Une photographie de Man Ray montre des linges suspendus, plissés, gonflés par le vent. Le titre de cette œuvre, Moving Sculpture [Sculpture mouvante] [13] est ambigu. Il s’oppose à la dureté d’un matériau fixe. Caractérise-t-il l’image photographique en deux dimensions, produite par un sculpteur œuvrant avec un appareil photographique [14] ? La photographe Marie-Hélène Le Ny a ainsi déclaré : « Mes photographies sont mises en œuvre dans le temps comme une sculpture qu’il faut façonner et autour de laquelle il faut tourner » [15]. Le titre Sculpture mouvante désigne-t-il plutôt ce que l’image représente, rappelant les drapés antiques ? La sculpture serait bien alors une forme, inscrite dans la matière et se déployant dans l’espace, mais Man Ray en refuserait la fixité. Comme les draps suspendus au vent, elle se transformerait, vibrerait, projetterait des ombres changeantes, elle évoluerait à mesure que l’on tournerait autour d’elle pour en découvrir de nouveaux aspects. Cette photographie montre en effet plusieurs draps comme s’ils étaient un seul et même objet, saisi sous plusieurs angles. C’est ce que nous nommons la « volte ». Quel enseignement en tirer ? Le texte sculptural ne pourrait-il être celui qui se transforme à mesure que l’on « tourne autour de lui » pour effectuer une « volte », c’est-à-dire à mesure qu’on le parcourt ? Une autre œuvre déconcertante confirme cette approche. La volte, permettant de donner forme à un matériau, est captée dans une vidéo de l’Albanais Anri Sala, intitulée Air Cushionned Ride (2007). L’artiste tourne en voiture sur une aire d’autoroute afin de capter à la radio de la musique baroque, dont l’émission est perturbée par de la musique country. Or Sala nomme « sculpture » la musique en transformation dans l’étendue et la vidéo qui en résulte [16]. Il s’est probablement souvenu de la spatialisation des sons opérée par la Sculpture musicale conçue par John Cage avec Marcel Duchamp [17]. Chez Anri Sala, la « sculpture » est ce qui se transforme et parfois ce qui échappe, ce qui se dérobe, tandis qu’un sujet récepteur se déplace.
« Qu’est-ce que la sculpture ? » Deux sculpteurs américains, Isamu Noguchi (1904-1988) et Carl Andre (1935-2024) ont fait de cette interrogation un aiguillon. Elle les pousse à ouvrir l’empan de leur œuvre, à étendre la définition de l’art qu’ils exercent. Ils nous apprennent à nous poser cette question à notre tour. Or il s’avère que pour Noguchi et Andre, cette interrogation est nourrie par le contact avec la poésie, au point d’imaginer des échanges possibles entre sculptures et poèmes.
Le minimaliste Carl Andre refuse de donner à sa sculpture des formes et des modalités trop aisément reconnaissables, et en cela il offre un terrain de réflexion privilégié pour tenter d’approcher le sculptural, réduit à quelques composants élémentaires : des matériaux laissés bruts, l’acte « clastique » consistant à fendre l’espace, la permutation de formes modulaires, l’expérience de l’étendue éprouvée à même le corps d’un regardeur qui marche sur l’œuvre ou qui chemine entre des volumes. Cet artiste est venu à la sculpture en découvrant, par l’entremise de son ami l’artiste Hollis Frampton, les textes d’Ezra Pound consacrés à Brancusi et à Gaudier-Brzeska [18]. Dès lors, pour Carl Andre, la poésie a constitué la voie d’accès à la sculpture et, dans cette perspective, il a composé des centaines de poèmes, souvent exposés, reposant fréquemment sur l’agencement de syntagmes ou de particules de langage, traités comme les modules disjoints qu’il dispose et déplace sur le sol des galeries [19]. Il a pu arriver qu’Andre propose des « équivalences » entre ses sculptures et ses textes, ou qu’il remplace ses œuvres en volume par des poèmes, quand il n’avait pas les moyens de se procurer du bois ou du métal.
La poésie forme aussi, pour Isamu Noguchi, un point d’origine dans la mesure où son père est Yonejirō Noguchi (plus connu sous le nom de Yone Noguchi), poète japonais installé aux Etats-Unis et publiant tantôt en anglais, tantôt en japonais. Sa mère, l’écrivaine américaine Leonie Gilmour, a largement contribué à éditer les œuvres de ce dernier. Pour Isamu Noguchi, la poésie constitue alors la référence à laquelle mesurer l’œuvre de sculpture. Dans le texte présentant sa candidature à une bourse de la fondation Guggenheim, il écrit en 1926 : « Mon père […] est célèbre depuis longtemps pour s’être fait l’interprète de l’Orient à destination de l’Occident par l’entremise de la poésie. J’aspire à faire la même chose par l’entremise de la sculpture » [20]. La formule est ambiguë. La sculpture doit-elle endosser la même mission d’intermédiaire entre les cultures que la poésie du père ? Ou bien s’agit-il ici de concevoir la sculpture comme une forme de poésie continuée ?
En 1979, Carl Andre donne à un texte le titre suivant : « Réponse à une question fréquemment posée, et qui ne trouve jamais de réponse satisfaisante ». Ces lignes réagissent à une question laissée tacite : « Qu’est-ce donc que la sculpture ? » [21]. Andre propose une nuée de variations sur les mots « forme », « structure » et « lieu ». Le texte se présente comme une liste d’éléments de réponse, dont aucun ne serait suffisant à lui seul :
sculpture as form sculpture as structure sculpture as place
sculpture as a formmaking sculpture sculpture as
structuremaking sculpture as placemaking
sculpture as forming sculpture as structuring
sculpture as placing [22]
la sculpture en tant que forme la sculpture en tant que structure la sculpture en tant que lieu
la sculpture en tant que sculpture formant-des-formes la sculpture en tant que
formant-des-structures la sculpture en tant que formant-des-lieux
la sculpture en tant qu’elle forme la sculpture en tant qu’elle structure
la sculpture en tant qu’elle situe
Le reste du texte cite un célèbre poème de Wallace Stevens (« Anecdote of a Jar », 1923), comme si seuls ces vers, qui n’évoquent pourtant pas exactement une sculpture, pouvaient faire comprendre comment toute sculpture intrique lieu, forme et structure.
La définition de la sculpture passerait donc nécessairement par le recours à la poésie. Et surtout, l’énumération des éléments de réponses, loin de se clore sur elle-même, pourra encore croître. Or c’est dans cette ouverture que convergent Noguchi et Carl Andre. En 1968, Noguchi avait déjà affirmé : « Tout est sculpture... Tout matériau, toute idée qui naît sans encombre dans l’espace, je les considère comme sculpture » (« Everything is sculpture… Any material, any idea without hindrance born into space, I consider sculpture » [23]). Tout en dématérialisant lui aussi la sculpture, Noguchi pousse dans ses derniers retranchements le principe selon lequel cet art est défini par un déploiement dans l’étendue : ainsi un morceau de musique (comme chez Ligeti et Sala), un élan de l’esprit ou de l’imagination (comme chez Brancusi et tant d’autres à sa suite) et, bien sûr, un texte peuvent constituer en ce sens autant de « sculptures ».
[13] Man Ray, Sculpture mouvante ou La France, 1920, négatif gélatino-argentique sur plaque de verre, H. 0,9 m ; L. 0,12 m, Centre Pompidou (voir en ligne. Consulté le 15 août 2024). L’image porte un deuxième titre, La France, qui est laissé ouvert à l’interprétation du regardeur : est-ce parce que pour le jeune Man Ray, qui ne s’est pas encore installé en France (il arrivera à Paris en 1921), ce pays est synonyme de lavandières laissant le linge sécher dehors ? Est-ce aussi un commentaire sur le fait que la sculpture dans l’espace public est avant tout constituée de monuments patriotiques, exaltant une idée de la France ?
[14] Voir Pygmalion photographe. La sculpture devant la caméra : 1844-1936, sous la direction de R. M. Mason, Genève, Musée d’art et d’histoire, 1985.
[15] Cité par Fr. Soulages, « Le Corps de la photographie », dans L’Invisible du visible – Pour une sémiotique de la sculpture,sous la direction de M. Costantini, VISIO, vol. 7, n° 3-4, automne 2002-hiver 2003, p. 237.
[16] Propos de l’artiste durant une conversation avec Svetlana Boym, Conférence à Harvard University, 2008.
[17] J. Cage, Sculpture musicale, sons durant et partant de différents points et formant une sculpture sonore qui dure, Madrid, Estampa Ediciones, 1991. Le titre semble avoir été modelé par Marcel Duchamp à partir de l’homonymie, en français, entre l’adjectif « dur » et le verbe « durer ». Cette sculpture sonore déployée dans l’espace, transforme le matériau dur en temps.
[18] Voir M. Perloff, « The Palpable Word: The one hundred sonnets » dans Carl Andre: Sculpture as Place, 1958-2010, sous la direction de Ph. Vergne et Y. Raymond, New York-Paris, Dia Art Foundation – Musée d’art, 2016, p. 290. Ce catalogue d’exposition contient des études particulièrement stimulantes sur la poésie de Carl Andre, et ses croisements possibles avec la sculpture.
[19] On trouvera un certain nombre de ces poèmes reproduits dans le catalogue d’exposition suivant : Carl Andre: Poems, sous la direction de L. Kost, Zurich, JRP/Ringier, 2014.
[20] « My Father, Yone Noguchi is Japanese and has long been known as an interpreter of the East and West, through poetry. I wish to do the same thing through sculpture », cité dans D. Ashton, Noguchi East and West, New York, A. A. Knopf, p. 23.
[21] Cette question a offert la matrice de titres de publications importantes comme le livre de R. Goldwater, What is Modern Sculpture?, New York, MoMA, 1970.
[22] C. Andre, « Notes on a Question Frequently Asked, Never Satisfactorily Answered », déclaration pour le Berkeley University Art Museum, 1979, Cuts: Texts 1959-2004, Cambridge (Mass.), the MIT Press, 2005, pp. 190-191, nous traduisons.
[23] I. Noguchi, Isamu Noguchi. A Sculptor’s World, New York, Harper and Row, 1968, p. 26.