sur un dessin  rassemblant deux études à la plume : l’une dresse à la verticale, sur la base  d’une épaule, un long bras masculin qui surplombe le reste de la page ;  l’autre représente David, le pied sur la tête de Goliath (fig. 9). Le paragone a rapproché le dessin, art des contours, de la sculpture. L’esquisse en  question se rapporte probablement au David de bronze, désormais perdu,  réalisé en 1508 par Michel-Ange pour Pierre de Rohan. On y lit : « Davicte  cholla fromba / e io chollarcho / Michelagniolo ». Et plus bas sur la  page, on déchiffre : « Rocte l’alta cholonna el verd[e] ».  C’est-là une citation du premier vers du sonnet CCLXIX de Pétrarque :  « Rott’è l’alta colonna el verde lauro... » [81].
   Avec cet objet trouvé, nous sommes face à un  « poème involontaire », au sens où Brassaï a parlé de  « sculptures involontaires ». Sensible à l’irradiation de ce petit  fragment, l’éditeur a choisi de le lire presque comme un quatrain. Les  majuscules introduites au début de chaque ligne contribuent à créer un effet de  poème, renforcé, dans la traduction anglaise, par le schéma rythmique parallèle  des trois premières lignes et par l’assonance entre « Bow » et  « Michelagnolo », à la manière d’une rime minimale. L’éditeur retaille ce petit bloc verbal, retranchant les derniers mots (« el verd »).  L’absence de « the green » crée une arrête plus tranchante,  faisant saillir les mots « High Column ». La dernière ligne  demeure détachée : l’éditeur lutte contre la tentation de remodeler ces  mots sous une forme trop cohérente [82].
   Ces annotations rapides, jetées sur l’esquisse,  intriguent dans leur brièveté. En quoi ce « poème involontaire » relève-t-il  du sculptural ? On peut à tout le moins le considérer comme un élément  dans un assemblage : Michel  Ange réunit deux dessins différents à trois fragments verbaux. Il  ajointe des morceaux  hétérogènes : une revendication rythmée, pleine de force, énoncée à  la première personne ; un nom, qui sert aussi de signature au  dessin ; et enfin une citation : dans des mots tracés au présent, il  emboîte un vers trouvé (là encore) chez Pétrarque. En citant ce  fragment, le « poème » inscrit sur le  dessin devient lui-même la Haute Colonne brisée, dont le lecteur ne recueille  plus qu’un ultime débris. On retrouve l’imaginaire de l’érosion qui travaille  Merrill.
   Carl Andre pétrit et remodèle les mots de Michel  Ange pour leur conférer de nouveaux sens. Il révèle ainsi la plasticité de ce  fragment. Le pronom à la première personne du singulier se fait objet de  transformations successives. Endossé par Michel-Ange, il affirme le pouvoir de  l’artiste, capable d’accomplir l’exploit héroïque de David. L’outil servant à  sculpter l’argile, c’est-à-dire « l’arc de découpe » (« Bow »),  prend le relai de la fronde (« sling ») pour renverser Goliath.  Mais si le bras tracé à la plume est une « Haute Colonne » prête à  s’effondrer, l’œuvre est à la fois triomphe et échec. Dans sa lettre, Carl  Andre commence par proposer une tout autre interprétation. Il imagine que c’est  le dieu Amour qui parle, armé de son arc, se réjouissant d’avoir infligé une  défaite à Michel-Ange. Pourtant, l’épistolier lui-même finit par prendre en  charge cette première personne. Les mots « high column » l’ont  aimanté en raison de l’amour qu’il porte à la Colonne sans fin de Brancusi. Autour de cette autre Colonne,  pivote l’œuvre d’Andre. Ce dernier propose des colonnes tombées à terre, parfois transformées en routes sur  lesquelles marcher. La fin de la lettre fond les maillons d’une chaîne  rassemblant les œuvres d’au-moins trois sculpteurs-poètes : Michel-Ange  (auteur des sonnets), Brancusi (auteur d’aphorismes poétiques, et dont les  oiseaux forment encore d’autres colonnes, hautes et précaires) et lui-même  (auteur de poésie concrète et parfois de « sonnets »). En  s’appropriant le « poème » de Michel-Ange, Carl Andre lance une  interrogation au sculptural. Pour lui, « sculpter », ce n’est plus  dresser des formes à la verticale, mais les faire tomber à l’horizontale [83], c’est réduire les volumes en miettes  élémentaires. Ainsi, Carl Andre remodèle le référent du quatrain. Il pétrit  les mots de Michel-Ange pour qu’ils nomment le protocole formant le centre de  sa propre œuvre.
   Des lectures successives métamorphosent l’argile du  « poème involontaire » de Michel-Ange. C’est peut-être retrouver ce  que Man Ray et Anri Sala nous ont révélé, l’un avec sa Sculpture mouvante,  l’autre avec Air Cushionned Ride : l’expérience de la forme étendue  dans l’espace est celle d’un objet pris dans des transformations progressives.  D’une sculpture (et en particulier d’une ronde-bosse), nous ne voyons pas tout  d’emblée. De même, dans la lecture sculpturale, le texte n’est pas figé. Sa  forme et ses significations se transforment, prises dans un devenir.
     
    
    
 
   [76] Citons un exemple révélateur trouvé dans le Journal des frères Goncourt, dont l’un pause pour le sculpteur Alexandre Carpentier.  Les débuts de cet artiste sont rapportés en ces termes : « Il a voulu  se faire sculpteur, ayant alors la conception d’un sculpteur, comme d’un homme  monté sur un échafaudage, frappant sur un ciseau avec un maillet. […] [Aux  Beaux-Arts], pétrir de la glaise ne lui semblait pas, avec les idées de son  enfance, l’œuvre d’un vrai sculpteur, d’un sculpteur frappant, à tour de bras,  sur de la matière dure » (Entrée du 8 juillet 1894, E. de Goncourt, Journal  des Goncourt : mémoires de la vie littéraire, t. IX, Paris,  Bibliothèque Charpentier, G. Charpentier et E. Fasquelle, 1896,  pp. 232-233).
[77] « Bronze » (1984), autre poème de  Merrill, est ostensiblement créé per via  di porre, par adjonction de sections de textes hétérogènes. L’italique  affiche délibérément la diversité des matériaux utilisés (J. Merrill,  « Bronze », Late Settings [1985], Collected Poems, Op. cit., p. 449-458).
[78] Pour Bee Library, œuvre installée de 2012 à 2014 au Yorkshire Sculpture Park, Alec  Finlay et Rachel Bollen ont suspendu dans les arbres vingt-quatre livres et les  ont transformés pour accueillir des abeilles sauvages. On peut considérer que  le trajet reliant chacun de ces nids éphémères, permettant d’ajouter les livres  les uns aux autres, forme une sculpture per via di porre, métaphore de  la lecture. Chacun des livres a été choisi pour son rapport avec l’apiculture,  rappelant que lire consiste à récolter du nectar et à faire un miel de pensée,  et peut-être aussi une cire. 
[79] C. Andre, « Lettre du 8 novembre 1963 à  Reno Odlin », Cuts, Op. cit., p. 240.
[80] Complete Poems of Michelangelo, traduction par Joseph Tusiani, York New,  Noonday Press, 1960, p. 1. Lorsque  les poèmes paraissent dans une tout autre édition, le traducteur Creighton  Gilbert explique qu’il a choisi d’omettre ce quatrain. Il estime  « excessif » d’y voir un poème. Voir “Translator’s Foreword to the  Second Edition”, Complete Poems and Selected Letters of Michelangelo,  édition de R. N. Linscott, traduction de C. Gilbert, Princeton,  Princeton University Press, 1980, pp. XXII-XXIII.
[81] Fr. Pétrarque, « Brisée est la colonne  haute et le laurier vert », Canzoniere. Le Chansonnier, édition  bilingue, trad. Pierre Blanc, Paris, Bordas, « Classiques Garnier »,  1988, pp. 428-431.
[82] Carl Andre achève de transformer ces mots en  quatrain et il remplace Michelagnolo par « Michelangelo » :  « David with a sling / And I with a bow./  Michelangelo / Broken is the high column ».
[83] Andre a déclaré : « Je ne fais que poser  la Colonne sans fin de Brancusi à même le sol au lieu de la dresser vers  le ciel. Presque toute la sculpture est priapique, avec l’organe mâle dressé en  l’air. Dans mon travail, Priape est tombé par terre. La position ainsi engagée  consiste à courir à la surface de la terre » (« All I’m doing is putting Brancusi’s Endless Column on the  ground, instead of in the sky. Most sculpture is priapic with the male organ in  the air. In my work, Priapus is down on the floor. The engaged position is to  run along the earth. »), D. Bourdon, « The Razed Sites  of Carl Andre: A Sculptor Laid Low by the Brancusi Syndrome », Artforum,  vol. 5, n° 2, octobre 1966, p. 15, nous traduisons.