« Losing the Marbles » demande donc à être patiemment décodé, mais il ne propose nul mode d’emploi. L’une de ses plus grandes difficultés est la suivante : c’est au lecteur de comprendre que la nuée verbale de la section 3, d’où émerge un semblant de sens fragmenté, est en fait un résidu textuel issu de la section 5, dont la majorité des mots ont été effectivement effacés. Ainsi les quatre premières lignes de la section 3 [64] :
body, favorite
gleaned, at the
vital
frenzy––
corps, [le] préféré [qui]
glanait, devant la
vitale
frénésie –
proviennent de la strophe initiale de la section 5 [65] :
The body, favorite trope of our youthful poets…
With it they gleaned, as at the sibyl’s tripod,
insight too prompt and vital for words.
Her sleepless frenzy––
Le corps, trope préféré de nos poètes pleins de jeunesse…
Par son entremise, ils glanaient, comme devant le trépied de la sibylle,
vision si rapide, si cruciale qu’elle en échappe aux mots.
Sa frénésie sans sommeil – [66]
En d’autres termes, l’état érodé est présenté avant le texte intact. Comment comprendre ce choix ? Il est propice aux interprétations sculpturales. Pour Merrill, il s’agit peut-être de pousser le lecteur à faire œuvre d’archéologue. La section 5 peut être lue, non comme un texte original, mais comme issue d’un principe de reconstitution, appliqué à la section 3. Merrill proposerait à son lecteur de considérer le poème dans sa matérialité, c’est-à-dire comme plusieurs pages empilées les unes sur les autres pour former un « bloc », prolongeant l’esprit des vers célèbres de Théophile Gautier [67]. La strate supérieure formerait la surface érodée, tandis que l’intérieur du bloc demeurerait intact.
La question de la lacune textuelle, exhibée, mise en valeur, réunit James Merrill et Jonathan Safran Foer. Dans une œuvre de 2010, intitulée Tree of Codes, ce dernier taille un récit en supprimant la majorité des mots qui composaient le recueil de nouvelles de Bruno Schulz, The Street of Crocodiles, traduit en anglais depuis le polonais [68]. Le récit s’empare de procédés élaborés par la poésie. Foer traite un premier texte comme un bloc de matière verbale, duquel il fait émerger un second texte, qui y était inscrit de manière latente (fig. 6). Ainsi le nom de son œuvre, Tree of Codes, provient de l’effacement partiel du titre de Schulz : [S]tree[t] of C[r]od[odil]es devient tree of C od es [69]. Foer répand ainsi de larges zones de vide à travers le livre. Les pages étant de surcroît uniquement imprimées sur leur recto, le blanc envahit l’ouvrage. Mais surtout, Foer invente un geste encore plus drastique : il découpe directement des trous dans le papier du livre. La première page du texte de Schulz bascule entièrement dans le néant, ses découpes rectangulaires rappelant la forme d’une pierre tombale (fig. 7). Ceci apparaît plus nettement encore quand on glisse sous le papier un « transparent » (fig. 8). C’est ainsi que Foer achève de transformer l’écriture en un procédé per via di levare. La maison d’édition présente alors Tree of Codes comme un « objet sculptural » [70], tandis que Foer y voit pour sa part un tombeau, et qu’il emploie la métaphore archéologique du texte exhumé [71]. On pourrait employer le terme d’excavation.
On se souviendra alors que le fait de trouer les œuvres constitue l’un des grands tournants de la sculpture du XXe siècle, comme on l’a aperçu avec les trous noirs de Henry Moore qui ont fasciné Voznessenski. Les trous ici aménagés dans le papier ouvrent une troisième dimension, l’épaisseur. Ils mettent en valeur le fait qu’un livre constitue très littéralement un volume. Chaque double-page cesse d’être perçue comme une surface unie pour devenir littéralement une forme en bas-relief, avec des rentrants et des sortants, jetant un dégradé d’ombres subtiles. A la lecture plane de la page se superpose nécessairement une lecture de l’épaisseur et des profondeurs du texte (fig. 9). Dans Tree of Codes, chaque page laisse apercevoir des strates inférieures, portant des mots dont les sens interfèrent. Le texte qui résulte de cette opération ne demeure lisible qu’au prix d’un immense effort. Chaque phrase doit être conquise de haute lutte. Il se produit un ralentissement extrême de la lecture, semblable au processus décrit par Sophie Curtil quand elle imagine des livres à toucher. Une fois de plus, le travail de l’écriture par un procédé sculptural débouche sur une réinvention de la lecture.
Ainsi que Jonathan Safran Foer l’explique lui-même dans sa postface [72], Tree of Codes souligne qu’il ne reste presque rien de l’œuvre de Bruno Schulz, lequel fut pourtant l’un des plus grands écrivains polonais du XXe siècle. Dans une forme radicale de tactilecture, le lecteur, passant les doigts à travers les pages, touche littéralement cette absence (fig. 10). A peine quelques-uns des dessins et des nouvelles de Schulz ont survécu à la Shoah. Les manuscrits les plus importants ont été détruits et Schulz lui-même, enfermé dans le ghetto de Drohobytch, a été abattu par un officier de la Gestapo : il n’a jamais pu écrire la grande œuvre qu’il portait en lui. Comme le souligne Laure Depretto dans un article portant sur Tree of Codes, à l’exception de quelques fragments, l’œuvre de Schulz est une œuvre négative, réduite à l’état de fantôme [73]. Foer fait apparaître cette nature particulière en inversant le travail de citation : il perce le texte, au lieu d’en prélever un petit fragment cohérent.
Foer le remarque : travailler per via di levare, en effaçant des mots, accroît l’étrangeté du style. Il affirme que le texte original de Schulz, où les effets d’étrangéification prolifèrent, serait nécessairement issu de l’exhumation depuis un autre texte. Ce faisant, Foer pratique ici une lecture sculpturale du texte original de Schulz, et il en vient à développer une théorie générale de l’écriture comme exhumation – ou, pourrait-on dire, comme sculpture per via da levare, par excavation. Selon lui, toute œuvre serait finalement le résultat du retravail d’un urtext précédant tous les autres, et ce serait Bruno Schulz qui se tiendrait au plus près du tout premier texte, du tout premier bloc de matière verbale dont émergent tous les autres livres.
Certains artistes traitent littéralement le livre de papier comme une matière première, comme un bloc à tailler. Ils réalisent ainsi des sculptures sur livre, à l’instar de Brian Dettmer (né en 1974), qui en 2014 a incisé une édition de Tristram Shandy et qui, quatre ans après, en 2018, a réitéré l’opération avec les éditions illustrées en 1895 et en 1948 du Voyage sentimental de Sterne (A Sentimental Journey) [74]. L’exemplaire d’un livre à plus ou moins grand tirage redevient ainsi objet unique ou, pour le dire autrement, l’œuvre allographe redevient œuvre autographe [75].. De telles sculptures sur livre peuvent être encore considérées comme des commentaires sur l’opération de lecture. Cette dernière apparaît comme une activité en trois dimensions qui fore, qui creuse de nouveaux passages à l’intérieur du volume du livre et qui met en relation des éléments que l’auteur n’avait pas explicitement reliés. Il ne s’agit de rien moins que de matérialiser la manière dont le livre s’inscrit en nous, avec ses groupes de mots saillants et ceux qui sombrent dans l’ombre. Lire est en soi une opération sculpturale – et c’est peut-être pour cela que le sculptural s’accomplit par la lecture.
[64] Ibid., p. 574. Nous traduisons.
[65] Ibid., p. 577. Nous traduisons.
[66] En dépit des blancs typographiques qui ralentissent la lecture, le texte érodé peut bel et bien être déchiffré : il forme un poème cohérent. La traduction que nous proposons ici est une approche approximative. Là où l’anglais ne possède qu’une forme au prétérit, le français marque des différences dans l’accord des verbes au passé. Ceci constitue un obstacle à la traduction du caviardage de Merrill, de même que la présence d’articles nombreux en français et le genre des substantifs.
[67] « Sculpte, lime, cisèle ; / Que ton rêve flottant / Se scelle / Dans le bloc résistant ! » (Th. Gautier, « L’Art », Op. cit., p. 572).
[68] Le recueil de Schulz, Sklepy cynamonowe (1934, Les Boutiques de cannelle), a été traduit en anglais en 1963 par Celina Wieniewska sous le titre The Street of Crocodiles. Cette traduction a été republiée à de nombreuses reprises, et en 2008 elle a été postfacée par Jonathan Safran Foer (New York, Penguin). C’est seulement en 2018 que Madeline G. Levine en a proposé une nouvelle traduction.
[69] J. S. Foer, Tree of Codes, Londres, Visual Editions, 2011, selon un design graphique conçu par Sara De Bondt et Jon Gray. L’œuvre a été adaptée sous forme de ballet par Ólafur Eliason (lui-même artiste du sculptural) et représentée à Opéra Bastille du 26 juin au 13 juillet 2019.
[70] L’expression apparaît dans le résumé accompagnant l’œuvre sur différents sites de vente en ligne. Elle est reprise par Ólafur Eliason dans un texte situé sur la quatrième de couverture (J. S. Foer, Tree of Codes, Londres, Visual Editions, 2010).
[71] Ibid., p. 138 et p. 139.
[72] Ibid., pp. 137-138.
[73] L. Depretto, « Découper la mémoire. Le fantôme de Bruno Schulz, par Jonathan Safran Foer », LHT, n° 13, « La Bibliothèque des textes fantômes », sous la direction de M. Escola et L. Depretto, novembre 2014 (en ligne. Consulté le 15 août 2024). Selon L. Depretto, le livre troué fait office à la fois de tombeau et de ruine de l’œuvre, hantée par son propre spectre. La métaphore de la ruine est en effet activée par Jonathan Safran Foer, à partir du modèle du Temple de Jérusalem, détruit par les Romains, et du mur des lamentations. Sur Tree of Codes, voir aussi Gwen Le Cor, « A divergent elsewhere » : effacement et superpositions dans Tree of Codes de Jonathan Safran Foer et The Desert de Jen Bervin », dans Le Sujet digital, sous la direction de Cl. Larsonneur, A. Regnauld, P. Cassou-Noguès et S. Touiza, Dijon, Les Presses du réel, 2015, réed. : Nanterre, Presses universitaires de Paris Nanterre, 2022, pp. 200-220.
[74] En 2014, Brian Dettmer été accueilli en résidence à la Lawrence Sterne Foundation, qui conserve ses sculptures.
[75] N. Goodman, Language of Art: An Approach to a Theory of Symbols, Indianapolis, The Bobbs-Merrill Company, 1968.