Sans doute la rencontre entre les  « sculptures » des voiles gonflées et la Sculpture mouvante de  Man Ray est-elle involontaire mais elle n’en révèle que mieux un motif relevant  par excellence du sculptural. Les phénomènes décrits ici par Voznessenski correspondent  au verbe anglais « to sculpture », qui existe à côté du verbe  « to sculpt » pour désigner la formation de reliefs dans le  monde vivant et naturel, à toutes les échelles, depuis le grain de pollen  jusqu’à la montagne. « To sculpture » (que l’on pourrait  traduire par « sculpturer ») renvoie aussi bien au modelé des plantes  qu’aux poussées géologiques et à l’érosion des paysages [57]. Dans le monde de Voznessenski, tout semble issu de ce processus de « sculpturage ».
   Témoigne encore de cette capacité à saisir chaque  chose à travers le prisme du sculptural ce portrait de l’architecte Pavlov en  train de forer une station du Métro de Moscou. Cette fois, l’attention portée  aux formes laisse place à un intérêt pour le contraste des matériaux et des  textures :
    
   [К]ак  гипсовый кулак, вздымается белая голова архитектора Павлова. […] Его лепные  локоны сжимаются гневно, как пальцы […]. [П]охож на белый мраморный бюст  Гете, если бы скульптор, оставив волосы беломраморными, лицо бы отлил в бронзе. 
    
   [T]elle un poing de plâtre se dresse la tête blanche de l’architecte  Pavlov. […]. Ses boucles modelées se serrent avec colère comme des doigts. […] Lorsqu’il est dans son  état calme, l’architecte ressemblerait à un buste en marbre de Goethe si le sculpteur, ayant taillé la chevelure  dans du marbre blanc, avait coulé en bronze le visage [58].
    
   La principale leçon de perception sculpturale  recueillie auprès du trou noir est pourtant une leçon de lecture. Voznessenski,  qui espère ainsi étendre son expérience au lecteur, déclare :
    
   
   От  нее осталась у меня манера читать страницы. Я вижу сначала жемчужную горсть  «о», разбросанных по листу, а потом уже остальны буквы. […] В хрустальной  морозной пушкинской строфе 1829 года замерли крохотные «о», как незабвенные  пузырьки шампанского. 
    
   Il ne m’est resté de lui [le trou noir enfui] que la manière de lire les  pages. Je vois d’abord le tas de perles des « o » dispersés sur la  feuille blanche, et ensuite seulement les autres lettres. […] Dans ces quelques  vers de VictOr HugO sont fixés des o minuscules comme d’inoubliables bulles de  champagne [59].
    
     
   Le O est à la fois phonème, lettre, forme et  sculpture à lui tout seul. Le texte en travaille tous les possibles, sensible  au plein de ses parois circulaires et au vide en son centre. Le O ne forme pas  seulement un trou : il constitue lui aussi un passage. Sur la première  page de l’essai, la lettre O, formant l’entame du texte, ouvre comme une porte.  La version originale joue sur les O majuscules en début de section ou de paragraphe (fig. 1). La  traduction reprend moins systématiquement ce procédé et le transpose parfois,  comme en témoigne le nom de « VictOr hugO ». Multiplier les  « o », les agrandir parfois pour les rendre visibles au lecteur,  c’est disséminer des petits trous noirs dans le texte, c’est y dresser autant  de minuscules sculptures de Henry Moore, ou plutôt, c’est transformer l’essai  en une vaste sculpture, percée d’innombrables trous. Par ce moyen, Voznessenski  joue à écrire comme Henry Moore sculpte, mais surtout, il multiplie les  possibilités pour le lecteur de pratiquer des lectures sculpturales du texte.
        Si le désir d’écrire comme on sculpte est à  strictement parler irréalisable, quelques auteurs ont inventé des solutions  plastiques pour l’accomplir quand même, mais de manière littérale, en taillant à  même le texte ou le livre.
    
   Per via di levare : parvenir malgré  tout à tailler dans le texte
    
   Puisqu’on écrit per via  di porre, en ajoutant des mots les uns aux autres, on imagine le retravail  du texte selon le geste inverse, celui qui consiste à retirer des mots. Nous donnerons deux exemples d’écriture per via di levare, qui  s’appuient explicitement sur une comparaison avec des objets sculptés, guides des lectures sculpturales.
   C’est ainsi que le poète  américain James Merrill a consacré plusieurs poèmes à la sculpture dont, en  1988, « Losing the Marbles » [60]. Le titre de de ce texte, à traduire par  « Perdre la boule », signifie ici plus littéralement « Perdre  les marbres » du Parthénon. Le poème, s’opposant à l’impérialisme britannique,  rappelle que les célèbres bas-reliefs, exposés non à Athènes mais au British  Museum de Londres, ont été arrachés à la Grèce. Enfin, ce titre laisse entendre  que parmi les propriétés sculpturales qui intéressent Merrill, il y a  l’érosion. Les bas-reliefs s’effacent peu à peu, et certains ont déjà  définitivement sombré dans le néant (fig. 2). Le temps accomplit son œuvre de « grand sculpteur » [61].
   Dans « Losing the  Marbles », différentes strates intertextuelles se superposent pour former  un bloc. Merrill propose une comparaison explicite entre les infimes fragments  des marbres du Parthénon et les poèmes de Sappho, dont la plupart ont été  irrémédiablement perdus, et dont parfois seuls quelques mots résistent encore  au naufrage sur des papyrus très lacunaires (fig. 3). Dans les deux cas, des spéculations permettent de  reconstituer, parfois approximativement, les œuvres [62].
   Dès lors, Merrill réalise le tour de force d’éroder sa propre matière textuelle pour en  dégager un nouveau poème réécrit par l’usure. Il évoque dans la section 2,  la manière dont la pluie dilue l’encre fraîche d’un poème qu’il vient d’écrire.  La section 3 se présente alors comme une nuée de  vocables épars sur la page (fig. 4).  Surnagent des mots épargnés par la pluie,  rappelant les morceaux de la frise des Panathénées et les papyrus antiques (fig. 5). Roulant dans tous les sens pour figurer les divagations  de la sénilité, ces mots se comportent sur la page comme les billes du titre. A  première vue, ils semblent se déverser de manière aléatoire, selon un  dispositif typographique rappelant de manière lointaine celui d’Un coup de dés jamais n’abolira le hasard. L’allusion est explicite puisque  Merrill déclare dans la section 4 : « Mon texte n’est pas moins  Esprit que celui de Mallarmé » (« My  text is Mind no less than Mallarmé’s » [63]). Par opposition, la  section 5 se compose de strophes aux nets contours biseautés. Avec ces  quatrains rappelant  la structure des strophes sapphiques (trois hendécasyllabes suivis d’un  pentasyllabe), Merrill adopte une démarche similaire à celle de Théophile  Gautier dans le poème « l’Art » : les strophes y présentaient la  ferme silhouette des blocs de Paros, dans le contour desquels, de chaque côté,  le « poète-sculpteur » avait donné deux petits coups de ciseaux. 
    
   
    
    
 
   [57] On est tenté de chercher d’autres œuvres  correspondant à ce verbe, comme peut-être une « sculpture » de James  Turrell, intitulée Deer Shelter Skyspace (2006) accueillie au Yorkshire Sculpture Park, aux côtés de nombreux bronzes de  Henry Moore. Turell, plasticien de la lumière, transforme un abri à daims du  XVIIIe siècle en observatoire à nuages. Où est ici la sculpture ?  Est-elle dans l’ouverture qui a été ouverte dans le toit ? Est-elle dans  la lumière naturelle qui emplit la petite architecture et s’y module ?  Voznessenski la décèlerait probablement aussi dans les formes changeantes des  nuages que l’on contemple à travers ce petit templum, et plus largement  dans la relation entre tous ces différents éléments. Une telle œuvre invite à  développer une perception sculpturale du monde, constitué de formes en  évolution qui ne sont pas nécessairement palpables.
[58] Ibid.,  p. 418. Traduction française : O, Op. cit.,  pp. 167-168.
[59] Ibid., Op. cit.,  p. 386. Traduction française : O, Op. cit.,  p. 151. Ici, Léon Rebel s’écarte fortement du texte russe, qui  porte : « Dans la strophe cristalline de Pouchkine de 1829, de petits  "o" se sont figés comme d’inoubliables bulles de champagne ». Le  traducteur a probablement cherché à adapter la référence à son lectorat.
[60] J. Merrill, « Losing  the Marbles », The Inner Room [1988], Collected  Poems, édité par J.D. McClatchy et St. Yenser, New York, Alfred  A. Knopf, 2001, pp. 572-579. Notre étude est redevable au chapitre que Guy Rotella consacre à Merrill  dans Castings: Monuments and Monumentality in Poems by Elizabeth Bishop,  Robert Lowell, James Merrill, Derek Walcott, and Seamus Heaney, Nashville  (Tenn.), Vanderbilt University Press, 2004.
[61] Selon le titre de M. Yourcenar, Le Temps, ce grand sculpteur [1983], Essais et mémoires, Paris, Nrf-Gallimard,  « Bibliothèque de la Pléiade », 1991.
[62] Les vers de Merrill sont pétris de références à la  culture classique gréco-romaine et à la modernité poétique. Evoquer Sappho,  c’est pour lui s’inscrire à la suite de T.S. Eliot et d’Ezra Pound qui  traduisent et s’approprient certains fragments des textes de cette autrice  (voir chez Pound, « Papyrus », Lustra, 1916). Même William  Carlos William s’est essayé à traduire Sappho en 1957 (voir les archives de la  Library of Congress). Plus récemment, a paru une édition bilingue, avec les  traductions d’une poétesse importante : Sappho, If not, Winter. Fragments of Sappho, trad. A. Carson, New York, Random House, 2002. Cette édition, particulièrement suggestive sur le plan visuel, laisse  saisir pourquoi les textes lacunaires de Sappho ont joué un rôle important pour  le modernisme : ils semblent annoncer jusqu’aux expérimentations  typographiques de e.e cummings, qui a été lui-même comparé à Brancusi.
[63] J. Merrill, « Losing  the Marbles », Op. cit.,  p. 575.