Quelles sont donc ces qualités, caractérisant la sculpture mais parfois transférées aux textes ? La réponse butte sur un obstacle : ce que les poètes du XXe siècle nomment « sculpture » n’est plus nécessairement ce que Théophile Gautier nommait sculpture en 1857 quand il imaginait la figure d’un poète-statuaire [6]. De même que la poésie opère à travers le temps des révolutions dans ses formes, de même l’art de la sculpture se transforme, alors que les textes continuent de s’espérer ou de se rêver sculpturaux. La sculpture au XXe siècle a éclaté, hors des limites qui lui avaient été assignées, en une infinité de pratiques nouvelles, au point qu’il devient parfois ardu de la reconnaître. Le minimalisme et l’art conceptuel mettent tout particulièrement à l’épreuve nos définitions de cet art. Les poètes des XXe et XXIe siècles continuent de placer Michel Ange et Rodin au cœur d’une pensée du sculptural, mais ils leur adjoignent des artistes qui réinventent drastiquement la figuration, voire qui renoncent à celle-ci : des sculpteurs comme Alberto Giacometti, Henry Moore, Isamu Noguchi et Carl Andre. Plus que tout autre, Constantin Brancusi apparaît comme le sculpteur par excellence, celui qui a entièrement recomposé l’art autour de lui, comme le soulignent à l’envi Isamu Noguchi [7] et Carl Andre, dont les noms reviendront au cours des pages qui vont suivre.
Pour se mettre en quête du sculptural dans les textes, il convient donc de s’interroger sur ce qui peut être désigné comme sculpture, sans jamais tenir les réponses pour acquises ou valables de manière définitive. Ici, la difficulté même est une chance, un défi obligeant à penser plus. L’historienne de l’art Rosalind Krauss invite ainsi à explorer la sculpture dans son « champ élargi » [8], c’est-à-dire dans ses proximités fécondes avec l’architecture, la construction, l’installation, les arts du paysage (et tout particulièrement le land art), la performance, les arts du textile, le lettrage, la poésie concrète, toute œuvre d’art in situ, etc. C’est dans ce champ élargi que sculpture et texte se rencontrent.
Martina Droth et Penelope Curtis dans l’exposition « Prendre forme » (« Taking Shape » [9]) proposaient d’apprendre à voir la sculpture là où on ne la distingue pas habituellement – en l’occurrence dans le mobilier sculpté. A notre tour de rechercher le sculptural dans les textes. Il faut apprendre à le faire émerger, au prix d’un effort, et d’une activité dynamique de lecture de sorte qu’à son tour le texte puisse prendre forme.
Se demander : « Qu’est-ce que la sculpture ? »
Traditionnellement, on a distingué deux moyens de sculpter, celui qui consiste à retrancher de la matière (per via di levare), c’est-à-dire à tailler ; celui qui consiste à ajouter de la matière (per via di porre), c’est-à-dire à modeler. Cette distinction a notamment été formulée par Alberti (1404-1472) dans le traité De Statua (publié en 1464) [10]. Pourtant, la sculpture est sans cesse réduite au procédé per via di levare. Le Trésor de la Langue française (1994), le Nouveau Petit Robert (2008) et l’édition actuelle du Dictionnaire de l’Académie française (amorcée dans les années 1980, et encore en travail) s’accordent ainsi sur la définition du verbe « sculpter ». Ils y voient l’action de « tailler un matériau dur », et c’est seulement dans un second temps qu’ils étendent cette définition au fait de « réaliser une œuvre d’art en trois dimensions grâce à diverses techniques » (Dictionnaire de l’Académie française).
L’une des sculptures les plus importantes du XXe siècle, La Colonne sans fin (ou Colonne de l’infini) de Brancusi, a été élaborée dans des matières dures – le chêne, le peuplier, la fonte – mais elle déborde des limites de cette définition. Le titre Colonne sans fin s’applique à diverses œuvres dont à partir de 1918 la réalisation jalonne la vie de Brancusi : ce dernier a accompli un travail sans fin sur la Colonne toujours recommencée. Dans ses différentes versions, la Colonne se compose toujours d’une série de rhombes (ou doubles pyramides) identiques. Le solide en contact avec le sol et celui en contact avec le ciel se présentent comme des demi-rhombes, des formes incomplètes. Or, rien n’explique que les éléments composant l’œuvre cessent soudain de se multiplier. Les regardeurs de la Colonne sont donc appelés à compléter celle-ci en imagination, pour prolonger son expansion vers le haut et vers le bas, à la manière d’un axe reliant le centre de la terre au ciel, de sorte à la propulser dans l’infini. La sérialité des formes facilite ce travail imaginaire. La colonne devient ainsi élancement tangible et intangible dans l’étendue. Ce n’est pas seulement le matériau dur qui se déploie, mais aussi l’esprit des regardeurs.
Parmi les regardeurs éblouis de La Colonne sans fin, se trouve le compositeur roumain György Ligeti (1923-2006). Dans une étude pour piano nommée « Coloana infinită » (1993), celui-ci transpose cette sculpture sous la forme de sons en crescendo [11]. De longues séries ascendantes de croches, précipitant des accords légèrement dissonants et désynchronisés, dans un rythme frénétique, forment les équivalents des rhombes de la colonne. L’existence de cette composition incite à se poser la question de l’existence d’une musique sculpturale [12], façonnant un matériau de vibrations impalpables. Et surtout, à son tour, Ligeti confie à ses auditeurs la possibilité de continuer la création de la colonne par une activité de l’esprit. De même que les regardeurs de la Colonne de bois ou de métal se rapprochent toujours plus en imagination du ciel, de même les doigts grimpent sur les touches du piano comme sur les degrés d’une échelle. Lorsqu’ils arrivent à l’extrémité la plus aiguë du clavier, la musique s’arrête dans un long silence vibrant. Le doigt qui appuyait sur le dernier do se relève soudain, comme pour couper net ce frémissement muet. C’est là l’équivalent sonore du rhombe laissé incomplet par Brancusi en haut de la Colonne. Le soupir ultime, noté sur la partition, est suivi d’une minute et quarante et une secondes de silence parfait, le pianiste relâchant la pédale. C’est durant ce silence que, par l’entremise d’une écoute imaginaire continuant la musique, la Colonne entre dans l’infini.
Deux enseignements se dégagent de ce double exemple. D’une part, le rôle actif joué par les récepteurs d’une œuvre est dorénavant mis en pleine lumière. De même que les regardeurs de Brancusi et les auditeurs de Ligeti collaborent à la création de la Colonne, de même les lecteurs pourront contribuer à la création de certains textes. D’autre part, ici « sculpter » ne signifie pas seulement « tailler » : la Colonne est certes équarrie dans le bois, mais aussi moulée dans le plâtre, fondue dans un alliage métallique, polie par frottements, façonnée dans des sons, continuée en imagination. Or dans ce dernier acte, réside le fait essentiel : avec la Colonne, la sculpture n’est plus seulement affaire de matière tangible. Elle possède aussi une propension à se faire immatérielle.
Bien d’autres œuvres encore contredisent ouvertement la définition traditionnelle du verbe sculpter. Certaines se présentent comme des sculptures alors qu’elles relèvent d’autres techniques. Elles poussent à explorer la sculpture par ses limites extérieures. En quoi par exemple notre appréhension de cet art se trouve-t-elle modifiée quand nous acceptons, par un effort d’imagination, de considérer des photographies ou des vidéos bel et bien comme des sculptures ?
[6] Th. Gautier, « L’Art », Emaux et camées [1858], Œuvres poétiques complètes, Paris, éd. Michel Brix, Bartillat, 2004, pp. 570-572.
[7] I. Noguchi, Souvenirs sur Brancusi, traduction par Patrick Cotensin, Paris, L’Echoppe, 2013.
[8] R. Krauss, « Sculpture in the Expanded Field », October, vol. 8, printemps 1979, MIT Press, pp. 34-36. Traduction française : « La Sculpture dans le champ élargi », dans Originalité de l’avant-garde et autres mythes modernistes [1985], Paris, Macula, 1993.
[9] P. Curtis et M. Droth, Taking Shape: Finding Sculpture in the Decorative Arts, Leeds et Los Angeles, Henry Moore Institute et Getty Publication, 2009.
[10] Voir dans ce dossier, la présentation et l’article de Benoît Tane (en ligne).
[11] G. Ligeti, « Coloana infinită » (étude n° 14), Etudes pour piano. Deuxième livre (1988-1994), Mayence, Londres, Paris, Schott, 1998. Une première version de cette pièce s’intitulait « Coloana fara sfârşit » (étude n° 14 A), c’est-à-dire « Colonne sans fin » en roumain. Ligeti l’a jugée trop difficile pour un interprète humain et l’a arrangée pour piano mécanique. Tiberiu Olah (1928-2002) s’est lui aussi essayé à mettre en musique les sculptures de Brancusi : La Colonne sans fin donne lieu à Coloana infinită (1962), La Porte du Baiser à Poarta sărutului (1965), et La Table du silence à Masa tăcerii, 1968.
[12] Dans une perspective complémentaire, une étude de Anaïs Rolez, intitulée « Passerelle entre les arts : la sculpture sonore » (publiée sur HAL, 2011 - en ligne. Consulté le 15 août 2024), examine des objets, conçus par des plasticiens, pouvant produire des sons. Le son devient bel et bien matériau que le sculpteur façonne. Voir aussi, parmi les travaux de K. Vadim, deux articles : « Unauthored Music and Ready-Made Landscapes : Aeolian Sound Sculpture », Gli spazi della musica, 4/2, 2015, pp. 68-85 et « Corporeality of Music and Sound Sculpture », Organised Sound, 20/2, 2015, pp. 182-190.