Il n’y a pas uniquement métaphore dans cette invention d’un toucher du langage : lire très lentement un poème permet de faire l’épreuve du toucher des phonèmes à l’intérieur de la bouche, sur la peau humide de la langue et du palais (par frictions, abrasions, caresses légères). La palpation du langage s’accomplit plus dans la bouche que dans la main qui palpe la page. La peau est un organe de lecture, capable d’une approche plus fine de la matérialité sonore des mots. Le poète sculpteur Carl Andre en a lui aussi fait l’expérience : « Les mots ont des qualités tactiles, tangibles, que nous ressentons quand nous les prononçons, quand nous les écrivons ou quand nous les entendons, et cela, c’est le véritable sujet de ma poésie » (« Words have palpable tactile qualities that we feel when we speak them, when we write them, or when we hear them, and that is the real subject » [40]). On en trouve encore des échos chez Valère Novarina qui note : « impression de toucher au langage comme s’il était la vraie matière » [41] ; ou chez Christian Prigent qui relate : « Il m’arrive en écrivant, d’avoir la sensation vive de rouler les mots entre mes doigts, comme des concrétions de matières » [42].
Lire en sculpteur
Dans les textes, le sculptural n’est jamais donné d’emblée. Ce sont certaines lectures qui le révèlent, et peut-être même tout particulièrement quand elles sont pratiquées par des sculpteurs. Rilke le formule explicitement dans son essai de 1903 portant sur Rodin, celui-là même qui inspirait à Jules Renard le désir d’écrire comme on sculpte. Rilke fait de son propre « Rodin » un lecteur qui appréhende Les Fleurs du mal en sculpteuret qui découvre chez Baudelaire une poésie en relief, s’apparentant à une sculpture sur mots. Du bout de ses doigts, ce « Rodin » densifie les textes [43]. Il y distingue des rentrants et des sortants, des reliefs, des avant-plans qui soudain s’arrachent à la page pour faire irruption vers l’espace du lecteur :
Und in diesen Versen gab es Stellen, die heraustraten aus der Schrift, die nicht geschrieben, sondern geformt schienen, Worte und Gruppen von Worten, die geschmolzen waren in den heißen Händen des Dichters, Zeilen, die sich wie Reliefs anfühlten, und Sonette, die wie Säulen mit verworrenen Kapitalen die Last eines bangen Gedankens trugen.
Et, dans ces vers, il y avait des passages qui sortaient de la page, qui ne semblaient pas écrits mais modelés, des mots et des groupes de mots qui étaient fondus dans les mains brûlantes du poète, des vers qu’on touchait comme autant de reliefs, et des sonnets, qui, tels des piliers aux chapiteaux foisonnants, supportaient le poids d’une pensée angoissée [44].
La question qui se pose alors est la suivante : relève-t-on d’autres cas où un sculpteur, par sa lecture active, parviendrait à doter les textes qu’il appréhende d’une troisième dimension imaginaire – c’est-à-dire d’une épaisseur, et d’un intérieur, d’une profondeur, d’une capacité à la douceur, à la friction, à l’abrasion ? En d’autres termes, est-il possible de constituer un petit corpus de lectures sculpturales pratiquées par des sculpteurs ?
De telles lectures se rencontrent chez Carl Andre, et chez un poète soviétique qui fut son strict contemporain, Andreï Voznessenski (1933-2010), peu connu en France, mais en URSS considéré depuis les années 1960 comme un poète majeur. En arrière-plan de son œuvre de littérature, Voznessenski a participé à la création musicale [45] et il a développé une œuvre visuelle en deux dimensions, plus secrète [46]. Mais surtout, Voznessenski est presque un sculpteur : il a fait des études d’architecte et, s’il a renoncé à concevoir des bâtiments, il formule l’espoir de retrouver dans ses vers les principes architecturaux [47]. Ecrire l’autorise à imaginer des projets de sculptures, et notamment de monuments : par la poésie, il se rêve sculpteur.
Puisque Michel-Ange fut un sculpteur-poète, Voznessenski ne saurait manquer de se placer dans son sillage [48]. Il est tentant, mais peut-être trop évident, de considérer que la poésie d’un poète-sculpteur sera « sculpturale ». Tel est bien pourtant l’adjectif que Voznessenski choisit d’appliquer à Michel-Ange alors qu’il lit les sonnets de ce dernier pour les traduire en russe [49]. Il affirme que l’artiste de la Renaissance « est le plus sculptural de tous les poètes » [50]. Selon lui, Michel Ange crée des « strophes en volume, sculpturales » (vypuklye, skul’pturnye strofy [51]) – l’adjectif « vypuklyj », signifiant plus exactement « convexe », « bombé », « saillant », « en relief ».
Pour continuer cette exploration passionnée du « sculptural » (skul’pturnyj), Voznessenski, dans son essai de 1983 intitulé O, s’empare de la sculpture de l’artiste britannique Henry Moore [52]. Dans ce texte l’adjectif « sculptural » (skul’pturnyj), revient sans cesse à côté de « sculpture » (skul’ptura) et de « sculpteur » (skul’ptor). Sous le texte russe semble alors travailler un essaim des termes anglais, souvent tombés en désuétude, apparentés au substantif « sculpture » et au verbe « to sculpt » [53].
O rapporte les conversations passionnées menées par l’auteur avec Moore [54]. Le texte présente la sculpture sous divers états et décrit avec vivacité les sculptures percées parsemant Perry Green (le domaine de Moore). Et surtout, O narre alors les aventures de Voznessenski aux prises avec un trou noir échappé de l’une des œuvres de Moore [55]. Ce dernier est en effet l’un des sculpteurs qui, avec Marta Pan et Barbara Hepworth, pratiquent un art du trou, dans le but de faire ressentir une œuvre sous toutes ses faces à la fois, y compris par son cœur. Il ne s’agit pas seulement de révéler l’épaisseur des formes en volume, mais aussi leur profondeur. Forer les œuvres permet de renchérir sur leur tridimensionnalité et de faire de la vue une forme de toucher imaginaire, autorisant à accéder à l’intérieur d’une sculpture.
Ce texte peut être qualifié de sculptural de plusieurs manières. Cette dimension se loge avant tout dans son principe de construction, inspiré par les sculptures de Moore où, selon Voznessenski, les trous forment des voies de circulation qui mettent en contact des mondes et des temporalités différentes. De même, l’essai multiplie les passages abrupts, inattendus, au sein d’un même paragraphe, entre les époques et les souvenirs. En outre, le texte est sculptural parce qu’il rend compte d’une perception sculpturale du monde. A force de fréquenter la sculpture forée de trous noirs par Henry Moore, Voznessenski affirme avec beaucoup d’humour voir des cercles partout : dans les essaims d’abeilles, dans les paniers qu’il tressait enfant avec son grand père au bord de la rivière, dans les anneaux des boulevards qui entourent Moscou. Plus largement encore, l’univers tout entier est appréhendé en termes de formes, dans un constant accommodement des échelles :
Отчего великим скульптором именно XX века стал сын английского шахтера?
Англия — островная страна, скульптурная форма в пространстве. Космонавт рассказывал, что Анг лия похожа на барельеф. Англичанин рождается с подсознательным мышлением скульптора. Надутые ветром белые парусники уже были пространствен ными скульптурами. […] Традиционные английские напитки виски или джин с кубиками льда, погруженными в прямые цилиндрические бокалы, имеют скульптурную ком позицию.
On peut se demander pourquoi [Henry Moore] un fils de mineur anglais est devenu un grand sculpteur très précisément du XXe siècle.
L’Angleterre est un pays ontologiquement insulaire, une forme sculpturale dans l’espace océanique. Un cosmonaute a raconté que l’Angleterre avait l’air d’un bas-relief. [Les Anglais naissent avec un subconscient de sculpteur.] Les voiles blanches gonflées par le vent étaient déjà des sculptures dans l’espace. […] Les boissons traditionnelles des Anglais, whisky ou gin avec des cubes de glace plongés dans des verres cylindriques, sont une composition sculpturale [56].
[40] C. Andre, « Poetry, Vision, Sound » (1975), entretien avec L. Morris, Cuts, Op. cit., p. 214.
[41] V. Novarina, Lumières du corps, Paris, P.O.L., 2006, p. 38.
[42] Chr. Prigent, Le Sens du toucher. Poésie et peinture, Sainte-Anastasie, Cadex Editions, 2008, p. 33.
[43] François Blanchetière cite la lettre du 13 mai 1883 de Rodin à Léon Gauchez (le directeur de la revue L’Art) où le sculpteur déclare à propos de Dante : « l’expression dans le poëte est toujours primitive et sculpturale, il me semble ». Voir Fr. Blanchetière, « Genèse et évolution de La Porte de l’Enfer » dans L’Enfer selon Rodin, Op. cit., p. 56.
[44] R. M. Rilke, Auguste Rodin, Leipzig, Insel Verlag, 1920, p. 20 ; Traduction française par B. Lortholary, Auguste Rodin dans R. M. Rilke, Œuvres en prose, récits et essais, éd. Cl. David, Paris, Nrf-Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1993, p. 859. Nous avons poussé l’étude de ce passage dans un article auquel nous nous permettons de renvoyer : « Les Nouveaux Poèmes de Rilke : effleurer la sculpture de Rodin », Romantisme, n° 184, 2019, dossier « L’Hymen des arts », dirigé par J.-N. Illouz, pp. 76-86.
[45] Voir son opéra-rock La Junon et l’Avos’ [Junona i Avos’], représenté pour la première fois en 1980, dont la musique a été composée par Alexej Rybnikov.
[46] Il dessine, peint, et associe des poèmes à des gravures, parfois en association avec d’autres artistes comme Robert Rauschenberg. Voir par exemple leur lithographie Darkness Mother (Тьмать –мать), H. 0,47 m ; L. 0,465 m, Universal Limited Art Editions, West Islip, New York 1979, conservée au Museum of Modern Art, New York (voir en ligne. Consulté le 15 août 2024).
[47] A. Voznesenskij, Sobranue sočinenuj, t. III « Stihotvorenija i poèmy. Rifmy prozy », Moscou, Hudožestvennaja literatura, 1983-1984, p. 443. Traduction française : A. Voznessenski, Incontrôlable, suivi de O, trad. Léon Robel, Paris, Gallimard, « Du monde entier », 1983, p. 202.
[48] La référence à Michel-Ange parsème les œuvres de Voznessenski. On trouve au moins quatre poèmes explicitement consacrés à ce sculpteur : « Molitva Mikelandzhelo » [« Prière de Michel-Ange »], Sobranue sočinenuj, t. II, édition citée, p. 212 ; « Èrmitazhnyj Mikelandzhelo [« Le Michel-Ange de l’Ermitage »], évoquant le Garçon accroupi (v. 1530-1534, marbre), Ibid., p. 242 ; « Moj Mikelandzhelo » [« Mon Michel-Ange »], Ibid., p. 245 ; « Pieta Mikelandzhelo » [« La Piéta de Michel-Ange »], Ibid., p. 362.
[49] Ce travail de traduction avait été réalisé pour répondre à une commande de Chostakovitch, déçu par la version russe des sonnets proposée par Abram Ephros. C’est bien néanmoins le texte d’Ephros qui fut mis en musique dans la Suite sur des poèmes de Michel-Ange, op. 145. Voir D. C. Hulme, Dmitri Shostakovich Catalogue: The First Hundred Years and Beyond, Plymouth, Scraecrow Press, pp. 552-553.
[50] A. Voznesenskij, Sobranue sočinenuj, t. III, Op. cit., p. 388 : « Речь шла о переводе сонетов Микеланджело, самого скульптурного из поэтов ». Traduction française : A. Voznessenski, Incontrôlable, suivi de O, Op. cit., p. 154.
[51] A. Voznesenskij, Na virtual’nom vetru, Moscou, Vagrius, 1998, p. 394 : « Мне довелось переводить стихи Микеланджело. Это выпуклые, скульптурные строфы. » Traduction française : A. Voznessenski, Au vent virtuel, chapitre « Les Vitraux virtuels », p. 187 : « J’ai eu l’occasion de traduire des vers de Michel-Ange. Ce sont des Strophes en volume, sculpturales ».
[52] Voznessenski est aussi l’auteur d’au moins un long poème, particulièrement complexe, consacré à l’œuvre de Henry Moore : « Èskiz poèmy », 1965, Sobranue sočinenuj, t. I., édition citée, p. 203 sq.
[53] Une rapide consultation de l’Oxford English Dictionary et du Merriam-Webster Dictionary révèle que sculptor se dédouble en sculpturer et sculptorist. On trouve les participes sculptated (attesté en 1653) et sculptured (attesté en 1710). Outre sculptural et sculpturesque (que le français connaît aussi), on trouve les adjectifs sculptile (attesté jusqu’en 1816) et sculptitory, pour qualifier ce qui possède les caractéristiques de la sculpture. Le substantif sculpture se duplique en sculptury (1623-1647) et sculpturation (une marque sculptée, une entaille). Il existe même un outil nommé sculpter, que l’on pourrait traduire par « sculptoire ».
[54] Moore était marié avec Irina Radetsky, née à Kiev en 1907, qui a aidé les deux hommes à dépasser la barrière de la langue.
[55] A. Voznesenskij, Sobranue sočinenuj, t. III, Op. cit., p 395 ; trad. française : A. Voznessenski, Incontrôlable, suivi de O, trad. Léon Robel, Paris, Gallimard, « Du monde entier », 1983, pp. 159-160. Léon Robel a travaillé sur un état du texte sensiblement différent de celui présenté dans les œuvres complètes de Voznessenski. Nous faisons donc parfois apparaitre entre crochets des tentatives pour compléter sa traduction.
[56] Ibid, p. 395. Traduction française : O, Op. cit., pp. 159-160.